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Formes de la SF : 188 Contes à régler de Jacques Sternberg
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Formes de la SF : 188 Contes à régler de Jacques Sternberg

Cinq raisons de (re)lire les 
188 Contes à régler de Jacques Sternberg
 
 
Raison n° 1 : Jacques Sternberg, maître du récit concis et décalé.
 
Le nom de Jacques Sternberg est à lui seul une excellente raison de lire ou relire ce recueil de contes, paru directement en collection de poche en 1988, dans la collection Présence du futur chez Denoël, puis réédité en 1998 en Folio Gallimard où il est toujours disponible, ce qui n’est malheureusement pas le cas de tous les ouvrages de Sternberg – loin s’en faut !
 
Ce personnage m’a toujours été éminemment sympathique. D’abord comme scénariste de Je t’aime, je t’aime, le très beau film d’Alain Resnais, que j’ai vu avant de découvrir l’écrivain, puis – et surtout – comme infatigable détracteur de la modernité et de ses nuisances, qu’il étrille par une causticité dévastatrice, une ironie mordante et une verve riche en formules cinglantes. Que ce soit à travers ses romans, ses contes froids ou ses chroniques, cet anarchiste dans l’âme ne parviendra jamais à réconcilier son tempérament résolument anti-commercial et une époque où la réussite ne se mesure plus que de façon comptable…
 
Je ne me livrerai pas à l’exercice du portrait de cet homme aussi passionnant par ses détestations que par ses amours, et par ses déconvenues que par ses réussites, d’autant que d’autres s’y sont exercé avec bonheur, tel Cyrille Godefroy dans un indispensable article, « Sternberg, l’albatros de l’imaginaire » sur le site de Zone critique, qui propose une présentation complète et stimulante de l’écrivain, adoptant pour ce faire un style enlevé, qui retrouve toute l’acuité et la sonorité pétaradante des formules sternbergiennes pour mieux dépeindre leur auteur.  
 
Toujours sur le web, on trouve aussi de nombreuses indications biographiques et même une autobiographie succincte. Né à Anvers en 1923, il file une enfance heureuse puis suit une scolarité en tant que cancre de service jusqu’en 1940 où sa famille fuit la Belgique et où il échappe de justesse aux camps de la mort, ce qui ne sera pas le cas de son père, mort en déportation. Ces années noires modèleront de manière décisive sa vision misanthropique de l’humanité, comme amas d’individus violents et dévorée par l’ambition. Entre petits boulots alimentaires, il se met à l’écriture et essuie de nombreux refus éditoriaux. Anticonformiste et réfractaire, Sternberg n’a jamais voulu se laisser enfermer dans des cases (dont celui d’auteur de SF), s’essayant à tous les genres littéraires (contes, romans, essais, chroniques…), mais restant toujours à l’écart des modes, systématiquement en avance ou en retard sur celles-ci. D’où, pour qui lit ses biographies et préfaces, une impression de constant décalage : rendez-vous toujours manqués avec le succès, consécration sans cesse ajournée, malentendus constants avec ses éditeurs, son public… Sternberg n’est décidément pas en phase avec son époque et le lui fait payer. Il sera et restera en effet, comme le note encore Cyrille Godefroy, « l’un des contempteurs les plus acharnés de la société contemporaine ». Il fait partie de ces grands maîtres en désespoir aux côtés de Schopenhauer et de Cioran, dont la lecture, à titre personnel, ne m’a jamais déprimé mais au contraire toujours réjoui… Marque de fabrique de Sternberg, on retrouve ce pessimisme et cette noirceur dans le ton désespéré de certains Contes à régler, comme « L’invention », cette histoire où un homme se suicide tout juste cinq minutes après avoir inventé une machine qui élimine les pensées parasites du cerveau. Car immédiatement, il se met à penser à la mort, « à l’inutilité de toute entreprise, à la vanité d’avoir mis au point engin révolutionnaire » (p. 176). 
 
Dans la première édition de 1988, Sternberg se fend d’une préface (« Quelques grammes d’analyse ») malheureusement non reprise dans l’édition Folio de 1998. Sa première phrase dit déjà beaucoup de ce chantre de la détestation : « J’ai toujours détesté les préfaces ou les avant-propos » (p. 7). On peut prendre cette amorce comme un paradoxe ou une provocation… puisque dans les lignes qui suivent, Sternberg y brosse les traits d’une très belle autobiographie intellectuelle où l’auteur fait part entre autres de ses difficultés avec le monde de l’édition, du peu de succès rencontré par ses ouvrages ou de sa collaboration avec Alain Resnais… fournissant au passage des pistes éclairant d’une lumière nouvelle les contes qui vont suivre (et les autres). Ainsi, ses problèmes avec les éditeurs seront-ils sublimés dans des contes où il critique leurs choix et leur mercantilisme… comme dans « La coupure » où la portion de texte ôté par un directeur littéraire a des conséquences mortelles à grande échelle. Les angoisses de Sternberg percent en fait tout autant dans ses contes que dans les notes biographiques laissées au fil des préfaces : à travers ses peintures d’écrivains sans succès (« L’arriviste », « La malédiction »), on retrouve sa hantise du ratage, sa peur de l’anonymat artistique et une conscience aiguë de la vanité des choses… Bref, biographie et fiction se mêlent résolument ici, comme le prouvent encore certains personnages pratiquant l’une des activités favorites de l’écrivain : la navigation à la voile. De même, sur le 4e de couverture, l’éditeur Denoël n’hésite pas à décliner la biographie de l’auteur en chiffres (« 30 emplois différents, 39 livres publiés abordant tous les genres, plus de 1 000 chroniques parues un peu partout, un film pour Alain Resnais, une pièce créée pour la Comédie-Française, 300 000 km en solex et 20 000 miles en dériveur »), chiffres qui seront justement l’objet d’un conte éponyme, et qui accréditent encore l’idée d’un Sternberg faisant ses comptes (sur la couverture), avant de les régler (à l’intérieur).
 
Raison n° 2 : le titre. 
 
Il y a des titres géniaux et d’autres plus moyens. Il y a des titres qu’on se plaît à épeler à ceux qui croient les avoir mal entendus et qui éclatent de rire lorsque c’est fait. Certains auteurs (ou éditeurs) ont le génie des titres et d’autres pas. Dès celui-ci, ils font jouer les mots, les triturent, les manipulent. Annoncent un rapport ludique au verbe en injectant d’entrée de jeu une pointe d’humour. C’est le cas pour ces Contes à régler qui proposent dès leur intitulé un de ces jeux de mots dont Sternberg raffole, travaillant le double sens. Les contes à régler ce sont en effet :
 
- D’abord des comptes à régler. Puisqu’en 188 histoires courtes, Sternberg règle effectivement ses comptes avec « la planète, les humains, l’avenir, la civilisation et ses charmes pourris » (dans le texte autobiographique auquel je renvoie ci-dessus). Dans cette critique tous azimuts de notre modernité, tout y passe : le progrès, l’ambition, l’avidité, le culte de la performance, de la compétition, l’hygiénisme, la publicité, le consumérisme, le mercantilisme, le gaspillage, la pollution, le militarisme, la bureaucratie, la thanatocratie, la technocrétinerie, l’infobésité, l’informatique et l’informatisation du monde…
 
- Et ensuite des contes à régler. À régler comme on règle une horloge. Autrement dit des contes envisagés comme autant de petites mécaniques de précision que l’on devrait remonter comme un ressort et qui se dérouleraient jusqu’à leur conclusion de manière précise, implacable, métronomique (celle-ci sonnant souvent de façon stridente, comme un réveil cinglant la fin d’un étrange cauchemar). Un effet minuteur renforcé par le fait qu’en entamant la plupart des contes, le lecteur en perçoit déjà la fin sur la page, devine intuitivement le temps (bref) qu’il lui faudra pour parvenir à sa conclusion. 
 
L’homonymie conte/compte sera reprise par la suite lors de la réédition en Folio de l’ouvrage en 1998, l’éditeur évoquant alors 188 « contes-gouttes » sur son 4e de couverture, et Sternberg rejouera lui aussi de celle-ci dans son ultime recueil paru en 2002, soit quatre ans avant sa mort, à savoir 300 contes pour soldes de tout compte.
 
Raison n° 3 : les illustrations de Topor.
 
Par ailleurs, l’ouvrage bénéficie d’illustrations inédites de Roland Topor, ami et complice de Jacques Sternberg. Illustrations qui à elles seules méritent le détour. Bref, même dans l’hypothèse où les contes de Sternberg ne vous convaincraient pas, il y a encore cette vingtaine de dessins inédits à l’encre de Chine, dont l’un est même repris en couverture de l’édition originale de 1988.
 
 
Sur cette couverture, on voit une espèce d’ogre humanoïde s’enroulant autour d’une sphère de manière à en faire le tour et qui ouvre grand la bouche afin de croquer ses propres pieds. Topor croque ici une monstrueuse figure de l’ouroboros alchimique, celle d’une humanité qui se dévore elle-même, qui renvoie directement au thème sternbergien de l’avidité et de l’autodestruction de l’humanité, ses contes envisageant à de multiples reprises la destruction de l’humanité par elle-même (qu’elle croule sous ses déchets (« La poubelle ») ou succombe à la guerre atomique (« Le désert »)). Dans le recueil, l’illustration de Topor est judicieusement située en face d’un conte intitulé « La nourriture » où l’humanité crève de trop manger…
 
Plus largement, il y a une véritable constante dans toutes les illustrations originales créées par Topor. Celles-ci forment en effet une série (ou une chaîne) qui mettent toutes en scène deux motifs, en l’occurrence un être humain et une figure ronde ou sphérique, tenant autant du ballon que du planisphère. Toutes travaillent donc sur le mode de l’absurde et de la métaphore le rapport qu’entretiennent l’homme et sa planète. Chaque dessin de cet ouvrage mériterait une analyse ou un commentaire. Sur le premier qui ouvre le recueil (p. 19), un personnage moustachu tient un immense revolver qu’il applique sur le front d’une planète anthropomorphisée (Topor lui colle une paire d’yeux désespérés), claire allusion à une humanité qui sacrifie sa planète et en même temps se suicide en recourant à la démesure technique. Ailleurs (p. 208), la planète est assimilée à un gigantesque bouton plein de pus que des mains gigantesques viennent presser et d’où un humain s’éjecte telle une fusée lancée dans la stratosphère. Dans ces dessins de Topor, le dur et le mou se mélangent, et les êtres et les choses sont comme des outres chargées de liquides répugnants qui, à la moindre pression, s’échappent et se déversent dans la nature, s’éparpillent ou se solidifient…, assimilant le monde à un gigantesque égout, voire à de l’excrémentiel (cf. illustration p. 252) et proposant une métaphysique du dégoût qui fait pendant à la vision désespérée du monde selon Sternberg. 
 
Raison n° 4 : le dialogue noué avec d’autres œuvres de SF.
 
Autre motif de (re)lecture de l’ouvrage pour l’amateur de SF : la manière dont ses nouvelles dialoguent avec d’autres ouvrages de science-fiction, des plus courtes aux plus longues, et tracent les contours d’une littérature collective où les œuvres se répondent, se font écho, se contredisent. Outre certains thèmes classiques de la science-fiction (fins du monde, exploration de planètes extraterrestres par les Terriens ou, inversement, débarquement des extraterrestres sur Terre…), quelques contes entrent plus précisément en résonance avec des textes devenus classiques du genre. 
On remarquera par exemple la façon dont Sternberg démarque une nouvelle de l’écrivain américain Fredric Brown (l’auteur de Martiens go home !, de la Nuit du Jabberwock ou de La fille de nulle part) – un des rares concurrents de Sternberg au titre de maître de la short short story – et réputé comme l’auteur de l’histoire de SF la plus courte qui soit, et que nous restituons in extenso :
 
« Le dernier homme sur la Terre était assis tout seul dans une pièce. Il y eut un coup à la porte... » (The last man on Earth sat alone in a room. There was a knock on the door...)
« Un coup à la porte » (1948), Fredric Brown (trad. éd. Denoël, 1954), dans Histoires de science-fiction (1984), éd. Livre de Poche, coll. La grande anthologie de la science-fiction , p. 65. 
 
Dans un micro-récit intitulé « L’avis », Sternberg reprend la trame de la nouvelle de Brown pour en livrer sa propre version, que nous reproduisons elle aussi intégralement :
 
« Il était le dernier homme à survivre tant bien que mal dans l’unique maison encore intacte d’une banlieue de la capitale entièrement détruite quand il reçut là-bas un dernier avis avant saisie que lui envoyaient les contributions. »
« L’avis » in 188 contes à régler, Denoël, PDF, 1988, p. 44.
 
Là où la nouvelle de Brown en appelle à une terreur métaphysique (quelle est la nature de cet être qui frappe à la porte : un esprit ? un animal ? une créature extraterrestre ?), le conte de Sternberg exprime quant à lui une peur beaucoup plus prosaïque et en l’occurrence l’angoisse kafkaïenne à l’encontre d’une administration et d’une bureaucratie envahissantes dont les procédures automatisées et inflexibles risquent bien de survivre absurdement à l’espèce humaine. 
 
Tout aussi drôle et aussi court, dans le conte intitulé « L’opposition », Sternberg offre une réponse cinglante et l’antidote parfait au pavé qu’est La Grève (Atlas Shrugged) d’Ayn Rand (1957). Car autant, chez Rand, la grève des grands patrons d’industrie plonge-t-elle le pays dans la ruine et le marasme, autant aboutit-elle chez Sternberg à un essor sans précédent du pays ! Utilisant les outils de la fiction avec la même mauvaise foi que la libertarienne américaine, l’anarchiste belge se contente d’avancer lapidairement l’argument, l’hypothèse ou le présupposé contraire et, en deux lignes, convainc tout autant qu’Ayn Rand avec 1 200 pages – l’humour en plus !
 
Enfin, l’exploration de la diversité des formes extraterrestres permet à Sternberg de déployer toute une fantasmatique imaginaire autour de la femme ET (dans « La déception », pp. 81-87) ou des amours ET (dans « L’obsédé », pp. 200-204), dans la lignée des Amants étrangers de Philip José Farmer (1961), qu’il serait intéressant de comparer, dans le domaine français, à certaines nouvelles d’Alain Dorémieux (« La Vana », « Prisonnier des femmes-insectes »…). Sternberg publiera d’ailleurs un texte d’hommage à ce dernier : « Alain Dorémieux, un inoubliable oublié » (publié dans l’anthologie Dimension Alain Dorémieux chez Rivière Blanche et avant cela dans le recueil Si loin de nulle part aux Belles lettres).
 
Raison n° 5 : Relire pour relier et jouer avec la fiction. 
 
En lisant ou relisant les 188 contes du recueil, le lecteur s’amusera à repérer des idées ou des thèmes qui reviennent de conte en conte et qu’il est dès lors possible de regrouper en archipels ou en constellations gravitant autour des mêmes thèmes (ceux, déjà évoqués, de l’écrivain raté, de navigateurs à la voile, de la découverte de nouvelles planètes…).
 
 
Parmi ceux-ci, il convient de signaler l’idée récurrente d’un brouillage entre la réalité et la fiction. Dans « Les anonymes », par exemple, des ET débarquent à Hollywood dans l’indifférence généralisée, tous les témoins étant persuadés qu’il s’agit là du tournage d’un film (avec caméras cachées) et trouvent le scénariste et le costumier peu inspirés… Ailleurs ce sont des personnages qui se retrouvent enfermés dans une fiction, cinématographique ou littéraire, comme les protagonistes du « Dénouement » ou de « La chute » prisonniers d’un roman ou d’une phrase non terminée. Dans « La faute », c’est la Terre elle-même qui s’avère n’être qu’une faute de frappe sur la machine à écrire de Dieu. Dans « Le scénario », le scénario de la publicité devient réel tandis que dans « La planque », un personnage s’échappe d’un film de fiction au moment de la publicité et passe dans celle-ci… Dans « Le film », enfin, un film de fiction (qui envisage le débarquement en Normandie en juin) remplace l’histoire officielle (où une bombe A a été lancée sur Berlin et a entraîné la fin de la guerre) et s’y substitue dans tous les esprits…
 
Ce thème invite aussi le lecteur à jouer à son tour avec cette fiction quantité de jeux littéraires ludiques.
 
Chaque conte bref étant caractérisé par un titre lui aussi bref (qui donne au sommaire l’allure d’un dictionnaire (des idées revues)), on pourrait par exemple imaginer un jeu consistant à rassembler les intitulés des contes reliés entre eux (par les thèmes ou par leur longueur) et reconstituer à partir de là des phrases, sensées ou non, un peu sur le modèle de l’écriture automatique qui semblait guider les premiers ouvrages romanesques de Sternberg (L’Employé, Le Délit…). Par exemple, à partir des contes jouant sur le brouillage réalité/fiction ci-dessus évoqués (« Les anonymes », « Le dénouement », « La chute », « La faute », « La planque », « Le film »), on pourrait imaginer la chaîne suivante : faute de planque, les anonymes chutèrent dans le dénouement du film ou encore le dénouement ou la chute du film planque une faute anonyme… Bref, le lecteur peut s’amuser à recomposer le sommaire de l’ouvrage à partir de nouvelles règles, à régler différemment ces contes brefs et leur mécanique précise en les réagençant dans un ordre autre qu’alphabétique. 
 
Inversement, on pourrait envisager un autre exercice d’écriture consistant à créer un conte à partir de chaque intitulé du sommaire, avec comme contrainte d’écrire le conte le plus court possible. Avec si possible, un maximum d’humour noir. À charge au final de comparer le résultat avec celui du maître…
 
J’arrête ici le délire. Bien qu’il semblerait que la lecture de Sternberg y prête ou y invite. 
 
Je conclus simplement cette chronique en indiquant que je souhaitais faire court en l’entamant. J’aurais tant voulu être plus bref et il me reste encore tant de choses à dire, tant de contes à détailler, de dessins à analyser… Mais faire court n’est pas donné à tout le monde. Certains ont ce don. Savent ramasser leur pensée, la réduire et la concentrer à l’extrême. Et, en la matière, Sternberg me semble bien, comme le lui suggérait déjà Topor, « sans concurrent » !
 
©Pierre-Gilles Pélissier

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