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Formes de la SF : Cannon Fodder de Katsuhiro Otomo
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Formes de la SF : Cannon Fodder de Katsuhiro Otomo

Chair à canon steampunk
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sur Cannon Fodder de Katsuhiro Otomo (1995)
 
Après les Feuillets de cuivre le mois dernier, deuxième incursion ce mois dans les terres fumantes du steampunk. Troisième et dernier segment du film Memories sorti en 1995, Cannon FodderChair à canon  en français – est un court-métrage animé du japonais Katsuhiro Otomo, mangaka connu pour les formidables bandes dessinées que sont Akira et Domu ou pour le long-métrage Steamboy en 2004. En trois sketchs de longueur inégale, Memories propose en fait trois types de science-fiction ou trois voies parmi les multiples possibles de ce genre protéiforme et insaisissable, soient un space opera onirique (Magnetic Rose), un récit catastrophe (Stink Bomb) et enfin une dystopie militariste (Cannon Fodder). Cette dernière vient conclure le triptyque de manière particulièrement sombre en racontant, du lever (7 h) au coucher (21 h), la journée type d’un enfant et de ses parents au sein d’une société totalitaire et militarisée, tout entière vouée au canonnage d’un ennemi invisible.
 
Ouverture canonique.
 
Dès l’ouverture de son court-métrage, Otomo pose clairement et programmatiquement les principes directeurs de la société imaginée et de son film. Celui-ci s’ouvre au noir sur le plan d’un cadran d’horloge égrenant les secondes et s’approchant des sept heures, heure du réveil (figure 1). Encadrant celui-ci, deux tours massives au sommet desquelles un mini-canon, sur la gauche, va cracher un petit boulet qui, à l’issue d’un arc de cercle va fracasser une petite tour moyenâgeuse, sonner au passage le gong, avant de faire machine arrière de façon heurtée et de revenir dans le fût du canon alors que la tour se reconstitue et que le boulet reparte derechef à l’assaut et ne déclenche un nouveau « gong », et ce, à trois autres reprises…
 
Figure 1 : un temps subordonné au coup de canon
 
Cet étrange réveil remplit parfaitement sa fonction, mettant en route les mouvements du gamin mais aussi et avant lui celui de la caméra qui n’aura que peu de moment de fixité par la suite. D’emblée, le film et son personnage semblent soumis au même impératif de mouvement ou plus exactement d’animation.
 
Mais revenons sur ces tout premiers instants et ce qu’ils inspirent :
 
1/ D’abord, nous voyons que la petite animation du canon et de la tour est placée au-dessus du cadran, de façon à suggérer une société dont le temps est entièrement subordonné à la canonnade, où le temps des sujets est militairement encadré et totalement soumis à la mise à feu du canon.
 
2/ Ce coup de canon inaugurant la journée tel un coucou révèle ensuite une petite mécanique répétitive et immuable, parfaitement absurde, qui annonce précisément l’aliénation dont est victime cette micro-société. Le canon tire et détruit la tour mais celle-ci se reconstitue ou se restaure immédiatement avant que tout recommence à l’identique, indéfiniment. La journée « type » montrée par Otomo, avec ses ouvriers aux gestes mécaniques, suggère pareillement cette répétition inlassable, de jour en jour, des mêmes actions et des mêmes actions, et le rituel présidant à la mise à feu du matin est par exemple repris tel quel dans l’après-midi, alors que ses effets paraissent plus qu’incertains (l’ennemi est-il touché ? existe-t-il ?).
 
3/ Enfin, le mouvement d’aller et retour du boulet entre le canon et la tour ne va pas sans évoquer le mouvement du film, et son aller-retour entre le foyer et la salle de la mise à feu, du matin au soir, mais aussi l’alternance entre phase d’explosion (les déflagrations) et de restauration (les repas). Mais aussi l’alternance entre des longs mouvements très fluides (aller), et d’autres marqués par des temps d’arrêt où la caméra se fixe un moment (retour).  De sorte que cette ouverture pose en fait déjà l’équivalence entre le(s) personnage(s) et le boulet (mais aussi entre le canardeur (l’artilleur) et le canardé (la cible) !), autrement dit leur nature de chair à canon, en accord avec le titre de ce court-métrage qui n’apparaît qu’un peu après. 
 
La mise en scène du réveil place donc l’enfant sous les auspices d’une journée dont le temps est entièrement rythmé par des canonnades répétitives et absurdes, aux effets incertains, où les sujets eux-mêmes sont transformés en  pure chair à canon.  
 
Continuité.
 
L’une des premières caractéristiques formelles notables de Cannon Fodder est sa recherche manifeste de continuité. Otomo invisibilise ses transitions jusqu’à faire croire que son court-métrage de 23 minutes ne serait fait que d’un seul et unique plan-séquence. Le réalisateur utilise pourtant des fondus enchaînés (lorsque l’enfant se met à rêver sur les bancs de l’école) ou d’habiles transitions au volet (ici une porte de vestiaire, là, le plateau d’une table de réfectoire ou encore une poutrelle métallique) pour raccorder différents espaces, lorsqu’il ne fait pas plonger la caméra dans l’obscurité ou ne voile pas le cadre par un rideau de fumée ou un jet de vapeur… Ces artifices n’obèrent pourtant pas la sensation de continuité produite par le film. Passant par tous les espaces de cette société (l’école, la gare, le vestiaire, la cantine, l’usine de munitions), la caméra en capte et en agrège les énergies, les ratisse (comme une baguette poussant la bourre et les projectiles dans la bouche d’un canon) pour les amener vers la salle de mise à feu et organiser leur décharge. De sorte que la continuité vient impeccablement traduire la tentative totalitaire de rassemblement et de convergence des énergies de toute la société vers un seul et unique but, soit le canardage d’un ennemi invisible.
 
Enfer guerrier.
 
Parcourue de jets de vapeur et de fumées si caractéristiques du genre steampunk, la cité dépeinte par Otomo ressemble à un enfer. Un enfer où défilent des rangées d’êtres hâves et blafards, d’ouvriers-soldats arborant des traits grimaçants et comme figés par la rigor mortis (figure 2), véritables hordes de travailleurs zombies évoquant les prolétaires courbés de Metropolis
 
Figure 2 : ouvriers soldats zombifiés
 
De même, les teints grisâtres ou terreux des personnages, à commencer par celui de l’enfant au réveil, ne vont pas sans évoquer ceux des cadavres.
 
Ce qui nous amène à formuler une hypothèse : et si les citoyens de cette petite cité militarisée étaient déjà morts ?  Et s’il s’agissait en fait d’artilleurs morts au front et précipités dans un enfer où ils seraient contraints de répéter indéfiniment les mêmes gestes, et plus précisément ceux de leur dernier jour de vie, alors qu’ils chargeaient des canons pour bombarder l’ennemi ? Un enfer qui, au moyen de l’éternel retour, mettrait en évidence le caractère profondément absurde de leur tâche.
 
Un monde sans dessus dessous.
 
Ce monde infernal présente en outre un espace déformé et illogique. Pour la déformation, il n’est ainsi qu’à voir les perspectives tordues de la chambre de l’enfant et l’alignement des carreaux au sol qui évoquent davantage celles de la chambre de Van Gogh que celles des maîtres de la perspective (figure 3). De même, le spectateur est fréquemment surpris lorsque, au bout d’un panoramique circulaire, il retombe sur le personnage laissé en début de mouvement (dans la cuisine du foyer, dans la salle de classe), comme si la caméra n’avait pas fait une rotation complète à 360° mais seulement à 180° ou 220°.    
 
Figure 3 : perspectives de la chambre
 
En plus de ce sentiment d’étrangeté, l’espace est marqué par une forme d’illogisme accentué par des transitions qui raccordent, dans la continuité, des espaces hétérogènes ou éloignés (les vestiaires/la salle de classe, la cantine/les couloirs, etc.). Notons enfin qu’en dehors de quelques moments dédiés à l’érection des canons, la plupart des mouvements de caméra s’avèrent descendants, donnant au spectateur une sensation de chute infinie. Ainsi, sortant du foyer à l’aube, le gamin et son père prennent un ascenseur pour descendre longuement vers la gare et le théâtre des opérations. Ils semblent partir d’une position relativement élevée dans la cité pour descendre vers le bas de la cité. À la fin de la journée cependant, après la canonnade de l’après-midi, c’est à nouveau un long et rapide mouvement de descente qui permet de passer des canons sommitaux vers l’habitat de la petite famille, la caméra semblant alors s’enfoncer dans les entrailles obscures et profondes de la cité pour aboutir à un appartement qui semblait pourtant en position élevée au début du court-métrage. De sorte que le monde de Cannon Fodder apparaît littéralement comme un monde sans dessus dessous. On se rappellera que cette expression servait de titre à l’un des romans de Jules Verne justement consacré à des fondus du canon, un roman où les membres du Gun Club, après avoir envoyé des hommes sur la lune à coup de canon (De la Terre à la Lune), envisageaient d’utiliser à nouveau un gigantesque canon pour modifier l’axe de la Terre… Si le steampunk s’amuse à rêver de Jules Verne ou autour de l’imaginaire vernien, ne peut-on voir dès lors Cannon Fodder comme une nouvelle et folle rêverie du Gun Club ? la société rêvée par ces obsédés du canon ? une société où, comme les membres de cette association excentrique, le canon serait devenu l’obsession de chacun, voire sa nouvelle idole ou son nouveau dieu ?  
 
© Pierre-Gilles Pélissier 

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