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Formes de la SF : Feuillets de cuivre de Fabien Clavel
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Formes de la SF : Feuillets de cuivre de Fabien Clavel

Sous le pavé, la page
 
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 en effeuillant les Feuillets de cuivre de Fabien Clavel
 
 
Parmi les récentes parutions steampunk, nous voudrions revenir ce mois sur celle d’un roman de Fabien Clavel, faux fix-up mais un vrai roman où le texte devient le sujet principal… du texte, et surtout le moteur et la clé d’étranges enquêtes criminelles. Paru aux éditions ActuSF en 2015, et doté d’éclairantes préface et postface signées Étienne Barillier et Isabelle Perrier, Feuillets de cuivre démarre à la manière d’un fix-up policier. On y suit en effet les enquêtes de l’inspecteur de police Ragon, bibliophile obèse dans la lignée de Nero Wolfe ou de Gideon Fell et chargé de résoudre des meurtres spectaculaires, avec cadavres horriblement mutilés à la clé, dans un XIXe siècle steampunk tout pétri de magie noire. Si les premières pages évoquent volontiers Le Service des affaires inclassables d’un John Dickson Carr, le livre délaisse rapidement les solutions rationalistes des auteurs de romans-problèmes pour lorgner vers des explications plus ésotériques (comme s’y emploie le chapitre « Tourbillon aux trois ponts d’or » et sa relecture science-fictionnelle des mystères en chambre close), ce qui déroutera vraisemblablement les afficionados de romans à énigme mais ravira en même temps l’amateur de littérature populaire, apte à s’amuser des nombreux clins d’œil adressés à ses livres et auteurs de chevet. 
 
Obsession textuelle.
 
Car le grand intérêt de ce roman, et de sa structure policière, réside selon nous dans la torsion qu’il imprime à la nature de l’enquête. Chez Clavel, le policier se fait davantage sémiologue que criminologue et l’enquête policière se double invariablement d’une enquête textuelle, se mue en une investigation bibliophilique sur les livres et sur les textes ; démarche qui ravira d’emblée tous ceux qui, amoureux comme nous des livres et des textes, passent leur temps à en rechercher le sens caché, à en décrypter les messages ou à en débusquer les significations possibles. On sait déjà, avec les précieux guides rédigés par Étienne Barillier aux Moutons électriques, combien le steampunk se pose comme un genre réflexif, particulièrement friand d’intertextualité, apte à multiplier les références à des textes, personnages ou auteurs réputés de la littérature populaire (comme on le voit exemplairement dans La Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore).  Dans le livre de Clavel, l’intertextualité devient le sujet principal d’un roman d’investigation policière, à la fois le tenant et l’aboutissant de l’enquête.
 
 
 
Et si de policière l’enquête devient textuelle, c’est d’abord parce que l’enquêteur Ragon a comme originalité d’être un grand amateur de livres (il dit les avoir tous lus !) et de résoudre toutes ses enquêtes à l’aide de ceux-ci (p. 118). Ragon ne se sent bien qu’entouré de livres, protégé du monde extérieur par les murailles des bibliothèques. Ainsi, lorsqu’il rentre dans un appartement, lieu du crime ou d’habitation d’un suspect, il file immédiatement examiner la bibliothèque, notant les auteurs qui la composent, les ouvrages qui la remplissent et la façon dont ils sont rangés. Et cet ensemble lui livre immédiatement une multitude d’indices sur leurs possesseurs, permettant au limier de déterminer rapidement le profil psychologique de la victime ou du suspect. Pour Ragon « une bibliothèque, c’est une âme de cuir et de papier. Il n’y a pas de meilleur moyen pour fouiller dans les tréfonds d’une psyché que de jeter un œil aux ouvrages qui la composent » (p. 118). Ainsi, la nature des lectures signalera tel ou tel profil psychologique, telles ou telles mœurs ou telle ou telle orientation politique, de façon parfois un peu sommaire voire caricaturale. Par exemple, le lecteur de Proudhon, Marx et Bakounine se verra immédiatement appréhendé comme un dangereux agitateur et plus que probable poseur de bombes, ces affinités politiques fournissant immédiatement un mobile possible au crime dont celui-ci est victime.
 
Plus largement, c’est invariablement grâce aux livres que Ragon résout les différentes enquêtes et énigmes qui émaillent ces Feuillets de cuivre
 
Dans le prologue du roman comme dans Le Nom de la Rose, c’est en remontant à un même livre lu ou consulté que Ragon trouvera le fil qui relie les différentes victimes d’un tueur en série et qu’il dénouera ce premier écheveau. Les victimes s’apparentent d’emblée à des feuillets épars qu’il s’agit de rassembler dans une unité livresque. Ailleurs, l’énigme se fait cryptographique ou stéganographique et c’est, comme dans L’Aiguille creuse, en décodant ou déchiffrant des messages codés ou cachés que l’enquêteur exposera la solution au problème qui lui est posé. Quant à l’esprit du lecteur, il est, nous le voyons, amené à circuler allègrement entre les références explicites (Verne, Poe, Balzac, Perrault, etc.) et d’autres, plus implicites, en fonction de ses lectures (Eco, Leblanc, J. D. Carr, Rex Stout, etc.), au gré d’un étourdissant tissage intertextuel. Par la suite, les différentes enquêtes de Ragon qui font à chaque fois l’objet d’un chapitre du roman se révéleront toutes avoir été orchestrées par un tueur en série surpuissant, l’Anagnoste (soit celui chargé de faire la lecture), qui pose ses énigmes sous forme de problèmes bibliophiliques et met au défi le célèbre inspecteur. À nouveau, chaque enquête/énigme forme un livret, un ensemble de feuillets apparemment autonomes, qui trouvent cependant leur unité au sein d’une trame supérieure tissée par l’Anagnoste.
 
Parfois, l’enquête semble emprunter d’autres voies comme lorsqu'au début de « Croire à la pieuvre » où la piste initialement suivie n’est plus textuelle mais iconique et où Ragon part sur les traces d’un dessin érotique d’Hokusaï (le Rêve de la femme du pêcheur) aux curieuses propriétés. 
 
Hokusaï, Le Rêve de la femme du pêcheur (1814)
 
Mais dans ce cas, cette piste ne tarde pas à se révéler fausse car, dans ce roman, c’est toujours dans l’écrit, les textes et les livres, et non dans les images, que se situe la clé du problème, sa solution. Dans Feuillets de cuivre, la solution à toutes les énigmes, à tous les problèmes se trouve donc dans les livres, dans les textes. On y découvre le mobile du crime (par exemple dans certaines remarques des Réfractaires de Jules Vallès) ou ceux-ci posent un problème qui une fois bien identifié, permet de résoudre l’enquête. Mais y parvenir suppose une grande familiarité avec les textes, de bien les connaître, de s’en souvenir assez précisément, de savoir les déchiffrer, les décoder, les interpréter voire de pouvoir lire entre les lignes. Cela suppose que l’enquêteur se fasse sémiologue et entretienne une relation quasi obsessionnelle à la lecture. Dans cette perspective, Ragon, loin de la traditionnelle image de l’enquêteur viril et obsédé sexuel chère au roman noir, apparaît de façon originale comme la première figure de policier obsédé textuel.
 
La texture du monde : du sous-texte au tout-texte.
 
Peut-être déformé par le point de vue – d’obsédé textuel – de Ragon, ce sont tous les aspects et éléments de l’enquête, et même du monde, qui à mesure qu’on tourne les pages de ces Feuillets de cuivre, subissent un processus de textualisation. 
 
À commencer par les victimes. De fait, les différents cadavres découverts par l’inspecteur deviennent peu à peu autant de livres ouverts et autres objets de lecture, à commencer par ce corps entièrement tatoué d’une créature qui, littéralement, « s’est faite livre » (p. 147) ou cet autre, à la peau épluchée, dont les lambeaux de chair forment comme les feuillets d’un roman :
 
« La peau de la victime avait été consciencieusement épluchée à la manière d’un oignon. Les différentes pelures restaient attachées au corps, donnant l’impression d’un livre ouvert qu’on aurait pu feuilleter, à cette différence près que les pages étaient couvertes de sang séché, arborant des colorations organiques, semblables aux branchies des poissons. » (p. 309)
 
De même, lorsque l’assassin en chef fait apprendre par cœur des textes à une bande d’apaches, cela revient à les transformer en « livres vivants » ou « en pages tout du moins » (p. 196). Dans les Feuillets de cuivre, corps et texte finissent par se mélanger, s’interpénétrer, fusionner, jusqu’à l’indistinction totale, ce que prophétisait Ragon en interpellant son assistant : « Vous savez, Fredouille, livres et hommes ne sont pas si éloignés. Le parchemin n’est-il pas taillé dans le cuir ? Et vous n’êtes pas sans ignorer que les reliures en peau humaine ont une longue histoire derrière elles. » (p. 147)
 
On ne s’étonnera donc pas de retrouver dans l’aspect des cadavres rencontrés de belles métaphores de la forme du livre, et notamment du livre de Clavel, comme dans la nouvelle « Fleur d’encre, fleur de chair » où l’inspecteur tente de rassembler les morceaux épars d’un cadavre décapité et privé d’avant-bras afin de reconstituer un corps entier, tout comme le livre de Clavel s’amorce à la manière d’un fix-up (série de nouvelles autonomes situées dans un même univers) pour être ensuite reliées et rassemblées en un seul ensemble romanesque et cohérent, par le truchement d’un puppet master tirant habilement les différents fils narratifs pour les réunir et dans lequel on peut voir un redoutable alter ego du romancier. 
 
Au final, le fond et la forme de ces Feuillets de cuivre fusionnent nécessairement dans un habile jeu de mise en abyme et de dialogue entre le récit et le roman dans le roman. Si les âmes, les corps, les vies sont autant de livres… c’est que le monde, en écho à l’obsession de Ragon, devient à son tour un vaste livre rempli de textes qu’il s’agit de décoder et de personnages se réduisant à des êtres de papier soumis à l’imagination folle d’un écrivain populaire… Si l’on suit Ragon, « tout est dans les livres. Notre vie n’est qu’un feuillet détaché de l’ouvrage gigantesque du monde » (p. 139). Pour son créateur, le grand livre de la nature et du monde est indéniablement écrit en langage littéraire.
 
© Pierre-Gilles Pélissier 

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