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Formes de la SF : Hardware de Richard Stanley
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Formes de la SF : Hardware de Richard Stanley

 
Rêve de fer 
Pistes de lecture de Hardware de Richard Stanley
 
 
En 1991, le festival d’Avoriaz récompensait les effets spéciaux d’Hardware, un film américano-britannique réalisé par le cinéaste sud-africain Richard Stanley, apparemment tiré d’une nouvelle graphique de sept pages intitulée "Shock", et promis à devenir un objet culte pour les amateurs du genre.
 
 
L’argument de base de ce passionnant long-métrage tient en trois phrases. Dans un monde post-apocalyptique irradié et désertique, un prospecteur déniche la tête et le bras métalliques d’un robot. Revendue en ville, la tête échoit à Jill, une jeune artiste qui entreprend de l’intégrer à sa nouvelle œuvre d’art. Mais cette tête s’avère en fait celle d’un prototype de robot meurtrier capable d’autorégénération qui se réactive à cette occasion et, sitôt reconstitué, se met à tuer tous les humains qui l’approchent. 
 
Film « post-nuke » fauché (avec un budget d’1,5 million de dollars), Hardware compense son manque de moyens financiers par de nombreuses trouvailles visuelles (filtres colorés, psychédélisme, angles et points de vue improbables…) et sonores (une bande-son formidable, perturbante et agressive), produisant un résultat susceptible d’intéresser autant les amateurs de films d’exploitation que ceux de cinéma expérimental. En cela, Hardware est donc le (proto)type du film capable d’engendrer des malentendus critiques, les cinglés de séries B ou Z déglinguées estimant que ses moments expérimentaux rendent sa progression poussive et pénible alors que les intellectuels à la recherche de genres « nobles » ou de pensums ennuyeux vouent a priori aux gémonies ces productions commerciales qui sacrifient trop à l’intrigue et recyclent maladroitement les recettes éculées des succès du box-office (Terminator ou Mad Max 2) en se contentant d’y injecter davantage de sang et de sexe. 
 
Et si la série Z était en fait, dans ses moments de grâce, et derrière la séduction des clichés génériques, un passionnant laboratoire d’expériences cinématographiques, un atelier où s’élaborent, se bricolent ou se rêvent les formes de demain ? 
 
Le film de Richard Stanley semble d’ailleurs donner corps à cette idée et exprimer, via le métier de sa principale protagoniste, de véritables velléités artistiques, en louant un art brut du bricolage et du recyclage permettant de composer une œuvre résolument cauchemardesque.     
 
 
L’art du bricolage et du recyclage : un entrelacs d’interprétations.
 
Jill est en effet une artiste. Elle sculpte des œuvres d’art brut, cet art du prolétariat qui consiste à récupérer et agréger des restes de la civilisation industrielle (morceaux de métal, bouts de tissus, reliquats de marchandises…). Dans son principe même, ce type d’art s’avère déjà parfaitement en phase avec le monde en ruine décrit, cet univers post-atomique érigé sur les débris de l’ancien monde et essayant de reconstruire quelque chose à partir des morceaux épars de l’ancienne civilisation, brûlée par les flammes (à l’instar des poupées passées au chalumeau de la sculpture de Jill). À un moment, la jeune femme évoque d’ailleurs son travail d’artiste, dessinant à son insu le programme du film : « En ce moment, je m’inspire des formes organiques pour sculpter (…). J’ai l’impression de me battre avec le métal et à chaque fois le métal l’emporte ». Au début du film, on la voit travailler sur une sculpture de métal fait de l’entrelacement de fils et de câbles, formant une sorte de nid composé de brindilles métalliques, avec au centre un trou béant (figure 1).
 
 
Figure 1 : une œuvre d'art brut, métaphore d'un film bricolé…
 
Mais après que Mo, son petit ami, lui ait offert la tête de l’androïde comme cadeau de Noël, Jill achève sa sculpture organique en greffant celle-ci au centre de la composition (figure 2). 
 
 
Figure 2 : … qui trouve sa tête et son centre de gravité.
 
Dans cet environnement fait de câbles métalliques, le robot semble retrouver un regain d’énergie et se met à se reconstruire, à recomposer une nouvelle forme, elle aussi d’inspiration organique. Le travail de l’artiste s’apparente donc singulièrement au travail du robot – qui va lui aussi récupérer différents objets dans l’appartement et les restructurer en un tout cohérent et articulé, aux allures organiques – et se pose de façon évidente comme une métaphore  du film et de son esthétique bricolée. Mais lorsque Mo demande à Jill la signification de son œuvre (pourquoi la tête est-elle située au plein centre de la sculpture ? Celle-ci représente-t-elle l’opinion (politique) de Jill sur le monde actuel et les récentes déclarations du gouvernement sur la stérilisation forcée des humains?), celle-ci refuse l’interprétation et lui répond brutalement que non, que cette œuvre ne s’adresse pas à lui et qu’elle ne s’adresse peut-être à personne. 
 
En tant que spectateur et contrairement à cette déclaration, on peut pourtant tirer de cette œuvre bricolée une multitude de fils interprétatifs afin de lui conférer un sens. La sculpture, et sa tête de robot-tueur repeinte aux couleurs du drapeau américain et couronnée de bouts de métal et de poupées brûlées, semble ainsi symboliquement anticiper sur l’avenir de la société dystopique dépeinte ou du moins  en offrir un sinistre pressentiment : à la fin du film, on apprend ainsi que le gouvernement américain, pour mener à bien sa politique de stérilisation de la population, décide de relancer la production de robots Mark 13… les poupées brûlées renvoyant tant aux organismes stérilisés qu’aux jeunes êtres avortés ou aux contrevenants décimés. En dehors de cette lecture politique ou de celle, économique, déjà esquissée, la sculpture offre comme un condensé du film dont le côté bricolé et inventif ouvre en fait quantité d’interprétations, parmi lesquelles on pourra évoquer la piste religieuse [Mark 13 faisant référence à un passage de la Bible d’ailleurs mis en exergue (« No flesh shall be spared »/« Aucune chair ne devra être épargnée ») et celui-ci apparaissant lors d’une séquence délirante comme le prêtre d’un culte monstrueux où le métal remplace la chair ou comme une divinité moderne et barbare (figure 3)] ou la piste sexuelle [Mark 13 ne désire-t-il pas au fond défoncer la sensuelle Jill ?] sur laquelle nous allons revenir.
 
Figure 3 : Mark 13, prêtre ou divinité barbare.
 
 
Un rêve de chair, de fer ou de cinéma (américain).
 
L’interprétation la plus intéressante et qui permet peut-être de tenir ensemble tous ces fils et pistes nous paraît en fait celle du rêve. Le film est en effet scandé par plusieurs moments d’assoupissements, de somnolence ou de réveil, apparentant celui-ci à un cauchemar psychédélique qui reviendrait avec la même opiniâtreté que la machine-tueuse et dont on ne parviendrait pas à s’extraire. Avant de se situer dans le désert irradié et la découverte du prospecteur, le film s’ouvre sur les images des yeux clos de Jill, en situation de méditation ou de sommeil, ce qui donne au spectateur une clé d’entrée et de compréhension d’un univers régi par la logique du rêve ou du cauchemar. Or, le rêve, on le sait depuis Freud, avec sa logique de déplacement et de condensation, est en fait l’expression voilée d’un désir qui repose sur une vaste entreprise de recyclage des restes diurnes, soit d’événements survenus dans la journée pour les retraduire dans une nouvelle forme imagée.
 
Figure 4 : la première scène de la douche (la chair et le fer)
 
On peut alors se demander de qui ou de quoi le film serait le rêve – et donc le désir – et formuler trois hypothèses.
 
La première, suggérée par les images d’ouverture sur les paupières closes de Jill, serait qu’il s’agit d’un rêve de la jeune artiste. Après des ébats sous la douche avec Mo, l’homme à la main de fer (figure 4), notre artiste s’assoupit. À ce stade, elle n’a pas achevé sa sculpture, Mo lui a offert une tête menaçante, elle est régulièrement harcelée par un voyeur et a entendu des nouvelles politiques menaçantes sur la stérilisation forcée des populations. Jill fait successivement deux rêves : un premier où elle sculpte et achève son œuvre d’art (restructurant les restes diurnes dans une composition artistique originale) et un second où tous ces restes (la joute sexuelle, le rapport entre la chair et le métal, la tête de robot, le voyeur, le contexte politique…) se restructurent et se recomposent à nouveau de façon encore plus démente, amenant le robot à reprendre vie et à agresser (sexuellement) la jeune femme… leur lutte les conduisant à repasser par tous les lieux de la première partie (le sas d’ouverture de l’appartement, la douche…) pour en offrir la version gore et cauchemardesque. Ce rêve serait alors pour Jill l’expression d’un désir masochiste, celui d’une virilité bien plus agressive que celle de Mo, comparable aux sensations qu’elle peut éprouver lorsqu’elle lutte avec le métal…
 
Plus osée, la seconde hypothèse consiste toujours à envisager le film comme un rêve, mais cette fois comme le rêve du robot-tueur. D’un robot libidineux réduit à l’impuissance (décapité), qui dans des éclairs de lucidité ou d’activation, assiste aux ébats sous la douche entre Jill et son petit ami et, voyant sa prothèse métallique, rêve de pouvoir le remplacer auprès de la belle ;  qui rêve de pouvoir prendre place au centre de l’œuvre et donc de la vie de Jill, de la concurrencer en matière créative (en composant un nouvel assemblage métallique inspiré des formes organiques) et de se substituer à son petit ami, ainsi qu’à son voisin voyeur, et convoie avec lui sa puissance destructrice de machine tueuse. Mais pour prendre la place de Mo dans le lit (1re séquence d’agression) ou dans la douche de la belle (dernière séquence d’agression figure 5), Mark 13 devra d’abord éliminer ses concurrents (le voisin voyeur, le petit ami…) et mettre en avant ses multiples avantages, dont une monstrueuse perceuse à la connotation phallique plus qu’évidente…
 
 
Figure 5 : la deuxième scène de la douche (éclat de Psychose (1960))
 
En troisième hypothèse, on peut voir dans ce long métrage un rêve cinématographique, autrement dit celui d’un artiste (le cinéaste) qui rêve de cinéma. Hardware peut en effet s’envisager comme le rêve ou le cauchemar d’un(e) artiste qui aurait vu toute une série de films et y aurait prélevé des bribes ou des morceaux pour les réassembler et les amalgamer au sein d’une œuvre nouvelle, originale et composite. Dans une interview accordée à Caroline Vié et parue dans le n° 118 de l’Écran fantastique (janvier 1991), le réalisateur déclarait s’être amusé à truffer son film de références cinématographiques, citant derechef Psychose, Peeping Tom ou Suspiria (p. 42). Le film se donne en effet comme un monstrueux amalgame de citations cinéphiliques, empruntant de-ci de-là à de nombreux longs-métrages que le spectateur peut s’amuser à lister : Terminator de Cameron (1984), bien sûr (pour le robot-tueur aux yeux rouges), Mad Max 2 de George Miller (1981) (pour l’univers désertique et l’esthétique du post-nuke, ainsi que ses nombreux décalques italiens comme Atomic Cyborg de Sergio Martino (et son cyborg au bras métallique)), mais aussi Psychose d’Hitchcock (pour la deuxième scène de la douche (figure 5)), Le Voyeur (Peeping Tom) de Michael Powell (1960),  Meurtre au 43e étage (Someone’s watching you) film TV de John Carpenter (1978) (pour le voisin voyeur vicieux muni d’un télescope et passant des coups de téléphone inquiétants à sa cible), Body Double de De Palma (également pour l’épisode du voyeurisme et la première scène de douche), Pulsions toujours de De Palma (et toujours pour la première scène de douche), Génération Protheus (The Demon Seed) de Donald Cammel (1977) (pour l’intelligence artificielle qui se recompose un corps mécanique durant le sommeil d’une jeune femme dénudée), Soleil vert de Fleischer (1973) (pour la femme morte et son enfant dans la cage d’escalier), Suspiria d’Argento (1977) (pour la scène de la verrière), Stalker de Tarkovski (1979) ainsi que les classiques nippons du cyberpunk que sont le génial Tetsuo de Tsukamoto (1989) (d’où sort vraisemblablement la perceuse phallique et tous les fils et câbles rampants) ou le médiocre Gunhed de Harada (1989) (pour son monde dominé par les machines ou les vues de l’espace en modélisation 3D). Bref, le film peut se voir comme le désir de cinéma exprimé par un jeune réalisateur, un désir né de la contemplation cinéphile d’une série de films et de la volonté de faire de même. Dans cette perspective, on peut enfin interpréter la tête d’androïde repeinte aux couleurs du drapeau américain comme une critique de l’impérialisme hollywoodien, qui, en produisant des grosses machines comme Terminator, occupent le centre de la production et tendent à éliminer ou écraser impitoyablement toute concurrence. Le film, réalisé par un cinéaste sud-africain et tourné au Maroc et dans l’Est londonien, fut d’abord modestement produit par des fonds britanniques avant de bénéficier des capitaux américains de Miramax, qui mutilera le film suivant de Richard Stanley (Le Souffle du démon - Dust Devil) lors de sa sortie en 1992. Si Hardware est un rêve, n’est-il pas donc avant tout le rêve prémonitoire d’un créateur, exprimant à la fois un profond désir de cinéma et la crainte que l’avenir ne laisse place qu’à de grosses machines mutilant ou détruisant impitoyablement tout ce qui se trouve alentour, tout ce qui manifesterait une quelconque velléité artistique ou (pro)créatrice ?
 
©Pierre-Gilles Pélissier 

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