- le  
Formes de la SF : la couverture de 1984 d'Orwell par Gourmelin
Commenter

Formes de la SF : la couverture de 1984 d'Orwell par Gourmelin

La clé du pouvoir : analyse de l’illustration de couverture de Gourmelin pour 1984 de George Orwell
 
Si tout le monde a (ou devrait avoir) lu 1984, il est moins certain, au vu de la valse des éditions du roman d’Orwell, que tout le monde l’ait lu dans l’une des rééditions en poche parues entre 1972 et 1976 ou du moins connaisse l’illustration de couverture qu’en a proposée Jean Gourmelin. Aux côtés de Caza, de Manchu, de Topor et de Siudmak, Jean Gourmelin (1920-2011) est certainement l’un des plus importants illustrateurs français de fantastique et de science-fiction. Collaborateur de Planète (la revue comme les éditions), cet ami de Jacques Sternberg (dont il agrémenta les chroniques données à France soir) est notamment connu pour avoir illustré Hugo, Maupassant ou Lovecraft et avoir offert à la collection Folio de Gallimard de très belles couvertures de certains de ses auteurs de prédilection comme Wells (La Machine à explorer le temps), Kafka (La Métamorphose), Sartre (La Nausée) ou Bergier et Pauwels (Le Matin des magiciens, L’Homme éternel). Pour ceux qui ne le connaîtraient pas et qui sont intéressés par le parcours et les œuvres de ce passionnant artiste, nous renvoyons au site plutôt bien fait que lui consacre la Bibliothèque du Centre Pompidou « Les univers de Gourmelin » et qui reprend le contenu d’une exposition qui lui a été dédiée en 2008. Pour l’heure, et afin de saluer le talent de cet artiste qui a puissamment contribué à forger l’imagerie du fantastique et de la SF, nous proposons une analyse personnelle de l’illustration de couverture de l’édition folio de 1984, parue en 1972, dont nous donnons ici la reproduction.
 
 
Un visage pâle, de face, le crâne rasé et les paupières closes, comme endormi ou soumis. Rattaché à aucun cou ni tronc, il apparaît comme suspendu dans le vide. Quelques taches verdâtres ou orangées teintent le visage des couleurs de la maladie. La face est entièrement balafrée, tailladée et ses différents morceaux semblent comme recollés et suturés au moyen d’un fil aux points visibles. Rendues par un maillage de traits noirs, les ombres appuient encore cette impression de coupures sur le visage en le balafrant d’autant de ratures données comme des coups de griffes. Au sommet de ce crâne chauve, un trou d’où sort une petite tige de métal et suspendue à quelques centièmes au-dessus, telle une épée de Damoclès,  une clé mécanique, semblable à celles qui servent à remonter les jouets ou les automates. Formant comme un masque ou un loup, l’anneau de la clé possède deux trous où apparaissent deux yeux aux iris bleus qui semblent fixer le spectateur. Entourant la tête sur chaque côté, comme une coiffe de pharaon, deux pans d’un mur de briques aux teintes rouges, grises et noires, semblent auréoler ce visage ou plutôt l’encadrer.  
Chaque élément de cette illustration appelle à être commenté et mis en relation avec le contenu du roman, instaurant avec celui-ci, entre le texte et l’image, un fructueux dialogue.
Commençons par le mur dont les briques entourent la tête. Traduisant l’idée de blocage, il peut être interprété de façons différentes et contradictoires, mais toutes conformes avec le récit. On peut d’abord y voir une protection, celle dont l’individu s’entoure pour échapper à un regard inquisiteur ou encore celle qui lui permet de préserver des pensées subversives et un monde intérieur face à un pouvoir totalisant. Ce monde intérieur et ces pensées intimes, ce sont celles dont Winston se vante auprès de Julia et que le pouvoir, prétend-il, ne pourra jamais lui arracher (« ils ne peuvent pas entrer en nous » proclame-t-il à un moment (p. 237)). Notons que dans le film Le Village des damnés (1960), Wolf Rilla, douze ans avant Gourmelin, avait également recouru à l’image d’un mur de brique pour traduire cette idée d’un blocage mental que le personnage joué par George Sanders opposait à l’inquisition d’une bande d’enfants télépathes. À l’instar du mur opposé par Sanders qui s’effritait sous les assauts psychiques des petits extraterrestres, le mur dessiné par Gourmelin ne semble ni très épais ni suffisamment étanche pour assurer la protection. Ainsi, sa surface ne va pas sans présenter une petite fenêtre, qui ouvre une brèche dans le mur défensif. De même, celui-ci laisse le visage largement découvert, et donc non protégé, au niveau du menton et du sommet du crâne, par où la clé du pouvoir va pouvoir s’infiltrer. Toutefois, et toujours en suivant le roman, on peut également interpréter ce mur de façon radicalement opposée en y voyant l’expression imagée du « mur sans issue » dont l’esprit doit, conformément aux préceptes de la double pensée, « entourer (…) toute pensée dangereuse » (p. 391). Enserrant la tête, le mur semble ensuite bloquer tout mouvement latéral et ne laisser de jeu qu’à un mouvement vertical : il ne permet donc pas le mouvement de négation ou de refus mais seulement celui de l’approbation ou du consentement. L’homme n’est plus libre de refuser le pouvoir, il ne peut plus qu’y consentir. Enfin, ce mur n’est pas sans évoquer ceux auxquels on adosse les futurs fusillés : mais ici, c’est non seulement un homme qui est condamné à mort, mais bien l’humanité, conformément à ce qu’annonçait le titre originellement prévu par Orwell pour son roman (Le Dernier Homme en Europe).
 
Le visage, ensuite. Comme pour le mur, la bouche et les paupières closes semblent d’abord suggérer la possibilité du repli solipsiste sur un monde intérieur, d’un secret qui pourrait rester tu ou gardé, donc à nouveau cet espoir que caresse à un moment Winston d’une citadelle intérieure inexpugnable à laquelle le pouvoir ne pourra jamais avoir accès et qu’il ne pourra en aucun cas pénétrer. Pourtant, les autres éléments du dessin, tant les coutures du visage que la clé-espionne qui semble parfaitement s’emboîter dans l’ouverture du haut du crâne, sans démentir cette interprétation, ont pour effet de ramener l’espoir de Winston à une pure vanité, et les paupières closes à un signe de résignation ou de soumission. De soumission à un pouvoir qui a cassé l’humanité pour la réduire à une tête balafrée et flottant dans le vide. Ce visage flottant et comme détaché de son corps signale en effet une humanité en réduction, ramenée à une simple tête, désormais privée de corps et d’assise, soit une situation que l’on mettra en relation avec la condamnation des corps et des sens, la perte de toute assise (historique, factuelle) et avec la conception idéaliste du pouvoir totalitaire qu’exprime le roman d’Orwell. Dans 1984, le pouvoir ne rêve que se débarrasser des corps et le mépris profond voire la détestation absolue qu’il leur voue, et qui s’exprime notamment à travers une répression féroce de la sexualité, produit des organismes malades, anémiés, ulcérés et variqueux qu’il n’hésite jamais à martyriser pour parvenir à ses fins. De même, en réécrivant en permanence l’histoire, au gré des fluctuations et des alliances du jour, le régime fait perdre au sujet toute assise dans la réalité et tout ancrage dans une temporalité, le laissant sans repères, sans certitude aucune, flottant, et ainsi manipulable à l’envi. Cette manipulation ou ce contrôle de la réalité sont donnés comme conditionnés par le contrôle des esprits, des idées et des représentations si bien que l’homme et la réalité finissent réduits aux seules représentations du cerveau, à une chose de purement mentale. Sauf que, loin de se faire naturellement ou de façon purement idéologique, cette réduction de l’homme visée par le pouvoir ne peut s’accomplir sans de nombreuses opérations et atteintes corporelles, dont témoigne le visage couturé et balafré. Pour modeler l’homme à sa guise, il a d’abord fallu le casser (physiquement), le briser en plusieurs morceaux. Ce sera, dans le roman, les multiples tortures subies par Winston à l’échéance desquelles il aura l’occasion de se voir dans un miroir « le visage comme projeté en avant », « le crâne chauve », « la bouche rentrée » et « les joues couturées » (p. 381), résolument à l’image de la figure dessinée par Gourmelin qui semble alors illustrer ce passage, proche de la fin du roman, où le pouvoir triomphe définitivement de l’individu rebelle dont il a trouvé la clé.   
 
Dernier élément de l’illustration, cette clé qui plane au-dessus du visage aux yeux clos se donne comme un évident symbole du pouvoir, et plus précisément de ce pouvoir totalitaire et panoptique dont le roman d’Orwell offre une des plus éloquentes descriptions. Par sa seule position surplombante, elle exprime déjà la domination et un rapport de subordination. Ensuite, l’anneau est muni d’une paire d’yeux bleus, ce qui renvoie à l’idée très orwellienne d’un regard inquisiteur et du panoptisme, autrement dit du pouvoir entendu comme regard. Car, pour le dire comme Godard, dans pouvoir, il y a voir. Le pouvoir suppose en effet la possibilité d’enfermer le sujet dans un champ de visibilité ou de contrôle continu. Voir le sujet en permanence (l’observer) voire voir en lui (déterminer ses pensées et ses réactions). Car qu’ouvre donc la clé-espionne du dessin sinon, à travers la serrure d’un crâne, l’accès à son intériorité et à ses pensées ? La clé du pouvoir orwellien, c’est celle qui permet d’ouvrir la tête des gens pour regarder si elle ne contiendrait pas des pensées subversives. Cependant plus qu’une clé servant à ouvrir un lieu clos, la clé de l’illustration possède plus les traits d’une clé mécanique, de la clé servant à remonter le ressort d’un automate pour l’amener à développer un programme. En fait, le dessin de Gourmelin traduit non seulement la visée du pouvoir dans 1984 mais dans toutes les contre-utopies (Le Meilleur des mondes, Un bonheur insoutenable, Orange mécanique…) : soit la mécanisation de l’humain, sa transformation en pure mécanique et sa subordination entière à un programme préétabli. D’ailleurs l’idée d’une humanité mécanisée, dont les membres auraient le sommet du crâne pourvu d’une clé qu’il faudrait régulièrement remonter, sera reprise et exploitée par Fabrice Lebeault dans sa série de BD Horologiom, dont on a dit qu’elle se situait entre le 1984 d’Orwell et Le Roi et l’oiseau de Paul Grimault et dont l’inspiration nous semble largement redevable au dessin de Gourmelin. Celui-ci suggère qu’après avoir été cassé, brisé en mille morceaux, mis en pièces, l’homme totalitaire a été reconstruit comme une mécanique par le pouvoir en place qui peut alors se targuer de « créer la nature humaine » (p. 379). Tel un mécanisme horloger, le sujet peut dès lors être remonté, dans les deux sens du terme, autrement dit à la fois reconstruit (recousu) et réanimé (au moyen d’un ressort que l’on retend). Ici, les fenêtres de l’âme que sont les yeux ont comme déserté le visage (paupières closes) et semblent elles aussi comme être remontées au niveau de la clé mécanique. Ce dispositif plastique suggère que, lors du contact, les yeux sur la clé pénétreront le cerveau pour mieux remplir ensuite les orbites creuses sous les paupières, ainsi que, dans le roman, un porte-parole du pouvoir l’annonce à Winston : « Vous serez creux. Nous allons vous presser jusqu’à ce que vous soyez vide puis nous vous emplirons de nous-mêmes » (p. 362). Après que le pouvoir ait regardé dans son cerveau, le sujet, réduit à un pur automate, ne pourra plus voir le monde qu’à travers les yeux du pouvoir, apte à lui faire voire que « 2+2=5 » et à lui faire aimer Big Brother !
 
©Pierre-Gilles PÉLISSIER

à lire aussi

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?