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Formes de la SF : La couverture de La Dixième Planète d'Edmund Cooper par Stéphane Dumont
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Formes de la SF : La couverture de La Dixième Planète d'Edmund Cooper par Stéphane Dumont

Se creuser les méninges
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Hypothèses de lectures de la couverture de La Dixième Planète (The Tenth Planet) d’Edmund Cooper (1973) par Stéphane Dumont.
 
 
Après Caza, Gourmelin et Siudmak, nous proposons ce mois-ci d’analyser une couverture conçue par Stéphane Dumont pour la parution en français et en 1976 chez Denoël de La Dixième Planète, roman paru en langue originale trois ans auparavant et signé de l’écrivain britannique Edmund Cooper. Celui-ci était déjà connu comme auteur du classique Le Jour des fous (1966), roman catastrophe qui imaginait la fin de la civilisation provoquée par une épidémie n’épargnant que les fous, et, quelques années avant, de Pygmalion 2113 (1958), dont le thème – un hibernatus qui se réveille après un conflit atomique et découvre une société mécanisée et hédoniste – annonce déjà celui de La Dixième Planète.
 
Les couvertures « Présence du futur ».
 
Pour chaque nouveau directeur, la collection « Présence du futur » fait peau neuve et la direction d’Elisabeth Gille de 1975 à 1986, présente un ensemble de titres qui, du n° 196 (Les Fusils d’Avalon de Roger Zelazny) au n° 412 (Ombromanie de Jean-Pierre Hubert), reprennent tous – ou presque – une même maquette de couverture, que l’on doit originellement à Stéphane Dumont : un fond coloré avec un léger dégradé, allant généralement du clair en bas à du plus foncé en haut avec au centre, juste en dessous du nom de l’auteur et du titre en blanc, un cercle entourant l’illustration de couverture. Pour ceux qui voudraient un aperçu général de cette collection, nous les invitons à parcourir le formidable travail de recension de ses couvertures mené par des internautes passionnés et éventuellement à rêver ces romans à partir de leurs seuls titres et illustrations. Pour l’heure, adoptant la démarche inverse, nous proposons de nous creuser un peu les méninges avec la couverture suivante, en examinant les rêveries qu’elle peut susciter à partir du contenu du roman : 
 
 
Sur un fond allant de l’orange au marron, cette couverture se compose d’un premier cercle faisant comme une bulle et englobant une deuxième figure circulaire faite de deux matières distinctes : si la masse grise du dessus faite de circonvolutions évoque un cerveau, la partie inférieure, de couleur jaune beige, trouée et crevassée, fait davantage penser à la surface de la lune ou à un reste de coquille brisée.
 
Résumé du roman.
 
Les rêveries et interprétations que peut générer une telle couverture demandent à être mises en regard des thèmes et du contenu du roman. Au début de celui-ci, le capitaine Hamilton, à bord d’un vaisseau intergalactique, fuit une Terre dévastée par la pollution et mourante, pour convoyer sur la colonie récente qu’est Mars quelques membres de l’espèce humaine, dans un but de peuplement. Saboté, le vaisseau explose et une partie du corps du capitaine Hamilton, coupé en deux dans sa combinaison spatiale, s’en va lentement dériver jusqu’aux limites du système solaire. Cinq mille ans après, il se réveille sur Minerve réduit à l’état de pur « cerveau », sorte de masse cérébrale dotée de conscience et flottant dans du liquide. Gelé et resté hermétiquement enfermé dans sa combinaison, la partie supérieure du corps d’Hamilton a été récupérée par les Minerviens qui ont pu en extraire le cerveau miraculeusement intact et entreprendre, grâce aux progrès de la science, de le ramener à la conscience avant de lui trouver un nouveau corps hôte. Sortant de son sommeil millénaire, le nouveau Hamilton apprend alors que les colonies établies sur la Lune et sur Mars ont été deux échecs et découvre alors Minerve, la dixième planète du système solaire et dernière planète à abriter encore des humains. Située après Pluton (qui, à l’époque, était encore une planète), Minerve est une planète gelée où les hommes vivent sous terre en suivant scrupuleusement les principes de Talbot, son fondateur : passion de l’équilibre, limite stricte de la population, absence de propriété privée, de jalousie et de violence… si les Minerviens ont apparemment réalisé une harmonie sociale, la société dans laquelle ils vivent est dramatiquement statique, figée et frileusement repliée sur elle-même. C’est cette société, promouvant un bonheur chloroformé et apparemment immobile, que la résurrection d’Hamilton va pour le moins bousculer…  
 
Analyse(s) de la couverture.
 
Au regard des thèmes et sujets abordés par le roman, l’illustration de couverture peut s’analyser ou se lire de trois façons différentes.
 
Première hypothèse : la greffe contre nature. Le dessin montrerait le cerveau d’Hamilton, celui qui, dans le roman, se retrouve flottant dans un bain nutritif, mais reposant ici sur la terre creuse de Minerve. Minerve est en effet un globe creux, évidé, au sein duquel vit l’humanité future. De sorte que le Ying et le Yang dérangeants de l’illustration témoigneraient d’une sorte de greffe impossible, résolument contre nature, entre le plein d’une masse spongieuse et lourde et le vide de la coquille creuse et légère de Minerve, indiquant déjà, via l’opposition entre l’organique et l’inorganique, entre le vivant et le minéral, la contradiction entre la puissance vitale d’Hamilton et l’existence fossilisée ou pétrifiée de Minerve, contradiction qui constitue le ressort narratif du roman. Cette lecture, de loin la plus évidente des trois que nous proposons, et surtout la plus conforme à quelques images fortes générées par le roman (le cerveau flottant, la terre creuse de Minerve), ne doit cependant pas occulter deux autres analyses possibles.
 
Deuxième hypothèse : le parasite suceur. Suivant cette deuxième hypothèse, le cerveau serait toujours celui d’Hamilton, mais symboliserait plus généralement le cerveau des hommes, et la coquille vide en dessous ne représenterait plus Minerve mais au contraire les planètes et/ou satellites témoignant de l’échec de la première entreprise de colonisation humaine de notre système solaire (la Terre, Mars ou la Lune). La partie inférieure ne va pas en effet sans évoquer la Lune, de par sa couleur et les cratères qui caractérisent ce satellite. Dans le roman, la Terre, Mars et la Lune sont devenues des planètes mortes et dévastées, et l’image d’une coquille crevassée et fendue renvoie immédiatement à l’idée d’un monde exsangue, semblable à un œuf dont le contenu (le blanc et le jaune) aurait été aspiré ou sucé, ne laissant qu’une coquille vide. L’entrelacement des deux substances montrerait alors les conséquences, sur une de ces trois planètes, de l’esprit humain tel que le porte le cerveau d’Hamilton : désir de croître, d’être toujours plus nombreux, de coloniser le monde et d’agrandir sans cesse son empire, quitte à recourir à la violence… des attitudes explicitement présentées, dans le roman, comme à l’origine de l’épuisement et de la mort des planètes Terre, Mars et de la Lune. Ici, le cerveau apparaîtrait donc comme un parasite ayant pompé la sève ou le jus d’un monde-hôte qu’il laisse épuisé et vidé.
 
Troisième hypothèse : la création mortifère. Selon cette hypothèse, la planète serait effectivement la terre creuse de Minerve mais le cerveau ne serait plus celui d’Hamilton mais de Talbot, le fondateur de la colonie minervienne. Dès sa fondation, pensant que l’humanité est victime d’un châtiment et qu’elle doit expier, le rigoriste Talbot impose une discipline et un ordre austère conformes à ses idées religieuses, qui réactivent les vieilles lunes de la pénitence chrétienne. Concevant l’existence sur le mode de l’expiation, Talbot impose à Minerve une vie souterraine doublée d’une mentalité de taupe, amenant à un repli frileux au sein d’un monde gelé. La superposition du cerveau et de la planète donnée à voir sur la couverture illustrerait ainsi la société et le monde (froids, creux et stériles) produits par le cerveau rigoriste et ascétique de Talbot. Et leur entrelacement indiquerait comment le monde de Minerve est resté tel quel, stérile et statique, même 3 000 ans après la disparition de son fondateur, sous l’emprise mortifère du cerveau de Talbot… dont la pensée (symbolisée par le cerveau) paraît bien plus vivante et active que le monde qu’il a forgé…
 
À travers ces trois lectures possibles d’une illustration de couverture, nous voyons combien un petit dessin fort simple, un petit microcosme, peut receler une pluralité de directions ou d’interprétations que l’œuvre écrite pourra confirmer, infirmer ou creuser. Plus intéressant encore, il est à noter que ces trois lectures (la greffe monstrueuse, le parasite suceur ou la création stérile) s’avèrent contradictoires et peuvent orienter le sens de l’ouvrage vers trois directions différentes, toutes explorées par le roman. Bref, en creusant un peu le sens d’une illustration apparemment simple, nous voyons combien celle-ci épouse en réalité la complexité de l’œuvre à venir, en annonçant ses principaux enjeux sans occulter leur nature contradictoire.
 
©Pierre-Gilles Pélissier

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