La couverture de Rêve de fer de Norman Spinrad
par Wojtek Siudmak
Au sommet d’un piton rocheux, un homme se dresse sur fond de ciel blanc et gris-bleu, la main droite sur la hanche. Il a la tête d’Adolf Hitler, de la même couleur du ciel, et porte le manteau du Führer, lui aussi de couleur gris-bleu. Celui-ci s’ouvre sur un corps athlétique aux muscles saillants, body-buildé et bronzé d’un Monsieur Univers, et est vêtu d’un petit slip toujours de la couleur céleste. À la place des pieds humains que l’on s’attend à trouver, le personnage chimérique composé de la tête d’Hitler et du corps de Schwarzy est affublé de serres de rapaces.

Cette peinture est celle proposée par Wojtek Siudmak pour illustrer la couverture de l’édition Pocket de Rêve de fer, l’un des plus célèbres romans de Norman Spinrad. Dans cette fiction de 1972, Spinrad imagine qu’Hitler a émigré aux États-Unis au début des années trente pour y devenir l’un des plus fameux écrivains de l’âge d’or. En ouvrant le livre de Spinrad, le lecteur tombe immédiatement sur cette notice biographique uchronique, puis sur le titre et le contenu intégral du roman considéré comme le plus célèbre et plus abouti : Le Seigneur de Svastika, une épopée d’heroic fantasy aux allures dystopiques qui calque, sur le mode fictionnel, le parcours (véritable) du Führer et l’extension de son Reich, à travers une série de guerres sanglantes menée au nom de la pureté de la race. À la fin du livre, la postface d’un universitaire érudit permet de resituer l’œuvre et l’auteur dans leur contexte tout en offrant une passionnante analyse critique des symboles, des mérites et surtout des faiblesses ou lourdeurs de l’ouvrage d’Hitler.
Comme toute grande illustration de couverture, la peinture de Siudmak à la fois annonce le contenu du texte à venir, mais aussi l’interroge, le commente et le discute, donc y ajoute une vision artistique qui amplifie encore le jeu vertigineux de dédoublement et de retournement mis en place par Spinrad.
Hitler en (h)auteur ou en héros ?
Dans ce dessin, Siudmak dresse d’abord le portrait d’un chef. Son personnage a en effet la tête et le manteau du Führer nazi et se situe en position dominante, au sommet d’un rocher, tel un totem phallique. Comme un aigle, dont il possède déjà les serres, il se pose également comme un symbole de l’impérialisme germanique.
Dans le roman de Spinrad, Hitler, au lieu d’être le leader politique que l’on sait, est devenu auteur de SF mais un auteur qui, à travers son héros romanesque, Feric Jaggar, se projette dans le corps d’un chef militaire et dont la trajectoire fictionnelle va recouper très fortement celle du personnage historique que nous connaissons (comment il devient meneur d’une bande de voyous devenant une milice, invente le salut nazi, crée un parti qui monte en puissance, organise de grands rassemblements, évince les opposants, élimine les races impures et entame une dynamique de conquête du monde en commençant par envahir les pays frontaliers). Le roman de Spinrad entrelace donc deux perspectives, soit en premier lieu, imaginer le type de fiction qu’aurait pu générer le cerveau et l’idéologie d’Hitler s’il avait été auteur de SF et, en second lieu, faire entrer en correspondance le récit romanesque avec notre réalité historique. Avec son surhomme musculeux muni de la tête d’Hitler, le dessin de Siudmak, nous semble traduire précisément cette double démarche, en exprimant à la fois l’idée d’Hitler se rêvant en héros d’heroic fantasy (c’est le sens possible de la couleur ciel de la couleur, un ciel que l’on associe généralement aux songes) mais aussi celle du héros d’heroic fantasy qui, parce qu’il possède l’esprit (ou la tête) d’Hitler, sera amené à répéter à l’identique la trajectoire du leader politique. Le lecteur s’amusera ainsi à décoder derrière les évènements fictionnels relatés dans Le Seigneur du Svastika les échos des faits historiques ayant eu lieu dans l’Allemagne des années 1930-19401. En mixant éléments réels (la tête et le manteau d’un personnage historique) et fictionnels (le corps musculeux évoquant celui de Conan le barbare – incarné à l’écran par Schwarzy – et des héros d’heroic fantasy, aux pattes de rapace), chacun régi par un code de couleur (gris-bleu/marron), la peinture de Siudmak renvoie à la logique profonde qui travaille l’œuvre de Spinrad soit le brouillage ou l’inversion des rapports entre fiction et réalité. Toujours dans cette perspective d’inversion, on notera d’ailleurs que les éléments de fiction (le corps cinématographique de Conan, les serres de l’aigle germanique) présentent paradoxalement des couleurs terriennes (marron) tandis que les parties historiques (la tête d’Hitler, le manteau du dirigeant nazi) arborent quant à elles des couleurs métalliques et célestes (gris-bleu, blanches : celle du rêve de fer), procédant à une permutation des codes couleurs similaires au retournement (histoire/fiction) généré par l’uchronie spinradienne.
La science-fiction en habits nazis.
Ensuite, autant Rêve de fer se donne-t-il comme un roman d’Hitler (Le Seigneur du Svastika) caché sous la jaquette (ou la couverture) d’un roman de SF de Spinrad, autant le dessin de Siudmak semble plutôt pour sa part dévoiler un corps de SF ou d’heroic fantasy sous la jaquette (la veste) d’Adolf Hitler. Siudmak ajoute donc au vertige créé par Spinrad car si, chez ce dernier, c’est l’historique qui apparaît dans un premier temps revêtu de l’habit fictionnel, sur la toile de l’artiste polonais en revanche, c’est bien plutôt la fiction (le corps d’heroic fantasy) qui, en retour, semble se parer du manteau de l’histoire (du nazisme). En fait, loin d’aller à l’encontre de ce qu’entreprend le roman, l’illustration de Siudmak en traduit précisément la démarche et le but poursuivi par Spinrad et que rappelle Patrice Duvic, dans son indispensable préface au livre d’or consacré à Norman Spinrad, en soulignant le caractère à nouveau double de Rêve de fer : « Roman sur le nazisme, qui, arraché à son cadre historico-économique, se trouve examiné en termes psychologiques, mythiques et même sexuels. Mais aussi – et je dirai même surtout – roman sur la science-fiction et l’heroic fantasy. Un roman qui dérange, car il met en évidence la parenté d’inspiration entre les mythes de base du nazisme et certains des poncifs, des thèmes sous-jacents du space opera et de l’aventure fantastique » (pp. 19-20). Dans cette œuvre, il ne s’agit donc pas seulement pour Spinrad de retraduire l’épopée nazie de manière romanesque, selon les canons de la littérature populaire ou de la science-fiction, mais également de montrer combien cette littérature, ou du moins certains pans de celle-ci, déploient des thèmes et une idéologie douteux, qui ne vont pas sans flirter avec les plus ignobles et dangereuses du XXe siècle. Culte de la virilité et du surhomme (pas au sens nietzschéen), éloge de la violence et de la guerre, idéal de pureté et haine de l’altérité… : les thèmes et valeurs sous-tendant l’heroic fantasy présentent une proximité troublante avec les thèses nazies, que Spinrad entend critiquer et dénoncer. De sorte que la tête du chef nazi (son idéologie) peut, sans risque de violent rejet, venir se greffer sur le corps du surhomme de l’heroic fantasy, et ce dernier endosser sans soucis le manteau du nazi.
Chimère et idéal de pureté.
Or, cette logique de greffe proposée par la peinture de Siudmak, en plus de renvoyer au caractère vertigineusement double de l’œuvre de Spinrad, a enfin pour vertu de commenter très ironiquement l’idéal de pureté poursuivi par le héros du roman. Feric Jaggar lutte en effet de toutes ses forces pour préserver la pureté de la race humaine et aryenne, contre toutes les sous-races (mutants et autres Dominateurs) qui la menacent. En faisant le portrait d’un être hybride, au corps d’athlète, à tête d’Hitler et aux serres d’aigle, en imaginant une créature mi-bête/mi-humaine et également mi-historique/mi-fictionnelle…, autrement dit un mutant, Siudmak moque les prétentions délirantes à une pureté qui ne peut être que chimérique. Celui qui se revendique de la pureté est déjà impur. Cette impureté, c’est également celle de la fiction proposée par Spinrad dans son Rêve de fer, véritable chimère de plusieurs genres de la SF et qui s’avère à la fois, selon l’angle avec lequel on le regarde, une uchronie, un roman d’heroic fantasy et une dystopie.
Pierre-Gilles Pélissier
1 Ce jeu de correspondance permet à Spinrad de développer une hypothèse hardie sur l’inspiration. Il semblerait en effet que lors des transes qui ont accompagné l’écriture de son roman, l’Hitler-écrivain ait eu la vision d’une autre histoire, la nôtre, dont Le Seigneur du Svastika serait la retranscription selon les canons du genre. La création imaginaire ne serait ainsi que la possibilité pour certains individus d’accéder et de « voir » des histoires parallèles, comme l’entreprennent les uchronies.