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Formes de la SF : la couverture du Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno
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Formes de la SF : la couverture du Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno

Croisement d’images génériques
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À propos de la couverture du Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno 
par Jean-François Martin
 
Un lapin costumé tenant une montre à gousset flotte, comme en suspension, dans le liquide d’un cylindre de verre lui-même posé sur une surface grise uniforme. La tête du lapin, à la fois blanche et brune, est coiffée d’un chapeau melon et est posée sur un corps humanoïde élégamment vêtu de noir et blanc : escarpins vernis, queue de pie, chemise blanche, cravate et gants blancs. Seul le jaune de la montre à gousset apporte une pointe de chaleur au milieu des teintes froides (gris, bleu, blanc, marron, noir) qui dominent cette illustration de Jean-François Martin qui sert de couverture à l’édition de poche du Soupir de l’immortel d’Antoine Buéno.
 
Couverture de Jean-François Martin pour l’édition Pocket (2013) 
 
En dessous du titre, une phrase d’accroche : « Quand Le Meilleur des mondes rencontre Alice au pays des merveilles ». Le roman, tel un brin d’ADN composé de gènes de provenances diverses, mêlant habilement les genres (anticipation, thriller, politique-fiction, policier, roman d’amour…) et les références (littéraires, politiques, économiques, scientifiques, cybernétiques, philosophiques, transhumanistes…) pour former une chimère, se présente effectivement comme une réécriture du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, révisée à l’aune des progrès scientifiques opérés depuis les années trente (informatiques, électroniques, nouvelles technologies...) et mâtinée d’allusions à de nombreuses autres œuvres issues de l’imaginaire, de Dick à Burgess et Asimov en passant par Lewis Carroll et son Alice. Cette phrase d’accroche s’avère en tout cas parfaitement redondante avec l’illustration de Jean-François Martin qui propose déjà, au niveau graphique ou iconique, un croisement des imageries associées à Alice au pays des merveilles et au Meilleur des mondes, soit deux œuvres appartenant à des genres distincts. 
 
Entre la couverture du Meilleur des mondes par Siudmak…
 
La composition du dessin et ses éléments constitutifs renvoient immédiatement le lecteur français à la couverture du Meilleur des mondes proposée par Wojtek Siudmak, artiste décidément incontournable de l’imagerie SF dont nous ne cessons de croiser la route dans cette rubrique, et utilisées par les éditions Pocket pour les nombreuses rééditions de l’ouvrage de 1977 à 1996.
 
Couverture de W. Siudmak pour Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley
 
Dans les deux cas, on a un même cylindre au centre d’un plan moyen et posé sur une surface plate contenant un être vivant, qui renvoie à l’idée des bébés-éprouvettes ou d’un être vivant synthétisé en laboratoire. Chez Siudmak cependant, le bébé est potelé et semble bien à l’étroit entre les parois de verre du bocal. De même, le décor est plus identifiable : une herbe rouge (allusion à une nature très artificialisée ?), une ville blanche dans le fond, des nuages et un ciel bleus, et quantités de petites bulles contenant des fœtus tous identiques, clin d’œil au procédé Bokanovski qui assure la reproduction des êtres humains, tous copies conformes les uns des autres. Quant aux couleurs utilisées, elles sont beaucoup plus vives et éclatantes chez Siudmak que chez Martin et les teintes chaudes (le rouge de l’herbe, l’orbe doré qui entoure le bébé) et froides s’y équilibrent, alors que les tonalités froides dominent largement l’illustration du Soupir de l’immortel. De l’un à l’autre, entre le modèle et sa copie, les traits se sont visiblement épurés, le décor s’est abstractisé, les couleurs se sont affadies, comme dominées par le gris bureau… mais ceci n’augure en rien d’une œuvre  plus fade et abstraite que celle d’Huxley. Le roman proposé par Buéno offre au contraire un véritable feu d’artifice d’inventions, une profusion d’idées, un déluge de détails percutants qui rendent son univers luxuriant et s’il reprend largement certains points du chef-d’œuvre d’Huxley (datation à partir de Ford, technologie envahissante, artificialisme, eugénisme, conditionnement par hypnopédie, cinéma sentant, recours aux psychotropes et autres calmants (soma), sexualité débridée, marchandisation du monde et du vivant…), voire certaines péripéties (la visite de l’usine de fabrication des enfants par un groupe d’étudiants, la sortie d’un protagoniste (John-Stuart/Bernard Marx) avec Lénina, l’esclandre vis-à-vis de cette dernière, le voyage vers une terre étrangère où le passé est muséifié…), c’est pour y greffer d’innombrables trouvailles et les faire ramifier à partir de ce socle, pour amener son lecteur vers d’autres directions et d’autres horizons. Ce que disent cette couverture et ce roman, et leur référence constante au Meilleur des mondes, c’est bien que le livre d’Huxley est devenu un cliché de la culture contemporaine, une culture commerciale qui repose sur la reprise et la duplication infinie de ces clichés, leur recyclage jusqu’à leur affadissement ou à leur déformation monstrueuse, que celle-ci soit kitch ou, comme l’œuvre de Buéno, baroque. Au terme de cette reprise qui relève du véritable tour de magie, l’humain s’est d’ailleurs métamorphosé en lapin… à chapeau.
 
… et le lapin d’Alice.
 
La deuxième image populaire qu’évoque cette couverture tient en effet à cette figure du lapin qui semble tout droit sorti d’Alice au pays des merveilles, et qui s’est substitué au poupon potelé de Siudmak. 
 
Illustration de John Tenniel (1866)
 
On se rappelle que dans le roman de Lewis Carroll, la jeune Alice suivait un lapin pressé, costumé et obnubilé par sa montre et son retard, jusque dans un terrier qui donnait sur l’univers imaginaire et délirant du pays des merveilles.
 
Illustration du maître, Arthur Rackham
 
Mettre le lapin d’Alice en couverture, quand bien même on l’immerge dans un bocal, c’est promettre au lecteur une plongée dans un univers tout aussi fou et exubérant que celui élaboré par l’auteur de De l’autre côté du miroir. Une promesse largement tenue par le roman foisonnant qu’il s’apprête à ouvrir, à la différence près que cet univers n’est pas un monde parallèle mais bien une anticipation à la fois effrayante et fascinante de l’avenir, d’un avenir où le libéralisme économique a définitivement triomphé et où les prouesses de la technique permettent toutes les manipulations possibles, que celles-ci soient génétiques (chaque individu est bigenré, hermaphrodite, à la fois homme et femme), mécaniques (les automates y sont condescendants et ironiques voire moqueurs envers les humains qu’ils servent) ou informatiques (chaque individu se voit greffer une puce dans le cerveau ou un terminal qui le met en relation avec les autres), mais assurent surtout l’immortalité pour tout un chacun. Pour en revenir à nos lapins, le roman de Buéno fait plusieurs références précises aux péripéties du roman de Lewis Carroll : on y croise ainsi le Chat du Cheshire (chapitre XI, §124), la Chenille qui fume (chapitre X, §115) et naturellement, le lapin pressé et vêtu d’un gilet auquel John-Stuart et Lénina emboîtent le pas alors qu’ils visitent une attraction (chap. VI, §53). Le lecteur pourra dès lors s’amuser à tisser les points communs entre les deux œuvres, que ce soit l’absurdité du monde décrit ou l’imaginaire débridé qui y est au travail, et si les promesses de la technologie n’ouvrent pas toutes grandes les portes d’un Pays des merveilles, soit d’un univers peuplé de personnages aussi timbrés que le chapelier fou (type Salman Buéno – car l’auteur a le chic, depuis son Triptyque de l’asphyxie, pour donner son nom aux personnages les plus barrés de ses romans) et guidé par des politiques finalement aussi peu sages et équilibrés que la Reine de cœur.
 
S’il renvoie à Alice, le lapin de la couverture peut aussi évoquer un autre épisode du roman : celui où John-Stuart et Lénina décident d’entrer dans un vivarium où un vendeur leur propose un échantillon de Nouveaux Animaux Réplicants de Compagnie (NARC) : iguanes phosphorescents, suricates à sarbacane, gibbon à joues blanches, dodo-chef d’orchestre, chiots-oursons nommés mogwaï… Dans le monde envisagé par Buéno, toutes les combinaisons sont possibles et l’offre des multinationales est largement susceptible de proposer des lapins costumés aux consommateurs, soit des animaux artificiels conçus en vue d’impératifs commerciaux, tout comme le sont les humains. 
 
Enfin, on ne peut pas omettre le fait que, dans l’imaginaire collectif, le lapin renvoie à l’idée d’une sexualité débridée. Ce que le roman de Buéno met à nouveau parfaitement en scène puisque dans l’avenir dépeint, la sexualité s’accomplit à l’église en de grandes messes orgiaques, lieu de partouzes et de communions géantes, commentées en direct comme un show d’Interville. Et ce pour ne rien dire du cyber-sex et des pratiques peu ragoutantes exposées dans les jeux vidéo… pour une mise en bouche, dès les premiers chapitres du roman. Toutefois, la figure du lapin ne manque pas d’être paradoxale concernant cette société de l’an 570 après Ford : en effet, l’immortalité et la perspective de surpopulation obligent les terriens à respecter un certain numerus clausus et toute naissance est sévèrement contrôlée. Contrairement aux rongeurs dont la population est proliférante, l’expansion démographique humaine est stoppée nette dans le roman de Buéno, puisque seuls ceux qui meurent pour cause d’accident ou de suicide sont remplacés, à condition que leurs futurs parents adoptifs aient un portefeuille suffisamment garni pour se payer l’acquisition d’un nouveau membre au sein de leur cellule familiale. 
 
Voilà. En espérant que cette analyse vous aura mis en appétit, précipitez-vous sur Le Soupir de l’immortel de Buéno, effrayante anticipation sur le devenir possible de notre monde, soumis aux dérives de la technique et du libéralisme économique, mais aussi formidable variation sur Le Meilleur des mondes d’Huxley doublé de clins d’œil amusés au Alice de Lewis Carroll, et donc excellente opportunité de relire ces classiques de la littérature et de vous amuser, comme nous à partir de la couverture, à repérer ce qui correspond et ce qui diffère… 
 
© Pierre-Gilles Pélissier, mars 2016

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