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Formes de la SF : La Faune de l’espace d’Alfred Van Vogt
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Formes de la SF : La Faune de l’espace d’Alfred Van Vogt

L’effrayant bestiaire des espaces infinis 
 pensées sur La Faune de l’espace d’Alfred Van Vogt (1950)
 
 
Imaginez que l’expédition du Beagle entre 1831 et 1836 qui offrit à Charles Darwin la matière pour élaborer sa célèbre théorie de l’évolution ne se déroule plus sur les mers du globe terrestre mais dans le vaste espace intergalactique. The Voyage of The Beagle, titre des notes et observations rédigées par Darwin durant son expédition, cède alors logiquement la place au Voyage of the space Beagle, titre original de La Faune de l’espace d’Alfred Van Vogt, un roman paru en 1950 et composé de plusieurs nouvelles réunies pour former un tout cohérent (fix-up). Pour tout avouer, Van Vogt est un auteur qui me tombe des mains : le classique À la poursuite des Slans ne m’a pas laissé un souvenir impérissable, Les lendemains qui scintillent m’ont ennuyé, les élucubrations sur la logique non aristotélicienne dans la série des non-A m’ont toujours paru incompréhensibles, voire illisibles, et le style me semble à la limite de l’indigence. 
 
A. Van Vogt
 
Et puis, il y a cette Faune de l’espace, découverte récemment, et qui fait à mes yeux figure d’exception. Si elle n’échappe pas à certains défauts de l’auteur (tendance à sauter du coq à l’âne, à lâcher brusquement un fil narratif pour bifurquer vers autre chose, à bâcler certaines péripéties en laissant le lecteur sur sa fin ou sa faim…), La Faune de l’espace part d’un postulat passionnant : dans un lointain futur, une mission scientifique est envoyée dans la galaxie afin de recueillir des échantillons des espèces animales qui peuplent les immensités silencieuses de l’espace, afin d’en étudier les mœurs et la physiologie. Il permet à Van Vogt non seulement de déployer une grande imagination pour peupler son bestiaire extraterrestre de créatures toutes plus fantastiques et originales les unes que les autres mais aussi de mettre son lecteur dans la position du scientifique ou du biologiste se retrouvant en présence d’êtres extraordinaires, et surtout mis au défi d’en comprendre leur mode de fonctionnement, leur cycle de vie et leur éthologie, l’enjeu de cette connaissance n’étant pas uniquement d’ordre spéculatif mais également vital, ce qui la rend d’autant plus captivante.
 
Quatre nouvelles bêtes pour quatre nouvelles pas bêtes du tout.
 
Relativement court, le roman va se focaliser sur quatre espèces principales, aussi curieuses que terribles, ayant fait l’objet de quatre nouvelles initialement parues entre 1939 et 1950.
 
La première rencontrée, et déjà présentée dans « Black Destroyer », une nouvelle parue dans la revue Astounding en 1939, est Zorl (Coeurl en VO), sorte de gros matou affectueux qui, en approchant prudemment des explorateurs, réussit à pénétrer leur vaisseau spatial pour y semer la terreur. Car minet, loin du chat placide qu’il paraît être, va se révéler un extraordinaire prédateur friand d’id, une substance que recèlent les êtres vivants. Il est intéressant que Van Vogt donne à sa créature l’apparence d’un gros chat, animal souvent imprévisible dont le velours cache les griffes, dont l’aspect doux et câlin masque un tempérament de tueur cruel. 
 
 
La deuxième espèce croisée, reprenant la nouvelle « War of nerves » parue en 1950, est celle des Riims. Croisée de loin d’ailleurs car l’équipage y est moins confronté directement qu’à distance, les Riims possédant des facultés télépathiques qui leur permettent de projeter des images dans les esprits des passagers du Space Beagle (peu heureusement traduit par Fureteur en français, qui évacue la référence à Darwin). Grosvenor, l’un des personnages principaux du roman, parvient cependant à voir ces créatures :
 
« Le double visage dont les deux parties se chevauchaient était couronné d’une houppe de plumes dorées. Mais la tête, tout en ayant indubitablement la forme d’une tête d’oiseau, avait quelque chose d’humain. Il n’y avait pas de plumes sur le visage, lequel était couvert d’un réseau de veines. L’apparence humaine provenait de ce que ces veines étaient rassemblées en groupes et produisaient l’effet de joues et d’un nez » (p. 124)
 
Puis, Grosvenor perçoit l’environnement urbain de ces bipèdes vaguement humains malgré leurs plumes :
 
« Les immeubles lui parurent très hauts et très étroits et tellement serrés les uns contre les autres que tous les bas étages devaient être plongés dans la pénombre la plus grande partie de la journée[.] (…) À chaque étage les immeubles étaient reliés entre eux par des trottoirs de quelques centimètres de large. (…) [I]l n’y avait pas de fenêtres, pas de planchers, mais des coursives. Quelques oiseaux étaient assis sur ces coursives. » (pp. 125- 126 et 135)
 
C’est ce passage que choisit de peindre l’excellent illustrateur Tibor Csernus pour la couverture qu’il donne à l’ouvrage de Van Vogt pour les éditions J’ai lu en 1979.
 
 
La troisième créature rencontrée par les spationautes est Ixtl, sorte de grand diable rouge capable de modifier à volonté sa structure moléculaire, de passer à travers les murs et ayant la désagréable tendance à pondre ses œufs dans des corps vivants en attente d’éclosion, et dont les péripéties étaient déjà racontées dans « Discord in Scarlett », une nouvelle également parue dans Astounding en 1939. La première apparition de Ixtl dans le roman offre un beau moment de littérature qui mérite d’être cité :
 
« Ixtl flottait dans la nuit sans limite. Le temps avançait à pas lents vers l’éternité, et l’espace était d’une obscurité impénétrable. À travers l’immensité, de vagues taches de lumière froide s’offraient au regard de Ixtl. Chacune d’elles, il le savait, était une galaxie d’étoiles flamboyantes que la distance transformait en brume tourbillonnante. Là-bas c’était la vie, la vie qui se multipliait sur les myriades de planètes dont chacune tournait indéfiniment autour de son soleil. Ainsi la vie s’était-elle jadis extirpée de la boue primitive de Glor, avant qu’une explosion cosmique eût anéanti toute la race puissante des ixtls, et projeté son corps à lui dans les abîmes intergalactiques.
Il vivait : c’était là sa catastrophe personnelle. Son corps quasi immortel ayant survécu au cataclysme se maintenait, de plus en plus affaibli, sur l’énergie qui imprégnait l’espace et le temps. Son cerveau reprenait inlassablement le même vieux cycle de la pensée ; il pensait : une chance sur des décillions qu’il se retrouve jamais dans un système galactique. Et alors, une chance encore plus infinitésimale qu’il tombe sur une planète et trouve un précieux guul. » (p. 151)
 
Cette apparition de Ixtl (début du chapitre 13) ainsi que sa disparition à la fin du chapitre 21 (p. 230), que nous laissons le soin de découvrir au lecteur, sont en fait parmi les plus belles qu’il m’ait été donné de lire sous la plume de Van Vogt. Rarement le sentiment d’isolement d’une créature vivante au sein de la vastitude des espaces infinis telle que l’avait formulée par Pascal dans une célèbre pensée ne nous semble avoir été si bien rendu, de manière aussi émouvante.
 
Beaucoup moins impressionnante en apparence, la dernière créature, objet de la nouvelle « M33 in Andromeda » parue elle aussi dans Astounding en 1943 est cependant encore plus inquiétante et sournoise puisqu’il s’agit d’une espèce de brouillard gazeux en extension constante, dont la taille dépasse celle des galaxies qu’elle parasite et contre laquelle les passagers du Space Beagle vont devoir lutter, cette créature, capable de remonter aux origines de l’expédition, étant susceptible de mettre toute la civilisation humaine en péril…
 
… et quatre raisons de (re)lire La Faune de l’espace.
 
La première raison est d’ordre éthique. À plusieurs reprises, Van Vogt adopte le point de vue de l’animal, d’une altérité radicale, et nous donne à voir le monde et les humains depuis cette conscience autre. Et quand bien même la nature de ces relations est essentiellement basée sur une lutte à mort débouchant soit sur la destruction soit sur l’expulsion de cette altérité prédatrice, donc sur un ensemble de rencontres manquées avec l’Autre, il convient de noter les efforts de Van Vogt pour nous fait entrer en empathie avec l’animal, et nous permettre de pénétrer sa spécificité (au sens fort), et même son drame existentiel voire sa solitude. Et pareille approche nous semble le propre d’une éthique qui est au cœur de tout vrai travail artistique et littéraire.
 
 
La seconde raison est à la fois scientifique et comparatiste. Elle consiste à s’amuser à comparer, comme l’y invite le titre original, le voyage du Beagle et du Space Beagle. Dans ses mémoires de voyage à bord du Beagle, Darwin mobilisait différentes sciences parmi lesquelles la biologie, la géologie et l’anthropologie et accumulait les matériaux qui allaient lui permettre de bâtir sa célèbre théorie de l’évolution et les notions de concurrences entre les espèces et de lutte pour la vie. Quant aux passagers du Space Beagle, ils se trouvent immédiatement en situation de lutte pour la vie, la rencontre avec certaines créatures menaçant même à plusieurs reprises l’espèce humaine tout entière. Par ailleurs, autant le voyage de Darwin vise-t-il à accumuler du matériel ou des observations afin de bâtir une nouvelle théorie scientifique, autant celui de Van Vogt a au contraire pour but de venir confirmer ou consolider certaines théories préétablies (l’une concernant le cycle saisonnier des grandes civilisations, et l’autre le nexialisme, une méthode de connaissance interdisciplinaire appelant à dépasser les spécialités des différentes disciplines scientifiques (biologie, archéologie, chimie) pour prétendre à une connaissance globale). En fin de compte, le lecteur remarquera que la lutte pour la vie dans le roman de Van Vogt n’est pas le seul fait des espèces biologiques mais aussi des théories scientifiques, le nexialisme amenant l’hostilité des spécialistes de chaque discipline ; et provoquant une lutte à mort entre leurs tenants… Encore une fois, dans le roman de Van Vogt, il semble bien que la lutte pour la connaissance et pour le système de pensée scientifique le mieux adapté est présentée comme un aspect de la lutte pour la vie, et comme indissociable de cette dernière.  
 
 
La troisième raison est d’ordre esthétique. Le nexialisme inventé par Van Vogt dans La Faune de l’espace, cette science totalisante ayant pour tâche de regrouper des disciplines éclatées, offre non seulement le lien thématique permettant de lier les nouvelles initialement éparses (soit comment cette discipline va pouvoir s’imposer par rapport aux autres), mais donne aussi le principe directeur ayant présidé à la composition du fix-up, et consistant à relier ou intégrer au sein d’une seule entité cohérente (un roman) un ensemble d’unités initialement éparses et autonomes (des nouvelles). Le fond et la forme de l’œuvre se trouvant ainsi en une belle adéquation.
 
 
La quatrième raison tient à la postérité imaginaire de l’œuvre de Van Vogt. L’argument de base de l’ouvrage peut en effet générer d’infinies possibilités d’enrichissement du bestiaire intergalactique. Ainsi, la créature d’Alien imaginée par Dan O’Bannon et portée à l’écran par Ridley Scott n’est-elle pas un nouvel et passionnant échantillon de cette Faune de l’espace, quand bien même ses créateurs se défendent de s’être inspirés de l’ouvrage de Van Vogt ? On dira de même d’une formidable nouvelle de SF italienne signée Giuseppe Pederali : « Vivre avec un JBS » (« Vita col JBS ») en 1973, quelque peu difficile à trouver de nos jours bien que parue en français dans une revue de science-fiction (Fiction spécial n° 30 « Demain l’Italie… »), mais surtout publiée en italien dans une anthologie sur la « Zoo-fantascienza » (Collana Andromeda n° 9), dont le titre est déjà tout un programme et dont on aimerait une édition française (appel à un éditeur courageux) et qui reprend des nouvelles d’un recueil américain (avec Dick, Sturgeon, Silverberg) et le complète de la fine fleur de la SF italienne (Sandro Sandrelli, Massimo Pandolfi, Anna Rinonapoli…). L’univers d’un Serge Brussolo, entre animaux-montagnes et chevaux-électriques, fait également étalage d’un extraordinaire bestiaire extraterrestre, dont on retrouve un échantillon dans Frontière barbare (avec ses éléphants-lance-flammes, ses rhinocéros-artilleurs et ses oiseaux aux ailes de fer). En France, Alain Dorémieux dans sa nouvelle « Ce puits de velours sans fond » fait également état d’émouvantes créatures extraterrestres, parmi lesquelles le Zoni et les Vanas. Dans cette perspective, la créature ET dont on découvre les mœurs à la fin des Amants étrangers de Philip José Farmer aurait aussi tout autant sa place dans ce bestiaire. Tout le monde est d’ailleurs invité, dans les commentaires ci-dessous, à signaler œuvres et créatures science-fictives pouvant se rattacher à cette thématique et enrichir ainsi le corpus de la  zoologie science-fictive. En fait, l’idée même d’une faune de l’espace offre un cadre extrêmement stimulant à l’imagination : chaque auteur, voire tout un chacun, pouvant envisager, rêver et imaginer de nouvelles espèces animales, s’attachant à détailler leurs modes de vie et leurs cycles biologiques, pour adjoindre de nouveaux épisodes et de nouvelles péripéties au périple du Space Beagle et ainsi garnir les espaces infinis d’une faune fictive qui, un jour, sera peut-être aussi diverse et bigarrée que celle qui peuple notre Terre. Mais cela demandera beaucoup d’imagination…
 
©Pierre-Gilles Pélissier

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