- le  
Formes de la SF : Le Chant d’Apollon d’Osamu Tezuka
Commenter

Formes de la SF : Le Chant d’Apollon d’Osamu Tezuka

Puissance de la reproduction :
Le Chant d’Apollon d’Osamu Tezuka
 
 
Publié en 1970 au Japon, Le Chant d’Apollon n’a été publié en français qu’en 2012 grâce aux éditions Kana. Cette bande dessinée de près de 600 pages est incontestablement un chef d’œuvre de son auteur, qui reprend ici la lignée de ses œuvres les plus sombres, comme les formidables Ayako ou Kirihito. Le Chant d’Apollon nous conte l’histoire d’un jeune homme, Shogo, amené devant un psychiatre pour mauvais traitement envers les animaux. Soumis à des électrochocs, le jeune homme se retrouve dans le temple d’une déesse grecque qui l’interroge sur les raisons de sa détestation de tous vivants en train de s’aimer. Plongeant dans l’entonnoir obscur de sa mémoire (fig. 1), on découvre l’origine traumatique de sa névrose : soit une enfance sans père, une mère multipliant les amants de passage et les pères de substitution, l’observation impromptue d’un coït maternel et la punition violente qui s’ensuit. L’enfant développe alors une haine envers sa mère et, ne supportant plus la vision de couples amoureux, entreprend de les détruire impitoyablement. Fâchée de cette haine de l’amour, la déesse grecque punit alors Shogo en lui imposant un destin tragique : à chacune de ses réincarnations, il est condamné à mourir ou à voir mourir l’être aimé au moment où son amour est sur le point de se concrétiser. Ce destin posé, l’œuvre suivra le parcours de Shogo et, au gré de phases d’inconscience du personnage, développera trois histoires situées à des moments historiques différents : l’une, au sein de l’Allemagne nazie des années 1940, la suivante, dans une île utopique, et la troisième, dans le Japon robotisé de 2030. 
 
Le lecteur occidental, rodé à la BD franco-belge, ne peut qu’être impressionné par le souffle et la maîtrise narrative dont fait preuve Tezuka, celui-ci parvenant à multiplier les directions et récits sans jamais perdre son lecteur, tout en empruntant une structure complexe. En enchâssant les divers récits dans les moments d’inconscience de Shogo, Tezuka fait planer un doute sur la réalité historique de ceux-ci et notamment sur la scène de la malédiction proférée par la déesse grecque. De sorte que le lecteur peut être amené à voir chacune de ces séquences de manière autant littérale (l’esprit de Shogo est vraiment projeté dans le temple de la déesse et la malédiction va se diffuser dans le temps et l’espace lors des incarnations présentes, passées et futures du personnage) que psychologique (tous les récits enchâssés sont des rêves témoignant de la compulsion de répétition qui anime l’esprit de Shogo), cette seconde interprétation permettant une lueur d’espoir et la possibilité de conjurer la mécanique tragique lancée par la malédiction. Qu’il s’agisse de  réminiscences ou de projections, ces récits vont déployer une répétition compulsive d’un même motif qui donne, nous semble-t-il, la clé de ce manga, soit la puissance de la reproduction.
 
Cette puissance de la reproduction demande à être entendue dans deux sens différents et d’abord en celui de l’amour (Eros) désigné dès le Prologue comme telle puisque le fœtus -et donc la reproduction sexuée- est donné comme la plus parfaite matérialisation de l’amour, comme si la tendance amoureuse était tout entière guidée par le désir de reproduction, mais aussi au sens où la malédiction va soumettre les différentes incarnations de Shogo à la reproduction d’un même schéma, et d’un Eros appelant immédiatement son contraire, Thanatos, ces deux forces étant entrelacées comme rarement elles l’ont été depuis 1946 et le final de Duel au soleil de King Vidor. Le Chant d’Apollon repose en effet narrativement, thématiquement et formellement sur une logique de répétition. Narrativement, il s’agit d’abord de répéter systématiquement une même histoire (un personnage tombant amoureux d’une femme qu’il est voué à perdre). Ce schéma simple, voire simpliste, permet d’inscrire le manga de Tezuka dans trois grandes lignées. Celle d’abord de la tragédie, à travers l’idée de fatalité amenant inévitablement vers un dénouement mortel et d’une humanité soumise à la volonté ou à la puissance divine. Celle, ensuite du mythe (ici le mythe d’Apollon et de Daphné) qui livre déjà, in illo tempore, les  bases d’un récit fondateur que l’histoire répétera désormais de manière rituelle (à ce sujet, nous renvoyons aux analyses de M. Eliade dans Le mythe de l’éternel retour). Celle enfin, de la littérature populaire du XIXe et début du XXes siècles, dont Tezuka, qui a publié son œuvre en feuilleton, sous la forme d’une série, retrouve le souffle et la puissance narrative et dont Umberto Eco, dans De superman au surhomme, rappelait combien elle était fondée sur une logique de répétition de schémas déjà connus et, donc, en dernière analyse, des grands récits mythiques et tragiques… Les plus longs récits de Tezuka semblent en effet toujours puiser leur ressort dans une source légendaire, mythique ou mythologique, bref un récit fondateur, que le mangaka recycle ou réadapte (le phénix dans L’Oiseau de feu, la légende de Bouddha, les Muses dans Barbara, voire les Atrides dans Ayako…). Mais la logique de répétition ne se contente pas d’affecter le récit et contamine aussi bien les motifs (récurrence des motifs d’effondrement, de chute, de fuite, de plongée dans les ténèbres ou dans des liquides ou d’explosion) que la forme ou la composition de certaines planches (cases en éventail, utilisation des verticales, des pleines pages…). 
 
Si la répétition est au cœur de ce manga, Tezuka utilise l’épisode science-fictif comme un démultiplicateur ou une puissance de multiplication qui permet à l’auteur de satisfaire son goût pour les séries. Et si dès le premier plan du Prologue (fig. 2), le mangaka annonçait déjà l’idée d’une répétition à l’infini de l’identique, la séquence consacrée au Japon de 2030 offre à l’auteur la possibilité technique de multiplier indéfiniment les possibilités de répétition ou de réitération du même. Lors de cet épisode, tout n’est que séries : suite de Bioroïdes produits en série le long de lignes fuyant vers l’infini (fig. 3), rangées de tombes – décalques formels des gratte-ciels de Tokyo – d’une humanité destituée victime du réchauffement climatique (fig. 4), enchaînement de têtes humaines conservées dans des bocaux (fig. 5), série, enfin, de clones de la Reine Sigma entretenus dans des bains de culture et censés assurer l’immortalité de la dirigeante (fig. 6)... De même, cet épisode offre-t-il une sorte d’acmé à la malédiction dont est victime Shogo, en conférant à celle-ci une expression toute quantitative : lors d’une séquence hallucinante, le personnage voit ainsi naître puis instantanément disparaître des dizaines de clones de la reine dont il est épris, cette suraccumulation d’amour immédiatement sanctionné de mort ramenant le drame de Shogo à une série quasi-abstraite et frénétique d’élans et de destructions (fig. 7). En une seule case, Tezuka parvient même à traduire et l’élan (Eros) et l’anéantissement (Thanatos) de la reine amoureuse, soit le mouvement au centre du récit… Cette épreuve, qui laisse le personnage totalement épuisé, offre surtout le condensé parfait de la logique infernale qui préside à son destin, soit une série de renaissances toutes marquées par une attraction amoureuse immédiatement sanctionnée par la mort de l’être aimé. De sorte que, pour Tezuka, le recours à la science-fiction permet à la fois de décupler la logique répétitive qui guide son récit tout en mettant en évidence son essence, jusqu’à atteindre à l’abstraction.
 
Entièrement fondé sur la puissance de répétition, Le Chant d’Apollon ne se complaît pourtant pas dans la reprise tranquille d’un format préétabli ou d’une forme figée de bande dessinée. Et Tezuka offre à son lecteur un florilège d’inventions formelles (à travers un jeu incessant sur les cadres, les cases, les compositions des planches, les conventions…) qui font de ce manga non seulement un des chefs-d’œuvre de son auteur mais également une œuvre d’art parfaitement en phase avec l’ère de la reproductibilité technique.
 
 
© Pierre-Gilles PELISSIER, décembre 2013-janvier 2014 
 
 
Illustrations :
 
 
Figure 1 : l’entonnoir de la mémoire (pp. 24-25)
 
Figure 2 : le Prologue comme répétition générale (p. 3)
 
Figure 3 : bioroïdes en série (p. 292)
 
  Figure 4 : rangées de tombes - gratte-ciels (p. 308)
 
Figure 5 : série de têtes (à défaut de têtes de série) (p. 312)
 
Figure 6 : clones de la reine Sigma (pp. 433-434)
 
Figure 7 : série d’élans/anéantissements (pp. 436-437)
 

à lire aussi

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?