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Formes de la SF : Les couvertures de Caza du Troupeau aveugle
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Formes de la SF : Les couvertures de Caza du Troupeau aveugle

L’aveuglement publicitaire :
une analyse de la couverture-diptyque du Troupeau aveugle par Caza.


Qu’est-ce qu’une bonne couverture? A cette question, nous sommes tentés de répondre que ce devrait moins être un appât pour consommateur qu’une proposition graphique qui, sans forcément illustrer un épisode ou un passage de l’ouvrage, en traduit, par les moyens qui lui sont propres (plastiques), une situation ou encore une ou plusieurs idées qui seront développées à l’intérieur du livre. Nous proposons d’en donner ici une illustration avec la couverture-diptyque du Troupeau aveugle de John Brunner par l’illustrateur Caza. 

En 1972, John Brunner publie Le Troupeau aveugle, peut-être le meilleur roman de ce qui a été qualifié de tétralogie noire, et comprenant les célèbres Tous à zanzibar (1968), L’orbite déchiquetée (1969) et Sur l’onde de choc (1975). En exacerbant certains traits de l’époque (la surpopulation, le développement de l’informatique…), chacun de ces ouvrages anticipe un avenir plutôt sombre mais la palme de la noirceur et du pessimisme revient indiscutablement au Troupeau aveugle, qui aborde frontalement les problèmes de la pollution et de l’écologie, et envisage un avenir tout entier livré aux puissances de la dégradation et de la maladie. En 1981, pour la publication en poche de l’ouvrage traduit en français et à cette occasion artificiellement scindé en deux volumes, le dessinateur Caza, bien connu dans le milieu de la science-fiction, dessine deux couvertures qui annoncent admirablement la couleur du roman de Brunner et dont nous proposons ici une analyse.
 
CAZA - « Le Troupeau aveugle », tomes I et II de John Brunner. Encres et gouaches. 1981. 2 couvertures pour J'ai Lu-SF
 
La première couverture représente le portrait d’une famille moderne selon les critères de l’American way of life. La Sainte-Famille semble tenir la pose, autrement dit poser pour la postérité ou le cliché. Habillé d’un bleu roi, le père, chef de famille, trône au centre de la composition et domine par sa stature sa femme tout en rose à sa droite et sa fille aux couettes enrubannées sur sa gauche. L’heure semble à l’autosatisfaction et chaque membre de cette trinité, comme comblé de la réussite et du confort prodigué par une société de consommation à laquelle tous les objets renvoient -depuis les vêtements jusqu’aux objets de consommations courante (aliments, sodas, cigarettes, bombe aérosol, téléviseur, divan…)-, affecte une mine épanouie derrière l’écran blanc de ses lunettes. A l’arrière-fond, les immeubles de types gratte-ciels suggèrent un cadre : celui d’une ville américaine comme New-York ou Chicago. Et si le premier plan où siège la famille est chargé de teintes chaudes et chaleureuses, à dominantes roses orangées jaunes et bleues turquoises, les immeubles en arrière fond se caractérisent quant à eux par une couleur froide et uniformément grisâtre, qui laisse planer une menace sur l’intérieur chic qu’habite la famille et que la seconde couverture va confirmer.

La couverture du second tome reprend strictement la composition de la première. Une sainte-famille assise de face, posant dans la même position, figée dans la même posture, chacun des membres situés à la même place, au sein du même appartement. Sauf que, tout en étant identique dans sa structure, la seconde couverture représente une toute autre réalité que la première et nous nous retrouvons comme face à des statues sur lesquels on pourrait examiner les ravages du temps et de l’entropie. Pourriture et moisissures en tous genres ont envahi l’appartement. Des insectes gambadent sur les murs décrépis, le verre est fissuré, les tapisseries gondolent, les personnages sont assis au milieu d’une matière putride et visqueuse, épaisse et répugnante, parsemée de champignons et de germes divers. Deux des personnages ont perdu leurs cheveux et le père découvre un crâne recouvert de cicatrices. Sans doute victimes de maladies, leurs bras et leurs jambes sont couvertes de pustules, verrues et autres protubérances dermiques. Leurs paires de lunettes excentriques ont été troquées contre des masques à gaz qui leur donnent des allures de têtes de mort et dont les sombres orbites semblent nous interroger. Quant à la ville en arrière-plan, c’est bien la même, mais les couleurs chaudes qu’elle arbore proviennent en l’occurrence d’un incendie qui la ravage.

Face à ce diptyque, le spectateur est immédiatement amené à se prendre au jeu des différences et à repérer les éléments immuables et ceux qui ont changé. Par-delà l’identité du décor, des personnages et de la composition, de nombreux éléments diffèrent et la seconde couverture se présente comme le double de la première, mais un double retourné. Selon Caza, cette double couverture reprend en fait un principe publicitaire, celui de « l’avant/après », mais pour mieux le moquer et le renverser, ce retournement permettant de subvertir profondément l’idéologie publicitaire. La première couverture offre en effet le prototype de l’image publicitaire : une image proprette, et lisse vantant l’Amérique du Coca et du Mc Do, un monde rose bonbon où tout n’est que réussite, sourires, contentement. Elle offre une vision irénique et aseptisée du monde, conforme à celle véhiculée par la société de consommation. Sur la deuxième couverture, la façade aseptisée et reluisante de la société de consommation diffusée par la publicité cède la place à un monde pourrissant, en pleine décrépitude, un monde proprement irrespirable et déliquescent, à feu et à sang. Dès lors, cette image a non seulement pour tâche de prendre le contre-pied de la première en exhibant le refoulé de l’imagerie publicitaire (le sale, le malade, le pollué et le dégradé), mais suggère aussi combien le mode de vie vanté dans la première image a toutes les chances d’aboutir à son plus strict contraire. L’identité de composition des deux images invite en effet à établir un lien de cause à effet entre l’une et l’autre, comme si les éléments présents dans la première image (consommation, malbouffe, transports aériens, télévision, aérosols…) présentait déjà les germes que développera la seconde couverture (maladies (bubons, calvitie), pollution de l’air (masques à gaz), insalubrité (moisissures, champignons), bio-invasion (insectes)…).  Annonçant parfaitement le sujet central du roman de Brunner,  ce diptyque illustre ainsi les conséquences inévitables du mode de vie consumériste promu par la publicité et la société américaine, celui-ci ne pouvant que déboucher sur une catastrophe écologique majeure. De cette manière, nous voyons combien Caza renverse totalement le principe publicitaire de « l’avant-après » et son idéologie. Car autant la publicité traditionnelle, pour vanter l’efficacité d’un produit, tend à présenter l’après comme toujours plus beau, rutilant, merveilleux, autant la double couverture de Caza suggère au contraire combien l’après de la consommation de masse (des produits), loin de déboucher sur le monde vanté par la publicité, ne peut guère produire qu’un monde profondément malade, purulent et toxique. En fait, Caza, comme quelques années plus tard le héros d’Invasion Los Angeles (-They live) de John Carpenter (1988), invite le spectateur à changer de lunettes : pour ne pas rester aveuglé par la surface blanche et miroitante de l’imagerie publicitaire, Caza invite à creuser cette surface, à anticiper l’avenir qu’elle voile, quitte à plonger, derrière les masques, dans les puits obscurs d’un avenir pour le moins dégradé qui, depuis son abîme, semble l’interroger et le mettre en face du principe responsabilité. D’une couverture à l’autre, il s’agit donc de changer de filtre de couleur pour révéler le négatif de l’image : et si au lieu de voir la vie en rose, comme y invite la pub et la société de consommation, vous décidiez plutôt de la voir, de façon responsable, telle qu’elle s’annonce, autrement dit en gris ?

Ce principe de retournement des couleurs (couleurs chaudes/couleurs froides, intérieur/extérieur) traduit également une autre idée qui sera présente dans le roman : soit la logique de contamination. Très symptomatiquement, les couleurs grisâtres de l’arrière-fond de la première couverture ont intégralement investi ou envahi l’intérieur de l’appartement dans la seconde alors que les couleurs chaudes et chatoyantes de l’appartement ont fui la demeure pour se répandre sous une forme incendiaire sur la ville qui sert d’arrière-plan. Et de même que la couleur grisâtre, auparavant cantonnée à l’extérieur, a entièrement contaminé le lieu de vie de la famille, le roman de Brunner montrera comment l’entropie et la pollution, renvoyées dans une extériorité lointaine par les classes aisées, finissent par faire retour au cœur même des espaces de vie encore préservés des plus riches pour les submerger et les intoxiquer. 

Enfin, toujours d’un point de vue formel, l’identité de composition des deux couvertures vient selon nous faire écho à une idée profonde du roman : c’est en effet parce que les hommes se révèlent incapables de modifier et de remettre en cause leur schéma d’organisation économico-sociale, poursuivant aveuglément une logique économique éminemment destructrice de l’environnement, que le désastre écologique finit par avoir lieu, entraînant avec lui son lot de maladies, de malheurs, de disparitions, de conflits, de guerres et de morts. Récemment, on a entendu l’idée selon laquelle il était actuellement plus facile d’envisager la fin du monde que celle du capitalisme, comme si l’imaginaire économique était à ce point bloqué sur ce modèle de fonctionnement que l’apocalypse était moins difficile à imaginer quun changement de modèle économique. Ici, l’identité de composition plastique de la double couverture indique formellement une identité des structures fondamentales de la société ou, autrement dit, l’incapacité des humains à changer radicalement les structures constitutives du mode de production capitaliste, soit des structures fondées sur le pillage et l’exploitation irrespectueuse de la nature, et qui demeurent, imperturbables, comme définitivement figées ou statufiées, même après que le désastre fut venu…

Avec ce diptyque de Caza, nous voyons combien l’illustrateur de science-fiction s’avère également un maître de la couverture, celle-ci donnant un avant-goût, sous une forme graphique et colorée, autrement dit plastique, de quelques grandes idées forces que développera le chef-d’œuvre de John Brunner.


© Pierre-Gilles PELISSIER, janvier 2014.

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