Le fantôme de Lang
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les couvertures de Metropolis de Lehman, De Caneva et Martino par Benjamin Carré
Metropolis : ce seul mot aura accompagné la science-fiction au XXe siècle. Depuis le roman de Thea Von Harbou adapté comme on sait par son mari Fritz Lang en 1927, puis sa version tezukienne en manga (1979) et le film d’animation du même nom qu’en a tiré Rintaro en 2001, et maintenant la série de BD offerte par Lehman et De Caneva, l’imaginaire urbain et dystopique de Metropolis hante depuis un siècle le champ de la science-fiction. À chaque fois, c’est le même titre qui est avancé, inscrivant le genre dans une filiation européenne et dans la continuité de l’œuvre fondatrice de Lang. D’abord destiné à être un roman, le Metropolis de Lehman et De Caneva se concrétise sous la forme d’une série de BD comportant 4 volumes, parus entre 2014 et 2017 chez Delcourt. Il s’agit en fait d’un thriller uchronique dans lequel l’Europe de 1934 est en paix depuis trois siècles, n’ayant ni connu la boucherie de 1914-18 ni la montée au pouvoir du fascisme et de nazisme. Metropolis, capitale de l’Interland franco-allemand, y est le siège d’un attentat à la bombe qui entraîne l’inspecteur Faure dans une enquête aux ramifications politiques et métaphysiques inattendues et angoissantes. Cette série de BD ravira assurément tous les amateurs d’intertextualité, comme en débordait déjà La Ligue des gentlemen extraordinaires d’Alan Moore et Kevin O’Neill ou, en France, de La Brigade chimérique, également scénarisé par Serge Lehman, qui donne ici une version hexagonale de La Ligue… On y croise par exemple Einstein, Freud, Churchill ou Eric Fromm et les références culturelles abondent (R. Messac, Loulou de Pabst, M et Metropolis de Lang, etc.). Notre ambition dans cette rubrique n’est pas de faire l’exégèse de cette bande dessinée mais simplement de voir en quoi ses quatre superbes couvertures, signées Benjamin Carré, annoncent à leur manière le contenu voire dialoguent avec lui, et lui servent de prologue ou de synecdoque.
Tome 1
Sur la première couverture de la série, la partie basse de l’image est occupée par un triangle sombre de buildings qui évoquent New York, la ville ayant inspiré le Metropolis de Fritz Lang. La cité est ici baignée d’une ambiance fantomatique : parsemée de vapeur et entourée de nuages menaçants, nimbée d’une lumière dorée et crépusculaire qui dissolvent ses immeubles jusqu’à les rendre transparents, elle semble presque irréelle.

Au-dessus d’elle, tel un champignon atomique ou radioactif, s’élève une menaçante masse de fumée ou un nuage aux teintes grises et orangées, qui n’empêche cependant pas la percée de la pleine lune en partie gauche. Cette masse circulaire évoque un gigantesque crâne de mort dont l’œil droit serait cette pleine lune blanche et l’œil gauche un amas plus sombre du gros nuage. Cercle parfait et blanc, la pleine lune dessine comme un monocle, soit l’un des attributs légendaires du cinéaste Fritz Lang (qui le portait à l’œil gauche), et auquel le titre fait déjà explicitement référence. Dès la couverture, l’ombre du maître, sa figure tutélaire, ou son fantôme, pèse donc d’emblée fortement sur Metropolis, la ville comme la BD.
Dès la couverture du 1er volume, une menace de mort encore diffuse semble donc planer sur la ville, qui infuse insidieusement l’ambiance mise en place par Lehman et De Caneva, et son monde pacifié, n’ayant pas connu les horreurs du premier XXe siècle, mais qu’on devine sur le point de mettre à jour, via l’enquête policière, une vérité horrible et latente. D’emblée, quelque chose semble ne pas aller, et semble même être pourrie au royaume du deutschemark… pardon, de l’Interland.
Tome 2
La menace se précise. Les formes buildings et du crâne perdent leur côté vaporeux, transparent, et gagnent en précision, en détermination. La dureté du crâne et de la ville succède à l’évanescence de la précédente couverture. Les gratte-ciel apparaissent dans leur matérialité brute, toute de verre et de béton armé. Et surplombent désormais une tête de mort aux orbites creuses.

Les couleurs crépusculaires et dorées ont de même cédé la place à des tonalités plus sombres et une dominante glauque. D’une position en arrière-plan sur la première couverture, la tête de mort est désormais sur le même plan que la cité : cette dernière paraît même sortir directement du sommet du crâne, comme si elle en était le produit (imaginaire). Cet évident symbole mortuaire se retrouve donc ici au fondement de la ville, semble constituer ses fondations. Et signale une métropole vraisemblablement fondée sur la mort, ou un tas de cadavres. Dans le premier tome de cette série, un attentat à la bombe avait pour conséquence d’éventrer le sol de la ville et amenait la macabre découverte de trois cadavres momifiés dans une crypte secrète située à la base de la tour de la réconciliation. Crypte que l’on pénètre précisément en début de ce deuxième volume… Metropolis et ses tours majestueuses cacheraient-elles ou couveraient-elles une terrible pulsion de mort ?
Tome 3
Sur la couverture du 3e volume, la tête de mort continue son avancée vers le spectateur. Venant de l’arrière-plan (1er tome), elle se trouve désormais à l’avant-plan et en gros plan. De derrière la ville, elle est maintenant devant. Les tours des gratte-ciel sont également plus proches, réduites à des faisceaux verticaux et verdâtres, semés de fenêtres innombrables.

Les brumes des deux premières images se sont dissipées mais laissent place à un autre vecteur d’indistinction. Une lumière scintillante voire éblouissante dans la partie basse de l’image, des reflets métalliques dorés et un halo d'énergie floutent les contours de la figure. Le crâne semble à présent enveloppé dans un masque ou un casque métallique à la fois doré et transparent, qui l’entoure comme un exosquelette. Le dessin superpose donc jusqu’à l’indistinction la figure osseuse et son alter ego mécanique. Parallèlement à cela, dans ce troisième volume de la série, Loulou (qui possède les traits de Louise Brooks lorsqu’elle interpréta le film éponyme de Pabst) suggère à un moment l’hypothèse que tous les habitants de Metropolis ne seraient en fait que des robots, qu’ils seraient « tous des automates » (tome 3, p. 46). Une idée en germe dès la couverture de l’ouvrage.
Sur ces trois premières couvertures, la ville (via le titre et les buildings) est à chaque fois mise en relation avec le symbole mortuaire de la tête de mort. Dans ce 3e volume de la série, les personnages croisent la figure du psychanalyste Erich Fromm qui émet une hypothèse sur la nature nécrophile de certaines architectures et est sur le point de proposer « un article sur l’architecture et sur la construction de systèmes géants comme sublimation de la nécrophilie » (tome 3, p. 52). Hypothèse qu’illustrent graphiquement les trois couvertures de Benjamin Carré. Chez Fromm, la nécrophilie est également associée à l’ordre du mécanique, ce que traduit l’introduction du thème de la machine (et de l’androïde) sur cette troisième couverture et annonce la révélation de la fin du quatrième volume et l’idée d’une machine universelle créatrice de mondes ou de multivers.
Tome 4
Dans la dernière couverture de la série, la tête a cessé de se rapprocher. Une jeune femme blonde et maquillée nous regarde en souriant. Les buildings continuent de former le décor dans l’arrière-plan. L’illustration de ce quatrième volume est largement superposable à celle du précédent. Le squelette-androïde s’est simplement métamorphosé en jeune femme en chair et en os et le rose aux joues…

Cette transformation nous semble capitale car elle renvoie à nouveau à un moment important du film fondateur de Fritz Lang, Metropolis, et notamment la séquence où Hel, le robot créé par le savant Rotwang, prend les traits humains de Maria. La bande dessinée de Lehman et de Caneva, dans son tissu référentiel, ne manque pas de rendre au film de Lang tout ce qui lui est dû et nous voyons ainsi, au détour d’une scène, le fameux androïde apparaître sous les yeux de l’enquêteur (tome 2, p. 87).

Metropolis, tome 2, p. 87.
Rétrospectivement, les dorures du métal et la structure métallique du crâne présentées sur la 3e couverture renvoient évidemment déjà à l’androïde du film de Lang. Lors d’une séquence célèbre déjà évoquée, l’androïde, placé sur un fauteuil et entouré de cercles d’énergie (que rappelle peut-être également l’onde qui entoure le crâne robotique du 3e volume), revêt l’apparence trompeuse d’une jeune femme.

Le passage entre la couverture 3 et la 4 renverrait ainsi à l’épisode la transformation du robot de Metropolis en une figure à l’apparence humaine. Et en permet d’adresser au passage un clin d’œil appuyé à l’affiche du célèbre film (même figure d’humanoïde cadré en plan rapproché épaule sur fond de buildings colossaux).

Une affiche qui fait d’ailleurs l’objet de la première et de la dernière planche de la série de Lehman et De Caneva, la première partant d’un très gros plan sur le visage d’une jeune fille blonde avant de révéler, en prenant du recul, sa nature, artificielle, de simple affiche.

1re planche de Metropolis, tome 1 (p. 3)
La principale différence de cette affiche avec celle du film de Lang lors de cette première occurrence étant qu’au lieu du robot, le spectateur se retrouve face à la femme dont il prend l’apparence. Tout se passant alors comme si la BD offrait la version inverse (négative ou positive), et comme s’il fallait tout le développement de la série pour passer d’une version à l’autre, et pour que le lecteur, au bout de l’enquête, découvre les rouages qui sous-tendent ce monde uchronique, ne bascule dans un autre monde (et un autre style, plus ligne claire) et retombe enfin sur l’image qui lui est familière.
Dans le tome 3 de la série, l’hypothèse de Loulou quant à la nature robotique de ses concitoyens s’appuyait sur le fait que la jeune femme ayant posé pour cette affiche et qu’elle fréquentait alors s’était par la suite révélée n’être qu’une machine… Dans la succession des couvertures, B. Carré nous a montré comment l’entité morbide, métallique et machinique avait été recouverte d’une apparence de chair et d’os… On notera simplement ici combien cette 4e couverture raccorde admirablement avec le début de la bande dessinée et donc la façon dont la série examinée peut s’envisager comme un prologue à celle-ci. Sans doute ces couvertures annoncent-elles admirablement l’œuvre à venir, son ou ses sujets (une cité, une menace mortelle, une machine prenant des traits humains) et son mode de fonctionnement (par multiples références à la culture populaire, ici le Metropolis de Lang). Nous avons aussi vu comment les quatre couvertures, mises côte à côte, semblaient restituer un mouvement, une dynamique, la matérialisation d’une menace de mort sous la forme d’un crâne se rapprochant progressivement vers l’avant-plan et se transformant en un visage avenant. Grâce au principe de la série, Benjamin Carré a pu concevoir différentes couvertures comme un ensemble de quatre images fixes qui se succèdent, et que l’esprit du lecteur relie pour en restituer la dynamique. Autrement dit, les quatre couvertures de cet artiste forment à leur tour et à leur niveau l’équivalent d’un strip, d’une bande de bande dessinée. En empruntant la formule de la série, la forme spécifique de la BD sera ici magnifiquement parvenue à contaminer celle de ses couvertures.
©Pierre-Gilles Pélissier