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Formes de la SF : Naissez nous ferons le reste !
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Formes de la SF : Naissez nous ferons le reste !

Programmés pour céder (à la consommation) : 
Naissez nous ferons le reste ! de Patrice Duvic
 
Il s’agit DU roman sur l’obsolescence programmée. À la fois drôle et cruel, effrayant et divertissant, cet ouvrage offre en effet l’une des plus brillantes descriptions des causes et conséquences ultimes de ce phénomène économique. Avant de le connaître comme auteur, essayiste ou interviewer, le nom Patrice Duvic (1946-2007) nous était surtout connu comme celui qui, de 1989 à 2003, dirigea la collection « Terreur » chez Pocket, et édita en français quelques-uns des plus grands noms de la littérature d’horreur contemporaine (comme Clive Barker, James Herbert, Dean Koontz, Graham Masterton ou Peter Straub…). Cette prédilection pour l’horreur n’aura en fait jamais quitté Duvic qui, dès 1973, publiait un essai consacré aux Monstres et monstruosités. Et lorsqu’en 1979, il prend la casquette de romancier de science-fiction en faisant paraître Naissez nous ferons le reste !, c’est à nouveau vers l’horreur qu’il lorgne, via une contre-utopie s’attaquant de manière caustique à l’horreur économique du capitalisme avancé. Chez Duvic cependant, et contrairement aux auteurs qu’il éditera par la suite, l’horreur n’a nul besoin d’un prétexte fantastique et ses démons, émanations directes de notre mode d’organisation économique et du monde immonde qu’il tend à produire, répondent à des noms bien familiers : ils se nomment en effet  publicité, crédit à la consommation et obsolescence programmée. En imaginant le développement monstrueux de ces trois piliers de la consommation de masse, le roman de Duvic anticipe génialement un devenir effrayant et toujours possible de notre société turbo-consumériste.
 
 
Lorsque plus de 30 ans après le roman de Duvic, l’objecteur de croissance Serge Latouche publie Bon pour la casse - Les Déraisons de l’obsolescence programmée aux éditions des Liens qui libèrent, il retrace parfaitement la façon dont les trois phénomènes ci-dessus mentionnés se sont progressivement généralisés du seul fait des développements du capitalisme. En tant que régime productiviste, le capitalisme se heurte immanquablement à des problèmes de surproduction et de débouchés, auxquels il répond d’abord en étendant ses marchés. Arrive cependant un moment de saturation où, la plupart des acheteurs étant équipés, les dits marchés se retrouvent saturés, obligeant le système à recourir à diverses techniques afin de maintenir un niveau de demande constant et régulier. Ces techniques, déjà indiquées ci-dessus, ne sont autres que le crédit à la consommation, qui facilite la possibilité d’achats dispendieux, la publicité et la mode, qui tendent à créer de nouveaux besoins ou à persuader de la désuétude des produits déjà possédés et enfin l’obsolescence programmée, qui consiste en rien de moins qu’introduire volontairement un élément de défaillance dans les produits pour raccourcir leur durée de vie et assurer la possibilité d’un rachat fréquent du même type d’objet.
 
Dans sa contre-utopie, Patrice Duvic reprend scrupuleusement ces trois éléments caractéristiques de notre société de consommation pour en faire les instruments déterminants du cauchemar qui dévore la société qu’il anticipe. Le monde qu’il imagine est en effet submergé par une publicité omniprésente : chaque consommateur est fiché de façon à ce que la publicité, qui saucissonne les programmes télévisés, soit parfaitement ciblée et devance le moindre de ses besoins, de même que l’individu qui fait ses courses ne parvient même pas à se soustraire à un flot sonore tonitruant qui fait tout pour le persuader d’acheter des produits dont il n’a aucune utilité. Concernant la réclame, Duvic restitue bien toute la perfidie de la propagande publicitaire en montrant une mère de famille refuser dans un premier temps un produit inutile (du lait démaquillant pour son bébé) puis inscrire, quelques semaines plus tard, ce même produit dans la liste quotidienne des achats, l’auteur glissant subrepticement cette information, comme en écho à la sournoiserie de la méthode publicitaire. De même, pour permettre à chacun de dépenser à hauteur de ce que lui impose la publicité (et sa santé), le futur anticipé par Duvic n’est pas avare de crédit à la consommation et les contrats signés prévoient que les dettes de l’heureux père de famille qui souscrit un emprunt soient rétrocédées à sa descendance dès qu’il ne sera plus en mesure de rembourser, de façon à ce que, dès l’enfance, chacun soit déjà débiteur du système productiviste et inféodé à sa logique. Trouvant le principe aberrant, le bon père de famille de Naissez nous ferons le reste ! décide courageusement de renoncer à ce crédit tentateur, refusant de faire peser ses dettes sur les épaules des générations futures.
 
Quant à l’obsolescence programmée, elle constitue le sujet principal du roman et ne se contente pas de toucher les produits alimentaires (dates de péremption extrêmement courtes) et les objets manufacturés (électroménager, batteries, machines…), mais affecte aussi la santé des individus ! Dans le roman de Duvic, comme dans Le Meilleur des mondes d’Huxley, les enfants sont conçus comme des produits industriels par l’ingénierie génétique qui propose différents modèles ou prototypes, et achetés à la sortie de l’usine. En tant que tels, ils n’échappent pas à la loi de l’obsolescence qui guette toute production marchande. Pensez donc à tous les problèmes économiques que généreraient des individus en bonne santé : la demande de produits pharmaceutiques et de soins s’écroulerait et les employés des secteurs de la santé se retrouveraient au chômage… D’où l’idée d’intégrer, dès l’éprouvette, des vices de fabrication dans les séries de nouveau-nés qui, une fois atteint la trentaine et dépassé la période de garantie, se verront dans l’obligation de faire soigner ou remplacer -à grands frais- foie, reins, poumons, cœur… ou tout autre organe défaillant, pour le bonheur des industries médicales et pharmaceutiques. Avec Naissez nous ferons le reste !, Duvic ouvre ainsi l’ère des natural born failures, autrement dit des hommes nés et programmés pour céder. En bon anticipateur, l’auteur se contente donc de pousser à bout la logique du capitalisme (l’homme devenant une marchandise) et de la société de consommation (la nécessité de réduire le cycle de vie des produits) et aboutit à une conclusion très nette : dans cette société et sous ce régime, l’homme, en tant que marchandise, ne peut être lui aussi que voué à l’obsolescence. Ici, l’intuition du romancier rejoint de près celle du philosophe puisque Serge Latouche, au bout d’un parcours mobilisant les analyses de Vance Packard (L’Art du gaspillage, 1962) ou de Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme, d’abord en 1956 puis 1980 pour le second volume, qui comprend notamment un texte de 1958 consacré à l’obsolescence des objets), aboutissait pareillement à l’idée que le terme du processus de développement de l’obsolescence programmée, affectant toujours plus de domaines de l’expérience, ne pouvait être que l’obsolescence de l’homme, conformément à ce qu’annonce les titres des deux volumes du maître ouvrage de Günther Anders.
 
 
Pour conclure, on se demandera si le roman de Duvic n’a pas, lui aussi et bien malgré lui, été aspiré par le processus consumériste et ne s’est pas retrouvé victime du phénomène qu’il dénonce. Dans son essai, Serge Latouche indiquait combien l’obsolescence programmée et l’idéologie du jetable avait fini par affecter le domaine de la culture, à travers la consommation de livres et de films, autrement dit de produits culturels, bons à jeter après usage. Ainsi, le lecteur ne manquera pas d’être frappé ou agacé par les nombreuses coquilles qui émaillent l’ouvrage (par ex. page 24 : un « je » s’est substitué à un « les » et un « c » précède un tiret de dialogue…), qui, pour préjudiciables qu’elles soient, n’en constituent pas moins l’expression formelle la plus adéquate et la plus éloquente d’un vice introduit au sein d’un produit lors de sa fabrication… Dans la même perspective, le fait que l’ouvrage de Patrice Duvic n’ait pas été réédité depuis 1979, et qu’il ne soit désormais plus disponible qu’en bibliothèque ou en occasion, ne signifie-t-il pas qu’il a lui aussi, comme tant d’autres produits de consommation, été écrasé puis éclipsé par d’autres produits plus récents, plus clinquants et souvent de moins bonne qualité… et donc la victime infortunée de l’obsolescence qu’il dénonce ? Le moins que l’on puisse répondre est que, plus de trente ans après sa parution, ce roman n’a rien perdu de son actualité et que son propos est tout sauf obsolète. D’où la nécessité de le considérer comme une œuvre pérenne face au mécanisme dévorant de la consommation. Le lire aujourd’hui, c’est donc à la fois comprendre l’avenir effrayant que dessine l’obsolescence programmée et déjà, d’une certaine manière, la combattre. 
 
© Pierre-Gilles PÉLISSIER

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