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Formes de la SF : Pandora Box de Dupré et Alcante
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Formes de la SF : Pandora Box de Dupré et Alcante

Vacheries alimentaires… : analyse d’une double page de 
La gourmandise (Pandora box, tome 3) de Dupré et Alcante.
 
 
De 2005 à 2006, la collection « Empreinte(s) » chez Dupuis proposait en huit volumes une série d’anticipation intitulée Pandora box.  Scénarisée par Alcante, cette série se déclinait en huit tomes, avec, pour chaque volume, un nouveau dessinateur (hormis le dernier tome qui reprend le dessinateur du premier), chaque volume étant associé à la fois à l’un des sept péchés capitaux (orgueil, paresse, gourmandise, luxure, avarice, envie et colère) et à un héros de la mythologie grecque (respectivement Narcisse, Paris, Thésée, Orphée, Midas, Prométhée et Pandore). Une fois tous les maux du monde, ici ramenés aux sept péchés capitaux de la chrétienté, sortis de la boîte de Pandore, il ne reste plus que l’Espérance, qui sera l’objet du 8e et dernier tome de la série. Le grand intérêt de cette série est d’avoir réussi à associer chacun des péchés capitaux et des mythes grecs évoqués à un des maux de notre modernité comme si la technique moderne avait ouvert toute grande la boîte de Pandore et permis à une humanité n’ayant pas tiré les leçons des mythes grecs, de commettre, avec toute la puissance convoyée par la technique déchaînée les sept péchés capitaux. Ainsi, le clonage (thérapeutique) fera commettre le péché d’orgueil, le dopage (sportif) celui de paresse, le cybersexe celui de luxure, le capitalisme financier et boursier celui d’avarice, l’intelligence artificielle et la robotique le péché d’envie et le risque bactériologique celui de la colère. Quant au tome 3 de la série, dédié à la Gourmandise, il s’attaque à cette autre vache sacrée et infamie moderne qu’est l’élevage industriel et l’album constitue selon nous, avec le tome dédié à l’Avarice et son approche de la complexité des choix moraux, l’un des tous meilleurs de la série. Dessiné par Steven Dupré, la bande dessinée raconte comment Tézé, un petit éthiopien adopté par un français futur ministre, devient, quelques années plus tard et poussé par son père, responsable de l’Agence Française pour la Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA), et la façon dont il va gérer la situation de crise d’une épizootie d’ESB (dite maladie de la « vache folle »). Formellement, le lecteur se régalera de plusieurs passages savoureux avec notamment, pour cerise sur le gâteau, un repas au restaurant avec le ministre de l’agriculture mis en parallèle avec des images d’abattoir. Pour mieux goûter les richesses esthétiques de cet album, nous proposons d’analyser ici deux de ses planches. Ces deux pages, numérotées 8 et 9, se situent au tout début de l’ouvrage, alors que Mr Egée, futur ministre de la Santé du gouvernement français, arrive dans un village éthiopien pour adopter un orphelin, le jeune Tézé. Ce dernier, à qui Egée vient d’offrir une paire de baskets neuves, s’en chausse rapidement et s’échappe vers le désert où il se fige…
 
 
 
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Le découpage de ces deux pages, très cinématographique (une série de champ/contrechamp et un zoom avant ou arrière), est très réfléchi. En haut de la page 8, nous voyons une vache famélique sur fond de décor désertique au sol craquelé et à la végétation éparse et épineuse (case 1). En contre champ, face à elle, le petit Tézé au centre de l’image et cadré en pied (plan moyen), avec son père (adoptif) en profondeur de champ (case 2). Puis, vient un plan rapproché sur le regard soumis, paupières mi-closes, de la vache (case 3). En contre champ : un plan rapproché poitrine sur Tézé dont le père adoptif se rapproche par-derrière (case 4) puis l’invite à partir (case 5). L’échelle des plans se rapproche toujours plus des yeux de Tézé qu’il cadre finalement en gros plan, avec la forme blanche de la vache en reflet sur sa rétine (case 6). 
En haut de la page 9, on raccorde à la même échelle sur les yeux de Tézé, toujours marqués par une forme blanche mais cette fois sertis de lunettes mouillées par la pluie (case 7). Le cadre s’élargit et intègre le père adoptif, toujours derrière, qui appelle Tézé (case 8) et l’invite à rentrer (case 9). Contre champ sur une vache joufflue et affalée, le regard résigné (case 10). Tézé en plan moyen avec son père qui s’éloigne en lui demandant à quoi il pensait (case 11). Et enfin plan de semi-ensemble sur un charnier où l’on entasse et brûle des carcasses de vaches potentiellement malades (case 12). On apprend case 12 qu’entre la page 8 et la page 9 vingt années se sont en fait écoulées, disparues dans la reliure ou abîmées dans le blanc du cadre ou de la forme reflétée sur la rétine…
Avec ces deux planches superbes et émouvantes, Dupré utilise parfaitement les moyens formels offerts par son art graphique pour condenser et annoncer nombre d’idées et de développements à venir dans la suite de l’album. Situées respectivement en 8e et 9e pages de ce dernier, ces deux planches apparaissent l’une en face de l’autre aux yeux du lecteur, mettant parfaitement en évidence, de part et d’autre de la reliure, l’effet de miroir et de rime et le jeu des correspondances qui s’instaure entre elles, l’ensemble  fonctionnant en diptyque, à l’instar des deux couvertures du Troupeau aveugle par Caza, étudiées dans les premiers temps de cette rubrique. Comme pour celles-ci, cette structure en miroir invite à analyser  ces deux planches en se livrant au jeu des points communs et des différences pour voir tout ce que cette composition formelle suggère ou induit, annonce ou dévoile.
 
 
Points communs et échos.
 
Au niveau des points communs, on notera d’abord l’identité de situation. Celle de Tézé, à deux moments différents de sa vie, confronté au regard de l’animal. Face-à-face silencieux et marquant (imprimé sur la rétine) de l’homme et de la bête au regard résigné, qui paralyse l’homme et le plonge dans ses pensées. Dans les deux cas, le père adoptif, positionné derrière Tézé, le sort de sa méditation et l’invite à se détourner du spectacle de l’animal souffrant. Formellement, cette identité de situation est redoublée par la symétrie au niveau de la composition et des échelles de plans utilisées : la case 1 entre ainsi en résonnance avec la case 12, de même hauteur (9 cm) et les cases 2, 3, 4, 5 et 6 font respectivement écho aux cases 11, 10, 9, 8 et 7, toutes de 3,7 cm de haut, chaque case utilisant par ailleurs toute la largeur de la page. Bref, composition symétrique, mêmes échelles de plans (plans large, moyen, rapproché, gros plan), mêmes personnages, mêmes positions, mêmes situations : les deux planches résonnent impeccablement entre elles en renvoyant à l’idée commune de l’homme confronté au scandale alimentaire de son pays (là, la famine, ici, l’élevage industriel). En  fait, par les seuls moyens formels, Dupré trahit ou traduit également la pensée intime de Tézé, autrement dit l’écho personnel que suscite le spectacle du charnier, l’écho renversé d’une autre rencontre ayant eu lieu jadis avec le regard de l’animal. « À quoi pensais-tu ? » interroge son père. « À rien, papa, à rien… » se dérobe-t-il mais le lecteur attentif, instruit par la seule composition formelle des planches et la juxtaposition des scènes, peut ressentir à quel souvenir le spectacle du bûcher fait écho dans la mémoire de l’homme noir. De sorte que dans ces deux planches, la symétrie dans la composition et le jeu de résonances créé sont ici très intelligemment utilisés pour mieux mettre en relief l’écho intime déclenché par la situation de scandale alimentaire. À un autre niveau, il est également intéressant de voir comment cette composition formelle entre en relation avec la démarche globale de la série consistant à rattacher des situations contemporaines (pandémie, crise financière…) à certains mythes grecs (Midas, Orphée…), autre façon de dire que l’humanité paraît condamnée à répéter indéfiniment les mêmes erreurs et les mêmes fautes, ou les mêmes péchés (capitaux), dont les mythes étaient censés la garder. Ici, c’est le mythe de Thésée et du Minotaure qui est mobilisé et le jeune Tézé, fils d’Egée, et aidé d’Ariane, sa secrétaire, aura pour tâche de parcourir le labyrinthe de la traçabilité afin de découvrir l’élevage à l’origine de l’épidémie et d’affronter le Minotaure, l’être à la tête de taureau qui dévore les jeunes enfants… Ainsi, nos deux planches et le système d’écho qu’elles mettent en œuvre semblent comme reproduire, à leur échelle, la démarche globale de la série qui se remémore les histoires d’un lointain passé (mythe, enfance) pour retrouver les formes dans le monde moderne…
 
Différences : du pays des vaches maigres à celui des vaches (trop) grasses.
 
Cependant, par-delà les points communs, la composition met également en relief les différences entre ces deux planches : l’enfance/l’âge adulte, la sécheresse/l’humidité, l’ocre et le bleu azur/le gris et le vert, le désert/la campagne verdoyante, l’Éthiopie/la France, autrement dit un pays de vaches maigres, régulièrement victime de famines et un pays de vaches grasses quant à lui victime de farines, et en l’occurrence ces farines carnées données aux herbivores malgré des pâturages verdoyants et qui rendent les vaches folles. En mettant en parallèle Occident et Tiers-monde, la symétrie de la structure indique combien aucun des deux pays n’a trouvé de solution satisfaisante au problème de l’alimentation et du rapport aux animaux, tout en insistant sur l’état de pénurie dont souffre l’un et sur les excès qui minent l’autre. Si la France possède tout ce qui manque à l’Éthiopie (en termes d’eau, de climat, de verts pâturages et de vaches grasses), elle n’en est pas moins tombée dans tous les pièges d’une agriculture industrielle intensive, soumise aux lois du marché, et dont l’affaire de la « vache folle » a parfaitement pointé l’absurdité et le délire. Dans chaque planche, le regard placide de la vache, victime de la catastrophe, vient interpeller Tézé, le prendre à témoin pour mieux le mettre face à son impuissance. Mais ce regard  véhicule à chaque fois une accusation différente : dans l’un, la faute semble plutôt émaner d’un climat (désertique) facteur de pénurie, alors que dans l’autre, elle est directement imputable aux hommes et à leur mode d’organisation. Là encore, cette idée est soufflée au lecteur par la seule position des hommes en cases 1 et 12 : en case 1, l’animal est en effet seul sur fond de décor naturel tandis qu’en case 12, les hommes, réduits à l’état de silhouettes, sont présents dans le cadre, intégrés dans le champ, suggérant ainsi leur lien avec le charnier et donc leur responsabilité d’humains dans le scandale alimentaire. Ainsi, la structure symétrique et inversée a pour vertu de confronter deux réalités opposées, l’une péchant par défaut et l’autre par excès, mais aussi de les mettre en miroir – et donc en relief – les absurdités d’un monde où certains meurent de faim alors même que d’autres gaspillent immodérément et, produisant des tas de cadavres, crèvent de trop manger.
 
 
Anticipation.
 
Par-delà ce jeu d’écho et d’opposition, la séquence s’avère aussi remarquable en ce qu’elle semble anticiper certains des développements ultérieurs de l’album. En fait, la seule séquence éthiopienne annonce déjà, comme une répétition sur un mode mineur, tout le début de la bande dessinée : et si, dans la scène initiale, le tout jeune Tézé se voit offrir une paire de baskets neuves, qu’il chausse pour mieux courir la brousse et filer à la rencontre de la vache famélique, autrement dit du problème de l’alimentation en Éthiopie, par la suite, vingt ans plus tard, le prometteur Tézé, se voit pareillement offrir (via l’influence de son père) un poste à responsabilité qui va à nouveau l’amener à être confronté au problème alimentaire de son pays (d’adoption cette fois). De même, le père (adoptif) invitant le fils à se détourner du spectacle (de la famine ou du massacre d’animaux) qui le laisse interdit, ne va pas sans annoncer l’attitude du ministre de la santé vis-à-vis des découvertes de son fils enquêteur… et les enjeux moraux au cœur de l’album. Tout se passe donc comme si la séquence éthiopienne condensait ou offrait déjà, en taille réduite et en négatif, plusieurs des développements à venir. Comme si cette séquence se ramassait et se pliait dans la reliure séparant les pages 8 et 9, s’engouffrait dans l’ellipse de vingt années entre les cases 6 et 7 pour mieux se redéployer en miroir, d’abord de façon purement symétrique en page 9, puis s’étirant ensuite de façon plus longue, l’album reproduisant alors les mêmes étapes que celles de la séquence initiale, soit l’offre d’un « cadeau », la prise de conscience face à un scandale alimentaire et l’insistance du père (adoptif) pour que son fils en détourne le regard… D’ailleurs, la scène présentée page 9 (puis 10) s’avérera en réalité être un flash forward, anticipant un avenir qui ne sera retrouvé qu’à partir de la page 34 de l’album, le récit de la page 11 à la page 33 ne faisant que combler (partiellement) l’ellipse entre les deux pages (8 et 9) et les deux cases (6 et 7) en racontant la manière dont on est arrivé aux événements la situation exposée page 9 (et 10). Et à nouveau, il convient de souligner combien cette dimension anticipatrice entre parfaitement en phase avec la démarche de la série, et ce, non seulement parce que celle-ci relève du genre du même nom (anticipation), mais aussi parce qu’elle met systématiquement en jeu, dans chaque épisode, un oracle, sous la forme d’un clochard qui délivre au personnage principal de chaque BD des augures sous forme de phrases mystérieuses et sibyllines qui ne trouvent leur signification qu’en fin d’album où elles se mettent à résonner tragiquement. Ici, apostrophant Tézé, l’homme noir qui vient de le renverser dans l’obscurité, l’oracle lance : « Dans ce monde, rien n’est tout à fait noir, ni tout à fait blanc. Mais c’est précisément le jour où tu le comprendras que tu devras choisir entre ces deux couleurs… » Et que tous ceux qui veulent goûter la saveur de cet oracle se précipitent pour dévorer sans plus tarder La Gourmandise, 3e tome de la série Pandora box !
 
©Pierre-Gilles PÉLISSIER  

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