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Formes de la SF : Pluto de Naoki Urasawa
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Formes de la SF : Pluto de Naoki Urasawa

De l’image-obsession à l’image-émotion
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 sur la répétition d’images dans Pluto (2003-2009) de Naoki Urasawa.
 
Auteur de séries phares comme Monster (1995-2005), 20th Century Boys (2000-2007) ou Pluto (2003-2009), Naoki Urasawa est considéré comme l’un des maîtres du manga japonais. Si le graphisme de ces séries rend son auteur assez aisément identifiable, le style de ce mangaka tient aussi à une manière toute personnelle de conduire son récit et de le développer. Parmi ces traits caractéristiques, il y a notamment une manière très particulière de répéter certaines images, de les faire revenir telles quelles, à l’identique (ou presque), de manière parfois obsédante, quitte à donner l’impression de meubler, de répéter voire de faire du surplace en créant des pauses, des suspensions voire des moments d’arrêts ou de ralentissement, dans le déroulé d’une narration pourtant fluide et haletante. Dans Pluto, ce procédé atteint un grand degré de maturité et est mis au service d’un récit qui est lui-même la répétition d’un autre manga. Série policière de science-fiction parue en 8 volumes chez Kana et reprenant une histoire d’Astro boy d’Osamu Tezuka, Pluto se situe dans un avenir où humains et robots cohabitent, ces derniers ayant obtenu que leurs droits soient reconnus à égalité de ceux de leurs modèles de chair. La narration suit l’enquête de l’inspecteur Gesicht sur les meurtres de promoteurs influents des droits des robots et sur la destruction progressive des sept robots les plus forts du monde, qui jouèrent un rôle important lors du précédent conflit mondial. Dans ce manga, dont le titre ne renvoie pas à un chien de Disney mais bien au dieu des enfers romains (Pluton), la répétition d’images identiques caractéristique du style de l’auteur emprunte deux directions différentes que nous qualifierons d’image-obsession et d’image-émotion.
 
L’image-obsession.
 
L’image-obsession nous semble un procédé très caractéristique du style utilisé par Urasawa dans ses thrillers. C’est par exemple, dans Monster, un dessin effrayant de livre pour enfants ou dans 20th Century Boys, une silhouette géante et indistincte aux yeux ronds, progressant comme Godzilla entre des rangées d’immeubles. Généralement associée à un traumatisme, cette image qui peut être une vision qui hante un personnage, le souvenir flou d’un passé enfoui qui refait surface ou une impression imprécise qui se dessine peu à peu… revient de manière obsédante.  Toujours mystérieuse, elle semble posséder un sens caché qui d’abord se dérobe puis semble peu à peu se préciser au fur et à mesure de ses retours. Cette répétition d’une image suggère d’abord son importance comme indice ou élément clé d’intrigues policières. Comme si cette image détenait, sous forme codée ou symbolique, la clé du mystère exposé, son explication, et que son décodage pouvait en dissiper les brumes ou la nébulosité et permettre de résoudre les données d’une histoire complexe. Si le retour obsessionnel d’une image effrayante constitue pour Urasawa une façon d’en distiller l’énergie terrifiante par décharges et rappels ponctuels, jusqu’à l’épuisement, elle est aussi une manière d’apprivoiser petit à petit un événement traumatique et de s’en approcher jusqu’à pouvoir le conscientiser : la répétition s’avère donc aussi un facteur de précision, qui permet de donner un contour précis à l’horreur ou au fantasme, et de mettre en lumière ce qui était plongé dans l’obscurité…
Dans Pluto, Urasawa déploie plusieurs images-obsession. Arrêtons-nous simplement sur quatre d’entre elles. 
  • La première est celle du masque mortuaire de Mont Blanc (figure 1), le gentil robot écolo dont la dépouille est l’objet d’une mise en scène macabre, avec sa tête décapitée affublée de simulacres de cornes diaboliques et arborescentes. Cette image terrifiante de la mort (évoquant une tête squelettique aux orbites creuses et une bouche figée dans un cri d’agonie), qui mêle le païen (un masque primitif à cornes) et le moderne (une tête de robot), et revient à maintes reprises, notamment sous forme de clichés d’enquête, se donne à la fois comme l’expression d’un traumatisme à dépasser (répéter l’image traumatique pour réaliser sa réalité et tenter de surmonter la disparition brutale d’une figure familière et sympathique) et d’une symbolique dont il s’agit de percer le sens (quelle est la signification de ce dispositif ?)… Par la suite, la mise en scène satanique des autres meurtres engendrera une pareille tendance à la répétition des scènes de crime…
Figure 1 : Pluto, Tome 1, p. 32
  • Une autre image-obsession est la vision récurrente de l’inspecteur Gesicht où un homme à casquette tend la main en répétant une phrase mystérieuse (« 500 zeus par corps ») (figure 2) : préscience ou souvenir mystérieux… cette image forme à nouveau un flash traumatique (Gesicht en ressort à chaque fois interdit, paralysé) dont le sens se dérobe d’abord au lecteur (t. 1, pp. 52, 82 ; t. 4, pp. 68 et 98…) avant que sa signification (et sa charge émotive) ne lui soit finalement révélée (t. 8, p. 187), la scène apparaissant alors d’autant plus cruciale pour le sens de l’histoire qu’elle a été longuement ressassée.
Figure 2 : Pluto, Tome 1 p. 52
 
Le sens premier de cette tendance à la répétition obsessionnelle nous semble en fait largement recouvrir un travail sur la mémoire, thème fondamental de l’œuvre d’Urasawa. À un moment de Pluto (tome 2, pp. 74-75), Hercule, l’un des robots les plus forts du monde, interroge Gesicht sur les raisons pour lesquelles les humains construisent des monuments et y répond en affirmant que c’est parce qu’ils ont la faculté (et la chance) d’oublier, une capacité de résilience (« Quand leur mémoire commence à s’altérer, ils se dépêchent de construire quelque chose pour ne pas oublier »). Au contraire des robots dont la mémoire reste intacte tant qu’elle n’est pas effacée et qui conservent « le souvenir parfait de tout ce qui a été vu »…, celui-ci se répétant indéfiniment et de façon inaltérée dans le circuit de sa mémoire. Plus loin, un autre personnage, le professeur Abullah, confiera qu’il préférerait que sa mémoire (douloureuse) soit, comme celle des robots, effaçable (t. 6, p. 94)... Lorsqu’elle est traumatique, l’image-souvenir peine à s’effacer et les personnages d’Urasawa restent souvent bloqués – comme les robots – sur ces moments obsédants, la réitération de ce type d’images contribuant ainsi à brouiller les cartes entre humains (sensibles à la douleur) et robots (figés dans des programmes répétitifs), ce qui constitue le sujet principal de Pluto
 
  • Parmi les images-obsession, il y a aussi l’image de la ligne brisée (figure 3) revenant de façon lancinante sur une dizaine de pages (tome 2, pp. 121, 128, 129, 130). Seul témoignage visuel de l’affrontement entre un robot et son adversaire-assassin, cette image est très différente des autres évoquées jusqu’ici. Contrairement à celles-ci, elle n’est plus représentative mais abstraite, ce qui accroît encore son caractère mystérieux, d’autant que le personnage d’Astro qui la scrute avec attention semble y percevoir un sens qui échappe au lecteur. Par sa seule répétition, Urasawa confère donc une importance démesurée à une figure abstraite, comme si en la regardant très attentivement, celle-ci pouvait révéler la clé du mystère, un indice important ou un sens qui provisoirement se dérobe… Pour sa part, le lecteur ne pourra qu’effectuer des rapprochements formels en reliant cette image aux longues branches/antennes/cornes télescopiques et ligneuses qui ornent cadavres et autres dépouilles mortelles dont le manga est parsemé… mais aussi d’une représentation diabolique de Pluton, imaginé en dieu cornu. Plus tard, cette ligne brisée trouvera un écho dans la métaphore d’une fissure déchirant les bâtiments de la météo, signe avant-coureur d’un désastre massif et imminent (t. 7, pp. 43-44 et 92-94). Plus largement, il nous semble que ce type de rapprochement offre une des clés du travail d’Urasawa dans Pluto, celui-ci consistant pour une bonne part à faire converger une multiplicité de signes abstraits et mystérieux, de dessins non figuratifs, vers une représentation concrète, comme ces murs couverts de graffitis s’avérant dépeindre des champs de fleurs (cf. t. 3, pp. 134, 146-148...) ou comme la figure de Pluto, d’abord fort nébuleuse (tourbillon, tornade, nuage), avant d’apparaître dans toute sa concrétude à la fin de la série.
Figure 3 : Pluto, tome 2, p. 128.
  • À ces images, il faut donc ajouter celle de Sahad, au milieu de son champ de fleur (en fin du t. 5, p. 194 puis t. 6, pp. 17, 24-25, 28, etc.), arborant un sourire non moins énigmatique que celui de la Joconde (figure 4). L’enjeu, encore une fois, n’est pas seulement d’ordre narratif mais aussi esthétique : il s’agit de percer le mystère des images, d’en creuser le sens. De sorte que l’enquête policière, chez Urasawa, se double d’une enquête esthétique et la répétition obsessionnelle des images n’est peut-être qu’une façon pour l’enquêteur d’essayer de résoudre un mystère insondable, dont la clé serait présente dans l’image, sous le regard de tous, mais qui, à défaut de pouvoir être contextualisée (et reliée à d’autres séries d’images), ne livrerait pas immédiatement son sens.
 
 
Figure 4 : Pluto, tome 6, p. 17
 
 
L’image-émotion. 
 
La répétition des images chez Urasawa n’a cependant pas toujours fonction à illustrer une obsession (traumatique ou enquêtrice). Différentes des images-obsession, il y a les images-émotions, celles où Urasawa répète une image pour exprimer la (non-)réaction d’un personnage à une situation ou une annonce qui lui est faite.
 
On en trouve un premier exemple au tout début du manga (figure 5) au moment où l’inspecteur Gesicht annonce à une femme-robot la destruction de son époux policier alors qu’il était dans l’exercice de ses fonctions. Cette scène, très belle, et traitée comme l’annonce du décès d’une personne humaine, se caractérise par ses émouvants silences (la triste nouvelle n’est à aucun moment explicitement formulée) et par sa focalisation sur la (non-)réaction de la femme-robot (qui consiste à répéter deux fois de suite la même image). 
 
Figure 5 : Pluto, tome 1, p. 26
 
Un peu plus loin (figure 6), Urasawa dessine la réaction de North 2, le robot mélomane, à la demande faite par un vieux musicien bougon quant au nombre de congénères robots détruits par lui lors du dernier conflit mondial.  
 
Figure 6 : Pluto, tome 1, p. 98
 
Reproduisant le même dispositif (silence et répétition à l’identique d’une tête de robot en réaction à une demande ou une annonce), ces deux moments et la répétition mise en œuvre peuvent être interprétés en deux sens antithétiques :
  • Soit cette répétition, et la focalisation sur un visage désespérément inexpressif, signalent l’imperturbabilité du robot, bloc marmoréen impavide incapable de réagir et d’éprouver de l’émotion face à une demande grave (= hypothèse du robot comme machine insensible) ;
  • Soit, tout au contraire, cette répétition et le silence qui l’accompagne décuplent l’impact émotionnel de la scène, en creusant la surface affichée d’une profondeur sensible (= hypothèse du robot comme créature sensible, voire humaine). Ainsi, le robot North 2 reste-t-il immobile et silencieux là où, s’il n’était vraiment qu’un programme, il devrait répondre mécaniquement à une question factuelle… cette aphasie ou ce moment de suspension laissant deviner une intériorité bouleversée et affectée au plus profond d’elle-même sous une extériorité froide et impavide. 
Vers la fin de Pluto, Tenma, le père d’Astro, demande comment il est possible que des robots puissent faire pleurer des humains, posant par là même l’enjeu esthétique et narratif du manga (soit injecter des émotions extrêmes dans une intelligence artificielle afin de la sortir du sommeil). Par la simple répétition mécanique du même, Urasawa parvient admirablement à faire ressentir l’émotion (tristesse, douleur…) d’un être artificiel. Et si la seconde des interprétations proposées ci-dessus paraît la plus convaincante, la plus en phase avec le ressenti du lecteur, cette double hypothèse a pour principale vertu de faire ressortir au niveau esthétique la tension éthique au cœur de Pluto et de toutes ces œuvres de science-fiction qui (comme I, Robot ou la série Real Humans) opposent une partie de l’humanité hostile aux robots, les considérant comme de simples machines, sans sensibilité ni affects, et une autre estimant pour sa part que les robots sont eux aussi des êtres sensibles, capables d’émotion et pour cela redevables de respect. Derrière cette opposition, se cache en fait une série de questions proprement philosophiques, que pose Pluto : qu’est-ce qui légitime le respect ? qu’est-ce qui fonde les droits ? un robot capable de sensations ou d’émotions, de tristesse ou d’amour, de peines ou de rêves, de souffrances ou de douleurs, ne devient-il pas lui aussi humain et sujet de droits ? 
Terminons cet inventaire des images-émotions en mentionnant enfin cette scène où le professeur Ochanomizu s’adresse à la photographie de sa femme disparue (figure 7). Convoquant la mémoire d’un animal de compagnie disparu, le professeur semble dialoguer avec sa femme décédée à travers le portrait photographique de celle-ci. Il fait en tout cas comme si celle-ci lui avait répondu, comme si elle était toujours vivante. Dans cet exemple, le professeur Ochanomizu reproduit donc la position du lecteur d’Urasawa face aux images répétitives de ses mangas. Mais si ce dialogue avec une image figée et muette ressemble au fond à celui des exemples précédents (absence de réaction), il s’en distingue cependant en ce que d’une image à l’autre, Urasawa opère un grossissement d’échelle de façon à ce que, à la seconde occurrence, le cadre de la photographie disparaisse, s’abolisse, pour mieux nous immerger dans l’image, à l’instar du personnage qui dialogue ici avec l’au-delà (de la représentation), et mettre en valeur le sourire triste de l’épouse et la douceur de son expression, suffisamment éloquents pour que Ochanomizu opine (« oui je sais »). Ici, comme dans les exemples précédents, Urasawa utilise donc à merveille le silence et la reproduction d’une image pour décupler une émotion, et amener celui qui la regarde à y projeter sa sensibilité et à creuser une pure surface en deux dimensions (photos, dessins) pour l’investir d’affects.
 
Figure 7 : Pluto, tome 4, p. 9.
 
Exemples à l’appui, nous venons de voir comment, avec Pluto, Urasawa mettait en œuvre un style reposant sur la répétition d’images selon des fins variées (frayeur, suspense, mystère, empathie, tristesse). Or ce procédé nous semble d’autant plus intéressant dans le cadre de cette œuvre que celle-ci se définit d’abord comme la reprise d’un épisode de la série Astro boy d’Osamu Tezuka (« le robot le plus fort du monde »). En se référant et en adressant plusieurs clins d’œil à cette série phare de Tezuka et à d’autres du même auteur (Black Jack, Phénix, etc.), Pluto convoque en fait une des figures tutélaires du manga dont l’œuvre populaire carburait déjà tout entière, comme nous avions essayé de la montrer dans notre étude sur le Chant d’Apollon, à la répétition (reprise des grands mythes antiques, des figures légendaires de la culture indo-européenne, répétition fatale et tragique d’une même histoire…). Avec Urasawa, la puissance de reproduction tezukienne se voit donc portée au carré, et mise au service d’un style graphique où la répétition est utilisée comme vecteur d’augmentation de la force émotionnelle et des potentialités mystérieuses des images. 
 
© Pierre-Gilles Pélissier   

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