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Formes de la SF : Prisonnier des images
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Formes de la SF : Prisonnier des images

Prisonniers des images 
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lecture comparée de deux planches de BD (Eberoni/Montellier)
 
 
Tout lecteur de roman, BD ou spectateur de cinéma ressent un jour une impression de déjà-vu. Soit parce que l’œuvre qu’il parcourt renvoie délibérément à une autre, en lui adressant un clin d’œil, en lui faisant explicitement référence, soit parce que deux démarches créatives, en explorant des thèmes communs, s’accordent à exprimer, de manière proche ou identique, une même idée. Cette impression de « déjà-vu » nous a ainsi saisi en lisant un passage de la bande dessinée Samouraï d’Eberoni, parue en 2010 aux éditions Futuropolis. Après quelques recherches, nous avons réalisé que cette page nous avait évoqué une planche signée Chantal Montellier et visible dans l’album L’esclavage c’est la liberté
 
Chantal Montellier, L'esclavage c'est la liberté, p. 49.
 
Eberoni, Samouraï, p. 42.
 
Paru en 1984 aux Humanoïdes associés, L’esclavage c’est la liberté est une broderie graphique autour du 1984 (Nineteen Eighty Four) d’Orwell auquel son titre et sa préface font directement référence. Généralement en une planche, Montellier prolonge ou développe certains points du roman d’Orwell, les corrige ou les adapte à l’évolution du monde, les commente. Faite de moments autonomes (à l’exception des huit dernières pages qui se suivent et visent une certaine continuité), qui plus est séparés par la mise en page, cette BD, loin d’être une adaptation de 1984, apparaît plutôt comme une série de notes de lecture sur celui-ci ou encore autant de réflexions ou d’idées graphiques que certains passages de cet ouvrage peuvent faire germer chez un artiste. 
 
Paru vingt-six ans plus tard, Samouraï d’Eberoni est un poème visuel et une rêverie érotico-dystopique à partir du film homonyme de Jean-Pierre Melville (1967) dans lequel un tueur à gages veille à remplir son contrat en traversant un Paris futuriste à moitié submergé et dévoré par la violence et la pornographie. 
 
En apparence peu comparables dans leur style respectif et leurs ambitions, ces deux BD d’anticipation présentent pourtant nombre de thèmes communs et notamment celui de la surveillance généralisée, et en l’occurrence celui d’un contrôle total exercé par un dispositif panoptique, permettant au pouvoir de suivre ou traquer chaque individu dans le moindre de ses gestes et déplacements. Plus que sa dimension sonore, téléphonique ou informatique, c’est bien l’aspect optique de la surveillance qui va intéresser nos deux artistes et ceux-ci vont traduire leur crainte en emprisonnant leurs personnages dans un réseau d’images. Dans les deux bandes dessinées évoquées, grâce à la spécificité de ce médium graphique, les images et la réalité sont mises sur le même plan, deviennent indistinctes. Dans l’ouvrage de Montellier, les images tapissent littéralement le décor du monde totalitaire, lui servent de toile de fond, et il arrive même que certaines parties du dessin apparaissent comme des images collées sur un fond supposé « réel » ou en relief (tel ce caniche aux propos xénophobes apparemment scotché sur le trottoir mais tenu en laisse par une personne « réelle », p. 7) traduisant l’idée d’un monde où le réel mis en image peut être infiniment corrigé ou rectifié. De même, chez Eberoni, les images, érotiques ou pornographiques, prolifèrent sur les écrans de publicité et assaillent l’esprit du personnage principal sous la forme de petites vignettes (mentales ?) qui parasitent sa vision de la réalité. Dans ce monde de la surveillance permanente, toutes les images se confondent et le cadre de la case devient aussi celui de l’écran de contrôle ou de la vidéosurveillance où les personnages se retrouvent enfermés. Un enfermement qui est redoublé par un dispositif d’emboîtement d’images potentiellement infini : le premier surveillant et son écran de surveillance faisant à leur tour l’objet d’une surveillance par le regard et l’écran d’un deuxième surveillant...
 
Montellier, L’esclavage c’est la liberté, p. 7.
 
En pointant ce parallèle, il ne s’agit pas ici de prétendre qu’Eberoni aurait repris (consciemment ou inconsciemment) une idée de Chantal Montellier mais plutôt de suggérer qu’il y aurait une forme esthétique idéale ou privilégiée pour donner corps à certaines idées. En insérant une image dans une image, Montellier comme Eberoni partagent une même intuition esthétique en recourant tous deux à un procédé de mise en abyme pour traduire une question de récursivité touchant à la philosophie politique ; une question d’ailleurs posée dès l’Antiquité par le poète romain Juvénal, vraisemblablement en réponse à une aporie de la République de Platon, et demandant : « Quis custodiet ipsos custodes? / Qui gardera ces gardiens ? ». S’il est en effet nécessaire qu’il y ait des gardiens pour surveiller les citoyens, qui, dès lors, va garder ces gardiens ? Qui va les empêcher d’avoir une attitude dissipée, de négliger leur tâche, de se comporter de manière indigne et contraire à ce qu’ils imposent aux autres ? Dès lors que la surveillance de tout un chacun est posée comme un impératif, qui va surveiller les surveillants
 
La façon d’organiser cette mise en abyme à l’échelle de la planche par nos deux auteurs, et la façon dont elle s’insère dans l’économie du reste de la BD, diffère toutefois légèrement et amène deux lectures distinctes.  
 
Chez Montellier, l’enchaînement des cases fonctionne à la manière d’un zoom arrière : on part d’un plan moyen sur deux personnages (1re case) puis, en prenant du recul ou du champ, on se rend compte qu’il s’agit d’un écran de surveillance sous la vigilance d’un homme (2e case) lui aussi objet de la surveillance d’un second gardien (3e case). L’élargissement progressif et linéaire du champ parallèle à celui de la taille de la case amène le lecteur à mieux saisir l’imbrication des images et le fait que chaque image est assimilable à la captation d’un écran de surveillance. Mais Montellier fait également preuve d’humour et amène une distance critique dans sa planche : le premier surveillant est distrait de son travail et rappelé à l’ordre par un second… parce qu’il lit une BD. Ce qui conduit à placer le lecteur de BD dans une position intermédiaire, la BD présentant des cases analogues au cadre de la surveillance, mais aussi une possibilité de divertissement, de diversion ou d’échappée face à ce processus, comme un grain de sable dans la mécanique de surveillance, comme une perspective d’images alternatives. Cette pointe ironique rappellera aussi que dans la cité idéale décrite dans la République, Platon excluait la poésie, pour la raison qu’elle aurait une mauvaise influence sur les gardiens (en donnant des représentations désespérantes de l’Hadès qui entameraient leur courage). De sorte qu’on peut voir dans la planche de Montellier un clin d’œil ou une nouvelle apostrophe à la politique du philosophe grec, celle-ci ne se contentant pas d’interroger après Juvénal la question aporétique du gardiennage des gardiens mais réactualisant également la question de la poésie au sein de la cité en faisant malicieusement de la bande dessinée le nouvel art indésirable et perturbateur. 
 
Chez Eberoni, l’image du réel est comme épinglée entre deux images de surveillance, l’une au premier degré (en haut à gauche), l’autre au second degré (en bas à droite). Ces images viennent comme parasiter le réel, à l’instar de celles qui assaillaient le personnage principal lorsqu’il est dans la rue. Elles invitent surtout à interroger la question essentielle du point de vue dans la BD d’Eberoni. De quel point de vue regarde-t-on : est-ce celui de Samouraï ? celui de l’aigle ? ou bien celui de la surveillance, et donc du surveillant ? Nous penchons pour notre part pour la dernière hypothèse : il apparaît en effet que le premier surveillant travaille sur deux écrans, l’un suivant le parcours de Samouraï dans un Paris futuriste et l’autre branché sur des vidéos érotiques de jeunes femmes en pleine exhibition. 
 
Eberoni, Samouraï, p. 21.
 
Épousant ce regard « baladeur » qui oscille entre la traque optique du tueur à gages (travail) et les visions érotiques des autres écrans (distraction), c’est tout le récit d’Eberoni qui passe sans transition du cheminement du tueur à travers une capitale inondée (ligne narrative) à des flashs montrant des femmes nues ou en train de se dénuder (pures digressions). Une fois posée l’imbrication des systèmes de surveillance, tout l’enjeu de Samouraï consistera pour le personnage principal à remonter vers la source de la surveillance, en brouillant les pistes de façon à se soustraire au dispositif de surveillance et à ce point de vue totalisant. À se dérober à la tyrannie de la case et à accomplir sa mission quitte à passer par la bande. 
 
©Pierre-Gilles Pélissier

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