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Formes de la SF : Small Soldiers de Joe Dante
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Formes de la SF : Small Soldiers de Joe Dante

De la propagande médiatique à l’invasion du réel : 
analyse de la séquence du spot publicitaire
au début de Small Soldiers de Joe Dante (1998)
 
 
Les petits soldats du complexe militaro-industriel.
 
Globotech, la société numéro un dans l’industrie de l’armement, décide d’étendre son savoir-faire de haute technologie aux produits de consommation courante et familiale. À cette occasion, la firme lance une gamme de jouets sophistiqués : des petits soldats et des monstres aux piles inusables et capables de mouvements autonomes. Dotés de puces électroniques surpuissantes, les petits soldats vont littéralement péter les plombs, et tâcher d’accomplir scrupuleusement leur programme guerrier, soit détruire leurs ennemis Gorgonites, en employant les grands moyens et en organisant, à leur niveau et dans la banlieue où ils sont livrés, de véritables campagnes militaires.
 
C’est sur cette base que démarre Small Soldiers, chef-d’œuvre de Joe Dante avec les deux Gremlins. Film jubilatoire et pétri de références cinéphiliques, comme tous les longs métrages de Dante, Small Soldiers, en faisant mine de parodier les grands films de guerre (À l’ouest rien de nouveau de Milestone (1930), Les douze salopards d’Aldrich (1967), Patton de Schaffner (1970), Apocalypse Now de Coppola (1979), Full Metal Jacket de Kubrick (1987)), part en réalité en guerre contre le complexe militaro-industriel, en ciblant plus particulièrement les méthodes du capitalisme monopolistique et du merchandising. Le motif guerrier est ainsi utilisé par Joe Dante comme une métaphore limpide des procédés offensifs et invasifs du marketing et de la publicité, faisant du commerce et de la publicité la poursuite de la guerre par de semblables moyens. Quand l’industrie de l’armement, au gré de rachats et d’expansion, prend d’assaut l’industrie du jouet, c’est pour mieux y propager ses méthodes et faire des petits soldats de plastique autant de machines de guerre bien décidées à aller au bout de leur programme, et donc autant de nouveaux gremlins réintroduits dans le quotidien lisse de la banlieue américaine. Mais plus que vers les petits soldats programmés pour gagner, dont les bras hypertrophiés rappellent ceux des héros des divertissements hollywoodiens testostéronés et militaristes des années 1980 (de Rambo 2 et 3 (Stallone) à Predator (Schwarzy) en passant par Aliens), objets d’une dénonciation sans concession, on sent que la sympathie du réalisateur se porte toute entière vers les Gorgonites, ces émouvantes figures de l’altérité issues du cinéma fantastique classique (depuis le Frankenstein de James Whale jusqu’au Quasimodo de William Dieterle (1939) en passant par The Trollenberg Terror de Quentin Lawrence (1958)), loosers magnifiques et métaphores transparentes des minorités brimées, qu’elles soient indiennes (l’arc et la flèche d’Archer) ou vietnamiennes (les Gorgonites, comme les Viêt-Congs, ne sachant que se cacher dans l’environnement pour échapper aux Rambos).
 
 
La séquence du spot en plan par plan.
 
La séquence que nous souhaitons commenter se situe au tout début du film : la société Heartland, spécialisée dans le jouet, vient d’être rachetée par Globotec et deux de ses plus doués concepteurs, Irwin et Larry, sont chargés de présenter leur projet à Gil Mars, président de Globotec, dans une salle de réunion déserte.
 
À travers les deux concepteurs, Dante oppose deux types de personnalités qu’on a pu rapprocher de Dante et de Spielberg, générant deux types de création, à l’image de leur créateur. Après Irwin (alter ego de Dante), créateur bordélique et confus, mais surtout rêveur et idéaliste, qui, sous l’effet du stress, s’empêtre dans des croquis dessinés à la main et ne cesse de faire tomber les représentations cartonnées de ses Gorgonites, succède Larry (alter ego de Spielberg), plus posé et assuré, plus carré et sérieux, mais aussi plus conventionnel, apte à se plier à la logique du profit, des affaires et des méthodes de communication moderne (multimédiatique) et ménageant ses effets comme un prestidigitateur qui d’abord ouvre une boîte noire (nouvelle boîte de Pandore qui n’est pas sans évoquer celle du mogwaï dans Gremlins) pour dévoiler un prototype de ses petits soldats puis lance un spot publicitaire conçu à leur gloire, afin d’en mettre plein la vue au président. Pour lancer la séance (le spot), les lumières, comme au cinéma, s’éteignent...
 
Plan 1 : depuis le fond de la salle, la caméra s’avance en travelling avant, comme attirée par l’écran, laissant les quatre spectateurs sur la droite. Sur cet écran, un rectangle noir accompagné des cinq notes du Zarathoustra de Strauss, référence limpide au début du 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick (1969) (1a) fait planer le suspense sur ce qui va être révélé (au sens photographique). 
 
1a
 
Mis en lumière, le rectangle sort de l’obscurité et révèle sa nature : c’est en réalité une boîte à jouet contenant la figurine du major Chip Hazard, chef du Commando des Elites, sur laquelle le spot publicitaire zoome (1b).
 
1b
 
En contrechamp, visiblement intéressé par le spot, le visage de Gil Mars, avec en arrière-plan les deux concepteurs, Larry et Irwin (plan 2).
 
2
 
Plan 3. Retour au spot publicitaire qui zoome sur la ceinture de Chip Hazard, avec une tête de mort couleur jaune/vert entourée d’éclairs et sur fond rouge. 
 
3
 
Puis, plan 4, la figurine derrière son emballage se met à bouger et son poing brise la « vitre » de sa boîte. 
 
4
 
En plan 5, on a alors un gros plan sur son pied qui sort de la boîte avant que la caméra remonte vers la tête de la figurine. 
 
5
 
Un recadrage, de biais, saisit Chip Hazard, saluant le spectateur (plan 6).
 
6
 
En contrechamp (plan 7), Gil Mars se lève et demandant l’interruption du déroulé du spot (« Wait, wait, wait, hold on,  hold on… ») en pointant le doigt dans sa direction, puis se levant pour sortir du cadre par la gauche. 
 
7
 
Raccordant dans le mouvement à 180° pour reprendre le personnage entrant de dos dans le champ, le plan 8 voit Mars se retourner et se placer entre le projecteur et l’écran puis, s’adressant aux spectateurs/concepteurs, leur demander si les figurines sont réellement capables de faire ça (« Can they really do that? »). 
 
8
 
À quoi les concepteurs, interloqués, demandent « quoi ? » en contrechamp (plan 9). 
 
9
 
Et Gil Mars de répondre : « Ça ! Parler, sortir de sa boîte… » (« … punching his way out of the box ») alors que la figure de Chip Hazard réapparaît sur l’écran (plan 10)…
 
10
 
En contrechamp, plan 11, reprise du plan 9 sur les deux concepteurs répondant « non ». Puis, nouveau plan sur Gil Mars, déçu (plan 12), qui sort du champ par la droite, alors qu’un autre membre du commando Elite apparaît à l’écran.
 
Plan 12
 
En plan 13, on retrouve nos deux concepteurs, dans un plan un peu plus large que le 9, avec Gil Mars qui entre dans le champ puis passe derrière les deux hommes (13a), en expliquant qu’il en a marre des publicités mensongères. La caméra le suit en panoramique alors qu’il retourne à sa place entre le projecteur et l’écran où s’affiche un troisième membre du commando (13 b). 
 

13 a


13 b
 
Après un nouveau contrechamp sur les concepteurs (plan 14), on revient sur Gil Mars faisant l’hypothèse que les jouets puissent réellement parler, marcher et « botter des culs »  tandis que tous les autres membres du commando Elite continuent de défiler sur l’écran (plan 15)…
 
15
 
Et Mars, trois plans plus loin, conclut son intervention en appelant de ses vœux « des jouets faisant effectivement ce qu’ils font dans les publicités ».
 
 
Analyse.
 
Cette séquence d’ouverture et ces quelques plans contiennent déjà, de manière programmatique, les principaux enjeux narratifs et esthétiques du film de Joe Dante mais aussi de son cinéma.
 
Elle montre par exemple la façon dont Dante manie, de façon virtuose, l’art de la citation cinéphilique. Cette scène se pose d’abord comme une façon de parodier et de retourner celle de Toy story de John Lasseter (1995) dans laquelle Buzz l’éclair, depuis le fond d’une pièce pareillement obscure, voyait sur une télévision la publicité pour son modèle, réalisant à cette occasion qu’il n’était qu’un jouet aux fonctions limitées à ce que mentionnait la réclame ; à l’inverse de Gil Mars qui s’exaspère ici que les produits ne puisse réaliser ce que la publicité montre. Quant à l’allusion à 2001 de Kubrick (plan 1), elle est d’abord une manière pour Dante d’attaquer la tendance des publicités à recycler à des fins commerciales des films ou des images artistiques, ce qui ne va pas sans évoquer le travail de Dante lui-même (récupérer des images variées et classiques pour les intégrer à l’œuvre commerciale qu’est son film). Dans un entretien accordé à la revue Positif parue en juillet/août 1998 (n° 449-450), Joe Dante envisageait d’ailleurs son film comme « un énorme spot publicitaire pour une collection de jouet », ramenant la séquence ici étudiée (une projection de film) à une mise en abyme de son œuvre (soit la dérivation d’une gamme de jouets à partir d’une œuvre cinématographique). À la différence de l’entreprise publicitaire, les citations chez Dante ne sont cependant jamais plaquées mais toujours signifiantes. Il ne s’agit donc pas ici pour Dante d’évoquer 2001 pour adresser un clin d’œil connivent, gratuit et clinquant à un monument du cinéma mais de convoquer une œuvre cinématographique majeure et sur-signifiante pour nourrir en retour le sens de son film. Dans 2001, le monolithe noir a ainsi pu être identifié à Dieu et sa transformation en boîte à jouet dans le spot publicitaire de Small Soldiers indiquerait alors combien la boîte et le packaging se posent désormais comme les nouveaux dieux de la société de consommation, voire leur seul horizon de mystère. Dans le film de Kubrick, l’apparition du monolithe puis le Zarathoustra de Strauss au début du film correspondaient aussi au moment où l’espèce simiesque recevait l’éclair d’intelligence et s’extrayait de sa condition animale pour se servir d’un objet comme outil, et en l’occurrence comme arme afin de détruire l’autre. Associé aux petits soldats, ce motif annonce donc d’emblée l’introduction à venir de l’intelligence chez les petits jouets ou tout du moins leur capacité à parler et à se servir des différents ustensiles qu’ils pourront trouver (par exemple dans un garage ou une chambre) comme autant d’armes leur permettant d’éliminer leurs ennemis. Comme chez Kubrick, l’intelligence de l’espèce éclairée par le monolithe s’exprimera d’abord par une volonté de détruire. Par la suite, on ne s’étonnera donc pas que la petite puce, à l’origine de ces facultés, présente également la forme d’un rectangle noir… sous un habillage doré. Dans 2001, Kubrick traduisait en un raccord célèbre (de l’arme au vaisseau spatial) les conséquences de cette émergence de l’intelligence. Et qu’est-ce que Small Soldiers sinon une odyssée des figurines de plastique (avec bateau, dangers, monstres, cyclope et retour nostalgique à une patrie d’origine) et l’examen détaillé des conséquences que pourraient avoir, via un nouveau monolithe (la puce électronique), l’introduction de l’intelligence au sein d’une espèce jusque-là sans conscience ou privée d’esprit : le jouet-automate… ? De façon plus osée, on peut aussi penser que le monolithe vient éclairer celui qui le contemple, et en l’occurrence Gil Mars qui, l’œil allumé par une étincelle au début du spot, va brusquement développer une idée géniale : transformer la fiction du spot en réalité.
 
Le spot publicitaire se pose ainsi comme l’annonce de ce que vont être les figurines, à l’image d’un blockbuster qui annoncerait de façon imagée les produits dérivés s’apprêtant à envahir le marché. C’est ce qu’indique littéralement la réaction de Gil Mars, soit faire en sorte que les figurines puissent reproduire dans la réalité ce qu’elles font à l’image : parler, briser leur boîte, botter des culs… Par la suite, les membres du commando Elite ne manqueront pas d’appliquer à la lettre ce programme, le problème ne venant pas ici d’un dysfonctionnement du programme mais du fait qu’il est trop littéralement appliqué. Le spot publicitaire et ses images posent donc d’emblée toutes les capacités ou potentialités que développeront par la suite les figurines. Le gros plan sur la ceinture de Chip Hazard avec sa tête de mort entourée d’éclairs (plan 3) suggère ainsi l’idée d’énergie (les éclairs), – cette énergie mise au service d’une puissance de mort (la tête de mort) se concrétisant par la mise en place de piles inusables –, tout en anticipant simultanément la mort électrique du major… Mais l’idée la plus géniale est bien entendu le moment où la figurine brise la vitre de sa boîte (plan 4). Pour renforcer l’impact de cette transgression, le spot fait d’ailleurs de verre la paroi d’une boîte censée être en plastique. Avec ce geste, ce n’est pas seulement la paroi transparente de la boîte à jouet qui explose mais aussi l’écran qui sépare le spectacle du spectateur, le virtuel du réel, l’espace du jeu de l’espace réel. Pour la figurine, il s’agit donc littéralement de sortir du cadre virtuel qui l’enfermait jusque-là pour entrer de plain-pied dans le réel (plan 5). Annonciateur des débordements à venir (les figurines ne resteront pas dans le cadre ludique pour lequel elles étaient conçues), ce moment constitue également la métaphore la plus parfaite du merchandising propre aux blockbusters, et en l’occurrence de leur capacité à faire exploser la frontière entre le virtuel et le réel, entre l’espace de l’écran et l’espace de la réalité, pour que les figures de ce premier percolent dans le second sous forme de figurines et autres produits dérivés. Les images vues par Gil Mars ont pour effet d’allumer illico la mèche du merchandising dans son esprit, l’amenant à donner carte blanche pour que les faits et gestes des personnages vus à l’écran soient transposables dans la réalité. Réagissant aux images vues, Gil Mars pointe un doigt vers l’écran puis se lève et sort du cadre (plan 7), franchissant l’axe qui départage le spectacle et les spectateurs pour aller se placer entre le projecteur et l’écran, les images du spot se trouvant alors partiellement projetées sur son corps (plan 8), jusqu’à ce que sa silhouette et celle du major Chip Hazard se superposent (plan 10), la mise en scène opérant ainsi une parfaite superposition du réel et du virtuel et l’identification entre le directeur (au patronyme pour le moins guerrier) et la figurine du major. La mise en scène rend ainsi effective la permutation entre réel et virtuel propre au merchandising, ravalant au passage l’arrogant Gil Mars au statut de petit soldat en plastique, tout aussi borné dans ses objectifs.  Pour Dante, Gil Mars et Chip Hazard, c’est donc même combat. Tous deux semblent en effet programmés pour vaincre, coûte que coûte, et partagent un même projet : l’élimination des perdants et autres rêveurs utopistes, sous le coup de méthodes agressives et au terme d’une campagne pugnace. Les méthodes commerciales du richissime patron n’ont décidément rien à envier aux méthodes guerrières du petit militaire… Par la suite, face à la perplexité des deux concepteurs, Gil Mars revient dans l’espace réel de manière à rallier à sa vue sa troupe de créateurs, sa démarche étant alors traduite par le mouvement panoramique de la caméra (plan 13) qui l’accompagne et effectue en douceur la transition d’un espace (réel, celui des spectateurs) à un autre (virtuel, celui de l’image, de la projection), où défile la série des commandos, révélant comme un miroir autant d’alter ego ou de nouveaux doubles de Gil Mars. 
 
Avec cette séquence et cette quinzaine de plans, Dante expose donc la plupart des enjeux de son film et son thème principal, soit le merchandising, déjà exploré en 1990 dans Gremlins 2, en insistant ici sur la faculté de transformer des personnages de fiction cinématographique en figurines envahissant les rayonnages du réel, et s’y propageant à l’issue d’une campagne rondement menée. De façon assez vertigineuse, la sortie du film produit par Dreamworks avait été précédée aux États-Unis par le lancement de produits dérivés de marque Hasbro mais l’échec commercial du premier n’est apparemment pas parvenu à assurer celui du second. On peut dès lors s’interroger sur les raisons de ce double échec : est-ce que le film, en attirant des mangeurs de pop-corn, n’a pas atteint sa cible en proposant un divertissement trop intelligent ou trop critique, source d’inconfort pour des spectateurs peu exigeants ? Ou alors est-ce que le propos critique du film, et sa charge contre le marketing, ont trop bien été entendus, générant chez ses spectateurs un refus d’acheter des produits dérivés présentés comme menaçants ? Acheter un produit dérivé de Small Soldiers, Gorgonite ou commando Elite, est-ce donc valider le mercantilisme invasif d’Hollywood ou bien se procurer une figure contestataire, hautement critique à cet égard ? Cette question, si elle met parfaitement en évidence l’ambiguïté d’un film à la fois gigantesque spot publicitaire et critique acerbe du marketing et de ses méthodes, a aussi pour vertu de traduire la position d’équilibriste du réalisateur de Gremlins vis-à-vis d’Hollywood, entre divertissement gentillet parfaitement calibré à la forme apparemment inoffensive (entertainment) et critique cinglante et dionysiaque, extrêmement subversive, de l’American way of life et des images qu’Hollywood en propose.  
 
 
© Pierre-Gilles Pélissier, janvier 2015 

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