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Formes de la SF : « Souvenir de famille »  de Norman Spinrad
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Formes de la SF : « Souvenir de famille » de Norman Spinrad

De Spinrad à La Boétie
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un souvenir science-fictionnel du Discours de la servitude volontaire.
 
Et si les récits de science-fiction, qu’on présente souvent comme une littérature d’idées, ne proposaient en fait qu’une autre manière de faire de la philosophie ? Une manière qui emprunterait les voies métaphoriques de la fiction plutôt que la rigueur voire la lourdeur des concepts… Les philosophes pour leur part n’hésitent pas à recourir à la vertu des expériences de pensée pour étayer leurs démonstrations ou mieux expliquer celles-ci. Les récits de SF ne peuvent-ils pas alors s’envisager comme de semblables expériences de pensée dont le lecteur aurait à extraire l’idée générale ? En lisant des récits de SF, l’amateur ne manquera donc pas de retrouver régulièrement, çà et là, la réactivation de grandes problématiques philosophiques (qu’est-ce que le réel ? qu’est-ce que le totalitarisme ?…), des allusions marquées à certains grands textes ou figures de la discipline, voire, parfois, un exercice de reformulaion fictionnelle d’un ouvrage philosophique. Au cours de cette rubrique, nous avons ainsi déjà eu l’occasion de pointer certains échos entre un roman de Duvic (Naissez nous ferons le reste !) et les thèses de Gunther Anders ou entre un roman de Xavier de Langlais (L’îÎe sous cloche) et les méditations cartésiennes. Ces deux exemples ne sont cependant que deux arbres isolés qui cachent une immense forêt, tant la proximité entre la science-fiction et la philosophie s’avère grande, la première n’étant peut-être même qu’une vaste mise en situation de la seconde. 
 
En parcourant les nouvelles qui composent le livre d’or de la SF consacré à Norman Spinrad en 1978, le lecteur qui aborde celle intitulée « Souvenir de famille » (Heirloom) (1972) ne sait sans doute pas encore qu’il va avoir droit à un récit de résistance qui, sous l’allure d’une histoire d’invasion d’une lointaine planète par les hommes, reformule très précisément l’intuition centrale du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, rédigé entre 1546-1548. 
 
 
Dans sa nouvelle, Spinrad imagine un grand-père qui raconte à son petit-fils la campagne à laquelle il a participé en tant que jeune militaire et par laquelle les hommes ont tenté d’envahir la planète Bornok. Ses habitants, les noks, n’étant qu’un peuple de paysans sans technologie ni armée, la conquête de cette planète ne devait a priori poser aucun problème. Les humains débarquent donc sur Bornok et occupent le terrain, sans rencontrer d’opposition armée ou violente, les noks continuant de mener leur train-train quotidien comme si de rien n’était. Tout se corse cependant lorsque les hommes tentent de soumettre ces civils indociles en leur imposant des cartes d’identité, en voulant les faire travailler à leur profit ou en tentant de les enrégimenter. Mais les noks ne réagissent toujours pas, n’obéissent à aucun ordre et continuent à se montrer totalement indifférents à la présence humaine. Les hommes décident alors de recourir à la violence afin de se faire entendre : tuant les indociles, ceux qu’on croit être les responsables, les chefs… sans obtenir plus de réactions, sans arracher le plus petit soupçon d’obéissance. La violence des hommes monte alors à nouveau d’un cran : ils brûlent alors les champs des noks, confisquent leurs récoltes, les tabassent régulièrement, violent leurs femmes… sans qu’aucun d’eux ne se rebiffe ni ne manifeste la moindre soumission. Une nok, à un moment, daigne cependant leur adresser la parole, expliquer leur attitude :
 
« Vous pouvez nous tuer (…). Tous nous tuer. Mais rien ne nous fera jamais reconnaître votre présence sur Bornok, admettre que vous existez. Rien. Pour nous, vous n’existez pas. »
 
Quelques jours plus tard, les militaires quitteront définitivement Bornok et sa population si peu serviable, répondant bien mal aux désirs de domination des conquérants.
 
 
Nous disions donc que cette nouvelle illustrait parfaitement l’une des intuitions centrales du Discours de La Boétie. Dans celui-ci, l’ami de Montaigne mettait en avant la dimension volontaire de toute servitude. Ne sont asservis que ceux qui acceptent de servir. Dès lors : « Soyez résolu de ne servir plus, et vous voilà libres » (éd. GF-Flammarion, p. 139). Loin d’inviter l’individu à bousculer le tyran ou à lui répondre par la violence, La Boétie lui enjoint simplement de ne plus le soutenir, de simplement refuser de lui obéir de même que les noks, appliquant à la lettre l’imprécation de La Boétie, refuseront systématiquement d’obtempérer aux ordres des Terriens, faisant comme s’ils ne les entendaient même pas. La Boétie a l’intuition que c’est le peuple qui, en obéissant ou non, peut faire le tyran ou le défaire, le placer sur un piédestal ou le destituer. Le pouvoir du tyran ne vient que de l’obéissance qu’il obtient de ceux qui le servent. Si ceux-ci cessaient brusquement de lui obéir, son pouvoir s’effondrerait, s’écroulerait. Dans la nouvelle de Spinrad, les noks refusent de reconnaître les hommes comme leurs maîtres et cette absence de reconnaissance engendre l’écœurement et le découragement de ces derniers. Ils n’obtiennent pas ce qu’ils recherchent dans la relation de domination, soit la servitude comme signe de reconnaissance du maître. 
 
En conclusion de la nouvelle de Spinrad, les noks l’emportent en appliquant scrupuleusement l’imprécation de La Boétie et les hommes, n’étant pas reconnus comme maîtres, renoncent finalement à exploiter la planète Bornok. Cette victoire était cependant tout sauf évidente et la proposition de La Boétie, très belle sur le papier, se révèle parfois difficile à mettre en application. Si tout le monde refuse de servir, le pouvoir du tyran s’écroule, certes, mais si ce n’est qu’une minorité, qu’en adviendra-t-il ? Ici, plusieurs conditions devaient nécessairement être réunies pour que triomphe la stratégie de résistance des noks : 
  • Que tous les noks naturellement libres placent la liberté au-dessus de tout, y compris de la vie et de la souffrance. Refuser la domination suppose qu’ils puissent rester toujours imperturbables, indifférents à la douleur, à la violence et à toutes les exactions venant des maîtres. Comme dans les textes stoïciens, la résistance à la douleur semble aisée à la lecture, mais beaucoup moins dès que l’on y est confronté. Comment rester indifférent à la souffrance ? comment ne pas accepter d’obéir lorsqu’on est menacé de coups de fouet ou de torture ? la liberté est-elle toujours plus importante que la vie ? ne peut-on pas parfois accepter de continuer de vivre même dans un état de servitude plutôt que mourir ? la liberté n’induit-elle pas de choisir parfois afin de moins souffrir ? Et qu’en est-il lorsqu’on menace de tuer ou faire souffrir ses proches, parents, enfants ou amis ?… Pour rendre la démonstration philosophique visée par sa nouvelle plus claire, Spinrad n’explicite pas les relations entre les noks et balaie donc ce problème en faisant de sa population extraterrestre des créatures stoïciennes relativement abstraites, aux caractères finalement assez éloignés des humains.
  • Que la colonisation ne soit pas une colonisation de peuplement visant simplement à récupérer des terres à des fins d’habitation ou afin d’en exploiter les richesses naturelles mais qu’elle vise essentiellement à s’en subordonner les ressources humaines. Si c’était le cas et étant donné le peu de sentiments manifesté par les conquérants  dans la nouvelle de Spinrad, on voit mal ce qui empêcherait ceux-ci de commettre un génocide, de détruire l’ensemble de la population et d’installer en lieu et place une colonie humaine afin d’exploiter les ressources naturelles du lieu, quitte à faire venir des esclaves plus dociles et plus travailleurs d’autres contrées. Cela s’est déjà vu, et notamment dans un pays que Norman Spinrad connaît pourtant bien…
©Pierre-Gilles Pélissier

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