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Formes de la SF : Time-Out d'Andrew Niccol
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Formes de la SF : Time-Out d'Andrew Niccol

Révolution en salon
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Sur la scène de réception de Time Out (In Time) d’Andrew Niccol (1/2)
 
 
« Le temps, c’est de l’argent » : cet adage caractéristique de notre modernité gangrenée par le tout économique est pris au pied de la lettre par Andrew Niccol, le réalisateur de Gattaca, pour servir de base à son très bon film Time Out (In Time en V.O., Niccol n’étant décidément pas gâté par les titres « français », même lorsqu’ils sonnent « anglais ») sorti en 2011. Dans la société future qu’il imagine, le temps est en effet devenu l’unité monétaire, chacun arborant sur son avant-bras un compteur lui indiquant le temps qu’il lui reste à vivre, les plus fortunés héritant de centaines voire de milliers d’années et pouvant prétendre à l’immortalité tandis que les plus pauvres doivent chaque jour trimer plus dur pour gagner une poignée d’heures tout juste susceptibles de leur assurer la survie jusqu’au lendemain.
 
Au début du film, Will Salas (joué par Justin Timberlake), jeune prolétaire du ghetto, hérite providentiellement de plusieurs centaines d’années léguées par un homme mortellement ennuyé par son statut d’immortel. Il en profite pour s’extraire du ghetto et, passant plusieurs péages, pour se rendre dans le luxueux New Greenwitch, se faisant remarquer alors qu’il mène un jeu dangereux au casino par un certain Philip Weis (Vincent Kartheiser), qui l’invite à une réception qu’il donne en soirée à son domicile. La scène se situe à 34´50´´ du début alors que Will Salas vient d’être présenté à ses hôtes (la belle-mère, la femme et la fille de Philip Weis) et se retrouve au salon, seul devant le buffet. 
 
Plan 1a
 
Plan 1b
 
Celle-ci commence par un gros plan sur une cuillère plongeant dans un petit dôme de caviar présenté sur un plateau d’argent (plan 1a). La caméra remonte avec la cuillère garnie vers le visage d’un Will Salas circonspect qui renifle avec méfiance le produit de luxe (plan 1b), avant de le reposer en haussant les sourcils. Par ce comportement, celui-ci trahit déjà son origine de classe, montre qu’il n’appartient pas à la haute société où il est reçu : venant du ghetto, le caviar lui est inconnu et il aborde ce produit comme un animal humant d’abord la nourriture avant d’évaluer sa comestibilité. Par ailleurs, une horloge placée derrière son dos et qui semble peser sur son épaule rappelle qu’il vient d’un espace où le temps est important, alors qu’il ne compte pas pour les riches qui en ont à foison. On notera également que le caviar raccorde avec le visage de Sylvia (Amanda Seyfried), la fille du richissime Philip Weis, suggérant un rapprochement entre les deux « produits de luxe » : guidé par son appétit (sexuel), Salas, à nouveau comme un animal, va se mettre à tourner autour de ce qui lui était jusque-là inaccessible, s’en rapprochant puis s’en éloignant, faisant sans cesse mine de regarder ailleurs pour mieux approcher ce qui exhibe ses signes extérieurs de richesse. 
 
Le plan suivant (plan 2) est un contrechamp sur les invités qui discutent puis sur l’arrivée de Sylvia escortée par son body guard. On revient ensuite au champ du plan 1b lors du plan 3 alors que Will se détourne du buffet. 
 
Plan 4
 
En plan 4, Niccol opte pour un plan de semi-ensemble où Sylvia apostrophe Mister Sallas pour savoir si tout se passe bien pour lui. L’échelle de ce plan tranche sur le reste de la scène, tout entière faite de plans rapprochés, et semble rompre avec la logique de la mise en scène qui joue d’abord du champ/contrechamp pour séparer les deux personnages (plans 5/6), en évacuant l’un des deux (dans les plans 6 et 8, sur Sylvia) ou en le situant bord cadre (plan 5 et 7, sur Will, avec Sylvia en amorce), pour ensuite organiser leur rapprochement (acté dès la fin de cette scène puis consacré dans la suivante, où ils dansent).
 
Plan 5
 
Plan 6
 
En fait, l’échelle de plan retenue pour le plan 4 permet surtout au spectateur de bien saisir la disposition des lieux, à savoir comment les deux personnages, au centre de la pièce, se trouvent séparés par une table qui reçoit le luxueux buffet, symbole évident de la barrière de classe qui les sépare mais qu’un désir de rapprochement va amener à contourner. Ce que la caméra va rapidement traduire en passant de plans fixes (plans 2 à 9) à une série de mouvements circulaires (plans 10 à 16).
 
Avant d’amorcer ce mouvement giratoire, Niccoll recourt à un jeu de champs/contrechamps en cinq plans fixes et rapprochés durant lesquels Sylvia congédie son garde du corps, Constantin, piqué derrière son épaule (plan 6), ce qui est une manière pour elle de marquer un désir d’émancipation à l’égard de son père : celui-ci, lors d’une séquence précédente au casino, l’ayant explicitement priée de ne pas quitter ses gardes du corps.
 
La disparition du garde du corps dans l’arrière-plan (plan 8) libère l’accessibilité ou plutôt l’attractivité de Sylvia, ce que confirment immédiatement la mise en scène (les déplacements des personnages et de la caméra) puis, avec un temps de retard, le dialogue. L’obstacle levé, Will se tourne et amorce illico un mouvement vers la droite du cadre (plan 9) qu’emboîte dans le plan suivant par une caméra qui semble alors coller à son point de vue mouvant (le plan 10, d’abord fixe, se met à bouger vers la droite), puis par des plans subjectifs (plans 12 et 14) ou semi-subjectifs qui font ressentir l’irrésistible mouvement d’attraction de Will vers Sylvia. Will entame donc un mouvement en orbite autour du buffet, qu’accompagne Sylvia, la mise en scène devenant alors, au sens newtonien, affaire de gravitation.
 
À mesure que Will avance (plans 11 et 13), Sylvia, simultanément, recule (plans 12 et 14), tous deux suivant la même orbite. Souvent en amorce des plans consacrés à Will, elle reste située bord-cadre, hésitant encore à partager le plan avec lui, sortant par exemple provisoirement du champ alors même que ce dernier le prévient des risques encourus (« Vous avez beaucoup à perdre ») (plan 15a). 
 
Plan 15a
 
L’enjeu de la scène, c’est en effet pour les deux personnages de partager le même plan (rapproché), ce qui s’accomplit précisément dans ce plan 15 puis le suivant grâce au jeu du cadrage et à d’élégants mouvements d’appareils. Car sitôt Sylvia échappée du cadre, ou de l’orbe de Will (plan 15a), la caméra panote à droite continuant d’accompagner ce dernier et récupère Sylvia désormais de face qui longe à reculons et dos à l’horloge la largeur de la table alors que Will se retrouve en amorce (plan 15b). Cette récupération se fait alors que Sylvia rétorque à Will que lui aussi a beaucoup à perdre, liant ainsi leurs trajectoires respectives, alors que le plan reproduit en miroir la composition du plan 5 en retournant les positions initiales (Sylvia se retrouve spatialement proche de l’endroit où se trouvait Will).
 
Plan 15b : « What do you do, Will? »
 
« Que faites-vous Will ? » (« What do you do, Will? ») lui demande alors Sylvia désireuse de connaître ses intentions (plan 15b), alors que celui-ci se dirige droit sur elle, semblant vouloir précipiter les choses. En contrechamp cependant, Will, qui jusque-là paraissait comme un prédateur fondant sur sa proie, dévie brusquement sa trajectoire vers la gauche (« je ne suis pas décidé » (« I haven’t quite figured that out yet ») – comme pour le caviar en somme…), délaissant une seconde Sylvia (plan 16a). 
 
Plan 16a
 
Mais un recentrement de la caméra vers la droite permet de récupérer celle-ci en gros plan à l’avant-plan, sa chevelure éclipsant alors un instant Will qui, continuant de graviter autour de la jeune femme qui tourne sur elle-même, ressort de l’autre côté pour se stabiliser enfin dans son champ (d’attraction) (plan 16c).
 
Plan 16b : Will éclipsé
 
Plan 16c
 
Résumons : dans ce segment (plans 9 à 16), les deux personnages tournent en orbite autour du buffet accompagnés dans leur rotation par une caméra qui, elle aussi, gravite autour d’eux jusqu’à ce que tous deux se retrouvent face à face, partageant enfin le même cadre en plan rapproché. Et à quoi a-t-on assisté ici sinon à une révolution complète de trois corps (Will, Sylvia, la caméra) autour d’un centre (le buffet), chacun se mettant ensuite à graviter comme autant de satellites autour des corps les plus attractifs/attrayants ? Au terme de cette révolution prise ici en son sens premier (astronomique), en 16c, Will revient à la place qu’il occupait au départ de la scène (plan 5), mais remplace désormais dans le plan le body guard de Sylvia (plan 6), de façon inversée : il sera donc à la fois son kidnappeur et son ange gardien. Cette scène nous semble également anticiper le mouvement narratif et politique du film, soit comment Will passe la barrière de classes (symbolisée, nous l’avons dit, par le buffet) pour aller chercher Sylvia chez les riches et la ramener chez lui, dans le ghetto, en l’entraînant dans son mouvement révolutionnaire. 
 
Une fois réunis dans le plan (les plans 5 et 6 convergeant en 16c), la scène se conclut par une série de plans où tous deux échangent et partageant des plans rapprochés (plans 17, 18, 19, 21) à l’issue desquels Sylvia propose une danse à Will (plan 21), non sans avoir jeté auparavant une œillade vers un paternel inquiet ou simplement intrigué (plan 20).
 
Plan 20
 
On notera ici le basculement du jeu d’opposition et le passage d’un jeu de champ/contrechamp entre elle et Will vers un nouveau système d’opposition où tous deux sont ensemble face au reste de la famille Weis, et notamment le père de Sylvia,  Philip.
 
Plan 21 : « Danse with me »
 
Quand Sylvia propose de danser (plan 21), elle ne fait toutefois qu’actualiser ce que la mise en scène avait entrepris depuis un moment déjà (plan 9), les personnages et la caméra valsant allègrement depuis une trentaine de secondes autour de la table recevant le buffet. On peut alors se demander si la scène écoulée traduisait le point de vue aimanté de Will ou bien anticipait déjà sur le désir de Sylvia, ou encore si celle-ci, à l’issue d’une révolution de salon fruit d’une attraction mutuelle, n’instaure pas en réalité la convergence de vue des deux êtres, soit du point de vue de Will et de Sylvia, d’abord séparés (champs/contrechamps) puis enfin liés. Une convergence que confirmera ou infirmera la scène suivante, celle de la danse, que nous nous proposons d’analyser dans une prochaine rubrique.
 
©Pierre-Gilles Pélissier

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