L’art de la synthèse
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Remarques sur un détail de Transperceneige –Terminus
de Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet
En 2015, soit plus de trente ans après sa création, le dessinateur Jean-Marc Rochette reprend son crayon pour livrer un ultime épisode au Transperceneige, mythique série de bande dessinée, dont les images ne cessent de tourner dans les imaginaires de ses lecteurs, lancée en 1984 avec un chef-d’œuvre cosigné avec Jacques Lob (L’échappé), auquel se sont raccrochés de deux wagons poussifs, scénarisés par Benjamin Legrand (L’arpenteur en 1999 et La traversée en 2000), puis relancée en 2013 par une grosse machine hollywoodienne conduite par un grand réalisateur coréen (Snowpiercer de Bong Joon-Ho) avant de trouver une conclusion (provisoire ?) dans cet album justement intitulé Terminus.

Terminus (les étoiles) : un album synthèse.
Le grand intérêt de ce dernier album réside dans sa tentative d’offrir une synthèse à la série. D’en rassembler les fils pour donner rétrospectivement une cohérence à ses multiples épisodes. Le scénariste Olivier Bocquet, dans la postface où il évoque l’élaboration de l’ouvrage, explique combien son idée principale a d’abord consisté à comprendre que les différents épisodes du Transperceneige ne renvoyaient pas à un seul train mais à plusieurs. Chaque épisode, servi par un style graphique différent, renvoyait en fait à un train différent, tous évoluant dans le même univers arctique. Ne restait plus qu’à trouver comment ceux-ci pouvaient être liés, autrement dit à rattacher les wagons, ce à quoi parvient brillamment le scénariste en ramassant les différents épisodes dessinés mais aussi le film qui en a été tiré pour les intégrer à une nouvelle perspective, et leur donner une forme de synthèse.
Peut-être cette dernière donne-t-elle d’ailleurs la clé de l’album ? N’y voit-on pas en effet un désir de certains personnages de synthétiser un homme nouveau et de vivre dans un espace entièrement artificiel, autrement dit synthétique, et plus généralement une aspiration esthétique à synthétiser les styles graphiques des précédents épisodes et même d’incorporer le spectre de couleurs du film à un univers en noir et blanc, ainsi qu’une volonté scénaristique de créer un espace qui tient autant du parc d’attractions que du camp de concentration tout en offrant une synthèse des utopies contemporaines (voyage dans l’espace, tout nucléaire, manipulations génétiques, transhumanisme)… ?
Si le désir de synthèse constitue le fil rouge de cet ouvrage, en retrouve-t-on pour autant la trace dans les détails, comme c’est le cas dans toutes les grandes œuvres?
C’est ce que nous allons à présent suggérer en laissant un instant travailler notre imaginaire sur l’un d’entre eux, à savoir le masque qu’arborent les habitants de « Future land », le monde souterrain où débarquent les passagers du Transperceneige arrivés au bout de leur périple (à la fin de La traversée). À un moment, des portes coulissantes s’ouvrent et dévoilent une série de cinq personnages masqués : des humanoïdes présentant des têtes de souris…(figure 1)

Figure 1 : Transperceneige – Terminus, page 93
Têtes de souris.
Par voie d’association, ces personnages à tête de souris renvoient nos imaginaires à différentes choses :
1/ En premier lieu à la souris comme animal de laboratoire. Les habitants de « Future land » sont explicitement désignés comme les cobayes d’une expérience scientifique, visant à créer, en vase clos, une humanité nouvelle, plus résistante, capable de vivre dans les conditions extrêmes, potentiellement immortelle. La cité souterraine est d’ailleurs désignée comme « le plus grand laboratoire du monde » (p. 105). À plusieurs reprises, on s’aperçoit que les savants (fous) qui dirigent cette utopie transhumaniste ne voient plus ses habitants comme des humains mais comme des souris (p. 166), autrement dit comme les sujets des expériences les plus délirantes et abjectes.
2/ En second lieu, la souris anthropomorphisée ne manquera pas de faire penser à la plus célèbre souris du monde (sauf pour les fans de science-fiction de mauvaise foi qui pensent que c’est Algernon), soit Mickey Mouse, le personnage créé en 1928 par Walt Disney (figure 2).

Figure 2 : le Mouse de Disney
À nouveau, la bande dessinée de Rochette et Bocquet fait explicitement référence à cette figure, le scénariste avouant dans sa postface s’être largement inspiré du Tomorrowland de Disney pour donner une forme à Future land qui n’est autre, à son origine, qu’un parc d’attractions. Lieu de divertissement, il exerce en effet son attraction au sens fort du terme en attirant vers lui les différents trains de rescapés filant dans la nuit à travers les espaces glacés.
De la souris comme objet expérimental à Mickey, ces deux premières associations renvoient déjà à Future land comme un espace offrant une synthèse de deux types de lieux : le parc d’attractions et le laboratoire. Ce que confirme un dialogue page 108 : « On est dans un parc d’attractions ? » interroge un rescapé. « Et un laboratoire », répond une souris.
3/ En troisième lieu, les traits conférés par Rochette à ses masques de souris nous évoquent encore davantage une autre figure célèbre de souris humanisée : à savoir le Maus d’Art Spiegelman (figure 3).

Figure 3 : le Maus de Spiegelman
Dans cette célèbre bande dessinée autobiographique, Art Spiegelman recourt au zoomorphisme pour relater les persécutions des Juifs dans l’Allemagne des années 1930, la Shoah puis les rapports des rescapés avec leurs enfants dans les années 1970. Les Juifs y sont ainsi présentés comme des souris alors que les Allemands sont vus comme des chats et les Polonais comme des cochons… Maus, c’est non seulement la souris en langue allemande, mais aussi le Mouse germanisé. La référence à Maus est donc d’autant plus pertinente que la BD de Spiegelman est en partie située à Auschwitz et que le thème du camp de concentration rentre alors en résonance avec le monde fermé de Future land. En plus d’être laboratoire et parc d’attractions, celui-ci prend également les traits du camp de la mort, où l’on tatoue d’ailleurs des séries de chiffres ou des codes-barres sur les bras des nouveaux arrivants (p. 102), formant un espace synthétisant les caractères de tous ces lieux. Ce qui permet de placer le fun sous une ombre inquiétante, mortifère, dictatoriale.
Zone de mort, la Future land de Transperceneige – Terminus est aussi une zone irradiée, construite à côté d’un réacteur nucléaire qui l’alimente en énergie mais qui fuit… le nucléaire et la radioactivité renvoyant bien évidemment à un autre traumatisme de la 2de guerre mondiale.
4/ Enfin, en dernier lieu, cette bande de personnages arborant des masques animaux renverra la mémoire de l’amateur de films d’horreur aux tueurs du film You’re Next d’Adam Wingard sorti en 2013 (figure 4).

Figure 4 : You’re Next d’Adam Wingard sorti en 2013
Dans ce long métrage entre slasher et survival, des assassins portant des masques de loup, d’ours et d’agneau prennent d’assaut une villa lors d’un repas familial et en éliminent méthodiquement les membres. Or, l’un des premiers actes commis par un des hommes-souris dans Transperceneige – Terminus est d’abattre froidement et de tuer sans sommation un des voyageurs du Transperceneige, comme s’y emploient les tueurs du film de Wingard. Dans chacun des cas, l’expression figée du masque, l’immobilité des traits suggèrent l’impassibilité de celui qui le porte, une froideur peu humaine... Cette dernière référence qu’évoquent les masques de souris renvoie donc à nouveau au régime de l’horreur, et à des personnages d’autant plus inquiétants qu’ils prennent des traits de personnages enfantins (ceux de Mickey Mouse), à la fois fascinants et terrifiants, et surtout à l’image du lieu aux traits contradictoires qu’ils habitent et de l’œuvre synthèse qui les a enfantés.
©Pierre-Gilles Pélissier