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Formes de la SF : Trepalium de Vincent Lanoo
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Formes de la SF : Trepalium de Vincent Lanoo

La ligne d’opposition de la série 
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le générique de Trepalium de Vincent Lanoo (2016)
 
 
Les séries de science-fiction hexagonales ne sont pas légion. Ce qui n’empêche pas ces rares productions, parmi lesquelles le récent Trepalium, de se montrer d’un réel intérêt. Réalisée par Vincent Lanoo, Trepalium est une passionnante série d’anticipation française en 6 épisodes diffusée pour la première fois sur Arte les jeudis 11 et 18 février 2016.
 
Dans l’avenir décrit, l’emploi est plus que jamais facteur de ségrégation. La pénurie de travail a créé un monde composé de 20 % d’actifs et de 80 % de sans-emploi. Un mur d’enceinte a été érigé pour séparer les uns et les autres dans deux espaces, à savoir la Ville pour les premiers et la Zone pour les seconds. Au début de la série, sous la pression terroriste, le gouvernement demande aux salariés de la Ville d’employer un quota d’« Emplois Solidaires » venant de la Zone et triés sur le volet. Les premiers acceptent de bien mauvaise grâce l’arrivée des « Zonards » dans leur espace de labeur protégé…
 
Le générique de cette série intervient systématiquement après 3-4 minutes de prologue lui-même précédé d’une synthèse récapitulative des épisodes précédents.
 
Dans le premier épisode, il démarre au terme d’un prologue situé dans la Zone où l’on décrit la survie quotidienne et la violence des échanges en milieu miséreux (rapine de dormeurs étalés sur des dor(trot)toirs d’infortune…) qui se conclut sur un plan à la grue qui s’élève le long d’un mur d’enceinte pour découvrir la Ville (figure 1)
 
Figure 1
 
Programmatique, ce Mur, comme dans nombreuses contre-utopies, dit d’emblée l’essentiel d’un monde reposant tout entier sur la ségrégation, selon une règle de bipartition réaffirmée tout au long du générique. Le mur trace donc, dans l’image, la ligne de séparation qui va traverser tout le générique. Sans recourir à un quelconque dialogue explicatif, celui-ci va rapidement poser les règles et oppositions qui structurent cet univers dystopique, et brosser les traits caractéristiques de chacun des deux espaces. 
 
Scandé par une ritournelle qui orchestre une montée dramatique à la manière d’un boléro (en rajoutant une nouvelle ligne instrumentale au terme de chaque phrase musicale), le générique déplie en miroir, et par-dessus un arrière-plan aquatique, deux séries d’images marquées par des filtres de couleur orangée (pour la partie haute) et bleutée (pour la partie basse). On part donc de deux petits faisceaux qui, à la manière de deux éventails, se déploient progressivement pour révéler de plus en plus lisiblement leur contenu, de la même manière que l’on va entrer dans la série et le monde qui y est dépeint pour n’en percevoir d’abord que certains aspects, en en laissant un certain nombre d’autres cachés ou repliés, et qui n’apparaîtront que petit à petit. Le côté éventail est d’ailleurs renforcé par les séries de triangles qui bordent chaque image et qui évoquent fortement les lamelles ou les volants permettant de plier l’instrument. Le générique apparaît donc comme deux éventails d’images colorées qui, à partir de l’axe central du plan, déploient et opposent sous nos yeux les imageries des deux espaces de la série, soit celui de la Ville (en haut) et celui de la Zone (logiquement en bas). 
 
Que nous montrent ces images ?
 
Elles opposent d’abord une liasse effeuillée de billets de banque (en haut) au carton porté par un sans-abri et indiquant « Homeless, please help » (en bas) (figure 2)
 
Figure 2
 
… puis des consommateurs parcourant des rayons de supermarchés (en haut) et des individus cagoulés fouillant dans des poubelles (en bas) (figure 3)… 
 
Figure 3
 
… un escalator montant ou descendant des passants (en haut) et une voiture incendiée, dans un climat d’émeute (en bas) (figure 4)
 
Figure 4
 
… des décors vitrés et spacieux de bureaux  où déambulent des employés (haut) et un climat de manifestation ou d’émeutes (foule, fumigène, CRS casqués…) (bas) (figure 5)… 
 
Figure 5
 
… des tuyaux de cuivre remplissant d’eau de grandes bonbonnes en verre (haut) et le transvasement d’un liquide (vraisemblablement de l’eau) entre deux jerrycans en plastique (bas) (figure 6)...
 
Figure 6
 
… un atelier de tissage ou de fabrication d’étoffe à l’activité fébrile (haut) et un déchet organique (miette, cadavre d’animal) pris d’assaut par les fourmis (bas)(figure 7)… 
 
Figure 7
 
… une chaîne automatisée de fabrication de petits objets en plastique jaune translucide (haut) et des fruits (tomates, poivrons) soumis à une moisissure dévorante et à un processus de décomposition accéléré (bas) (figure 8)
 
Figure 8
 
… des usines pétrochimiques aux cheminées fumantes (haut) et des décharges à ciel ouvert (bas) (figure 9)
 
Figure 9
 
… un mouvement vertical sur les façades miroitantes de buildings d’un centre financier (haut) et une caméra rampant horizontalement dans les allées d’un bidonville insalubre (bas) (figure 10)
 
Figure 10
 
… l’inlassable rotation des bras et des têtes des puits de pétrole extrayant l’or noir du sol (haut) et des canards morts flottant sur une eau souillée par des plastiques et une mousse suspecte (bas) (figure 11)
 
Figure 11
 
… l’intérieur d’une usine sidérurgique, de découpage des métaux ou d’une chaîne d’assemblage (de moteurs ?) (haut) et un cimetière d’automobiles (pare-brise étoilé, portières arrachées…) (bas) (figure 12)
 
Figure 12
 
… des tours en construction, entourés de grues (haut) et des immeubles délabrés, aux fenêtres brisées (bas) (figure 13)
 
Figure 13
 
… des rangées de voitures neuves, sortant de la fabrique (haut), et l’intérieur d’une usine désaffectée, pleine de tuyaux, valves et robinets (bas) (figure 14)… 
 
Figure 14
 
… en enfin différentes vues (de haut, au sol, de loin) d’une cité aux rues propres, avec grands immeubles luxueux et bien entretenus (haut) et de son contraire, soit une ville en ruine, à l’architecture dégradée et parsemée de débris divers et multiples et d’animaux errants (rats, chien hurlant) (bas) (figures 15, 16 et 17)
 
Figure 15
 
Figure 16
 
Figure 17
 
Outre son caractère programmatique déjà suggéré, ce générique présente un triple intérêt :
 
Le premier d’entre eux est évidemment le jeu de rapports et d’opposition qui s’instaure entre le bas et le haut, entre chaque série d’images. 
 
La figure 1 inaugure la série en prenant comme axe le rapport à la richesse qui s’exprime à travers le papier et en opposant la liasse de billets (la prospérité affichée) et le carton demandant l’aumône (la misère). Les images qui embrayent poursuivent cette présentation des deux mondes en les opposant sur différents points : à quoi ressemblent les usines de chaque lieu (fig. 14) ? leurs bâtiments ? leurs rues ? (fig. 13, 15, 16 et 17) leur environnement (fig. 11) ? Quel est le quotidien de chacun (le bureau/la violence urbaine) (fig. 5) ? Où les habitants se procurent-ils leurs denrées comestibles (au supermarché/dans les poubelles) (fig. 3) ? Comment leur eau est-elle conditionnée (dans des usines stérilisées aux cuivres étincelants ou transvasée d’un bidon plastique à un autre) (fig. 6) ? Les deux séries opposent ainsi la richesse à la misère (toutes), la production à la destruction (fig. 7 et 9), la propreté à la saleté (toutes), l’impérissable au périssable, le mécanique et l’animal, le plastique à l’organique (fig. 8)… 
 
Mais les liens et oppositions ne se contentent pas d’être purement thématiques. Ils passent aussi, entre autres, par le mouvement, comme ce mouvement vertical et ascensionnel le long des tours d’Aquaville, signe de l’aspiration vers les hauteurs de la réussite, qui s’oppose au parcours en rase-mottes de la caméra (camé–rat ?), apparemment condamnée à ramper au sol comme un nuisible (figure 10), ou encore comme cette houle qui berce les canards morts et qui, du fait de la juxtaposition des deux images, semble provenir de la rotation imprimée par les bras des puits de pétrole (fig. 11), le lien formel ainsi opéré induisant immédiatement un rapport de causalité entre l’un et l’autre [on sait combien l’extraction de pétrole (pour ne rien dire des schistes bitumineux) est source de pollution aquatique]. En figure 7, le lien entre les travailleurs et les fourmis paraît évident, avant même toute réflexion, et si les uns procèdent à la production (confection de vêtements ?) et les autres à la destruction (grignotage d’un reste organique), tous deux témoignent d’une activité fourmillante, renforcée par l’utilisation de l’accéléré, qui a pour effet de reléguer les ouvriers au rang d’insectes sociaux. Les deux séries d’images sont donc (comme les couleurs utilisées, soit le jaune orangé et le bleu) à la fois opposées et complémentaires. Leur déroulement simultané induit donc une logique ou plus exactement une articulation entre les deux mondes, comme si la prospérité des uns (Aquaville) s’appuyait sur la misère et la dégradation des autres (la Zone) de la même façon que la production industrielle et la consommation de masse génèrent des déchets eux aussi massifs (fig. 3 et 9).  Par-delà le jeu d'opposition, ces points de comparaison ou ces échos suggèrent aussi qu’au fond, ces deux milieux régis sont régis par une même logique (soit la loi de la jungle, la lutte de chacun contre chacun, l’impératif d’immoralisme, les coups vicieux pour s’en sortir), façon de renvoyer les deux mondes dos à dos, guidés qu’ils sont par les mêmes principes de fonctionnement, idée que la série va intelligemment développer.
 
Le second intérêt est la place qui est faite dans ce générique à la question de l’eau. Deux images de l’éventail lui sont ainsi consacrées (celle sur le conditionnement (fig. 6), et celle sur la pollution (fig. 11) et l’arrière-plan de tout le générique montrent une surface couverte d’eau vive qui peu à peu s’assèche pour laisser place à une terre craquelée au terme d’un processus d’assèchement à nouveau accéléré. On notera simplement ici et à nouveau le caractère programmatique de ce générique et la façon dont il annonce ou anticipe des thèmes et des questions qui seront au centre de la fiction à venir. Et on ne s’étonnera pas que l’eau constitue un des enjeux principaux pour la bien nommée Aquaville, et qu’elle soit même au cœur d’un secret odieux que le pouvoir doit à tout prix voiler ou cacher derrière un éventail, tout comme l’œil du spectateur, attiré qu’il est par les images colorées (jaunes et bleues) et changeantes déployées par les éventails perd de vue le devenir de la masse aquatique.
 
Enfin, le troisième intérêt que nous relevons ici est l’arrivée du titre et le A de celui-ci. Ses lettres majuscules apparaissent comme à cheval sur les parties hautes et basses de l’image, donc entre les deux mondes. Quant au A, à la fois à l’endroit et à l’envers, il forme deux fois trois branches qui renvoient évidemment au triple pal du tripalium, cet instrument de torture bien connu d’où le mot travail tire son étymologie, mais dessine aussi deux flèches qui suggèrent fortement l’idée de passage d’un espace à l’autre. Bien que scindés en deux à l’image par la ligne médiane du split-screen, et dans la fiction par un mur de séparation, ces deux espaces vont être amenés à communiquer. Autrement dit, des éléments de l’un vont passer dans l’autre. Des personnes de la Zone pénétrer dans Aquaville, à commencer par les « Emplois Solidaires », tandis que des personnes d’Aquaville vont être reléguées dans la Zone ou les Zonards y revenir après leur journée de travail. Bref, la frontière jusque-là relativement « étanche » va être traversée, transgressée, selon une lancée qui s’amorce au tout début de la série et se poursuit tout au long de celle-ci, jusqu’à l’épisode final qui achève comme il se doit ce mouvement de transgression, déjà annoncé dans ce générique décidément très riche en informations et pistes sur ce que sera la série à venir. Et remplissant donc parfaitement son rôle de lancement d’une série d’anticipation. 
 
©Pierre-Gilles Pélissier
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