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Formes de la SF : Prisonnier  de Thomas Disch
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Formes de la SF : Prisonnier de Thomas Disch

Échec à l’ouverture : la couverture du Prisonnier 
de Thomas Disch par Wojtek Siudmak
 
Dans le bas de l’image, une surface plane et rectangulaire cernée des deux côtés par une mer verte et composant un damier aux cases jaunes, blanches et orangées qui évoque un échiquier, s’enfonce vers un point de fuite situé au loin sur la ligne d’horizon. Réparties aléatoirement sur ces cases, plus ou moins éloignées,  des silhouettes qu’on devine masculines ou féminines, la plupart de dos. La plus proche à droite est cadrée à hauteur d’omoplates et porte un canotier, une cape et une lance. À gauche, une autre silhouette pareillement vêtue et parée d’une lance est tournée de trois quart vers le spectateur mais présente, à la place du cou et de la tête, un espace vide surmonté d’un pion, apparemment en apesanteur. D’autres pièces d’échecs apparaissent à l’image : un pion aux formes étranges quelques cases plus loin et une reine, elle aussi comme en apesanteur, sur la case transparente du damier céleste. À droite du personnage à la tête de pion, une silhouette masculine normalement constituée et vêtue d’un pantalon et d’un T-shirt, portant elle aussi une lance. Entre ces deux silhouettes, comme si les cases de l’échiquier avaient été brisées, en éparpillant quelques éclats, deux trous noirs d’où s’échappent des filets de fumée. Simple fumerolle pour le premier trou, le nuage émanant du second se densifie et monte vers le ciel en se transformant d’abord en un liquide aux teintes métalliques puis en une espèce de coquille brisée de couleur gris-bleue, qui enveloppe un visage lançant un regard inquiet vers la droite. Sur la gauche de cette coquille, flottant dans le ciel et faisant pendant à celui du sol, un autre damier s’étend vers l’horizon en alternant cases grises et cases transparentes. Sur la gauche de ce damier céleste, une série de silhouettes couleur azur arborant capes, lances et chapeau, et régulièrement disposées semblent reposer sur du vide : d’apparence humaine en haut, elles dévoilent, à la place des hanches et des jambes, un fût et des racines végétales apparemment enracinées dans l’air. Ici et là, quelques filaments semblent relier le ciel éthéré et azur au damier jaune du sol ou à la mer verte.
 
 
Due à Wojtek Siudmak, la peinture que nous venons de décrire sert d’illustration de couverture à l’édition Pocket SF du Prisonnier (The Prisoner), novélisation par l’écrivain Thomas Disch de la célèbre série télévisée réalisée en 1967 par Patrick McGoohan. Dans cette série, un agent secret britannique joué par le même Patrick McGoohan, juste après avoir démissionné, rentre chez lui où il est endormi par un gaz anesthésiant puis se réveille dans un lieu idyllique nommé le Village où les hommes sont numérotés et où un dirigeant baptisé numéro 2 essaye de lui soutirer de mystérieux renseignements. À chaque épisode, cet ex-agent secret qui se voit attribuer le numéro 6 tentera de s’échapper de cette prison dorée. 
 
De même que la novélisation du Prisonnier correspond à la vision (très cérébrale) de la série TV par l’auteur de Camp de Concentration, l’illustration de couverture apparaît comme la série revue et corrigée par le peintre, autrement dit ses thèmes et motifs absorbés, digérés puis régurgités selon le canon hyperréaliste de Wojtek Siudmak. Auteur d’innombrables illustrations de couvertures et de peintures toutes plus superbes les unes que les autres, que les amateurs de science-fiction se doivent de connaître, cet artiste prolifique a en effet développé un style très identifiable, empruntant largement au courant surréaliste de Dalí et Magritte pour forger un style propre qu’il a lui-même qualifié d’hyperréaliste. Son Prisonnier, c’est donc la série de Patrick McGoohan passée à la moulinette hyperréaliste, autrement dit une série dickienne revue avec les lunettes de Salvador Dalí. L’illustration proposée par Siudmak montre donc bien à la fois ce que celui-ci retient de la série, son essence, et la façon dont le filtre surréaliste retransforme et réorganise ces idées, leur donne une nouvelle forme. En parcourant les différents motifs de l’illustration ou en suivant leur logique ou la dynamique de la composition, le regard du spectateur est ainsi amené à reconstruire une histoire faite de tentatives d’évasion infailliblement vouées à l’échec, où chaque tentative de mouvement ou d’échappée se voit immédiatement contrariée par un obstacle ou un nouveau piège.
 
D’abord, si l’espace présenté, fuyant vers l’horizon, semble ouvert et offrir un point de fuite, ce n’est que de façon illusoire. L’échiquier au sol est en effet bordé par la mer et l’horizon, comme le ciel, ne paraissent contenir que la promesse du même, autrement dit la perpétuation à l’infini du damier. Dans le roman de Disch, le numéro 2 confie au numéro 6 : « Si vous vous évadez, à l’endroit que vous arriverez à gagner, l’emprisonnement sera mieux camouflé que chez nous, c’est tout » (p. 110). Dans le dessin de Siudmak comme dans la série et sa novélisation, l’ailleurs ne fait donc que ramener au même, à la prison du Village, symbolisé par l’échiquier. Ce dernier, ainsi que les costumes des personnages, font d’ailleurs explicitement référence à un épisode précis de la série, le neuvième, intitulé Checkmate (Échec et mat) qui envisage une partie d’échecs menée avec des pions humains.
 
« Échec et mat », épisode 9 du Prisonnier 
 
Les costumes des personnages (capes, canotiers, lances…) comme le motif de l’échiquier aux dalles transparentes de l’illustration de Siudmak procèdent visiblement de cet épisode de la série, comme si celui-ci tout particulièrement, avec sa partie d’échecs métaphorique, en avait condensé les idées essentielles voire capturé l’essence. S’y exprimait en effet l’idée clé (et profondément dickienne) du monde conçu comme un jeu, invitant à interroger la limite entre le réel et la fiction, entre le réel et son double, mais aussi celle de personnages assimilés à des pions ou à des pièces de jeu d’échec (que Siudmak retraduit dans son langage surréaliste en substituant un pion d’échec à la tête d’un personnage), manipulés par un pouvoir invisible et maître du jeu, avec une partie recommençant à chaque épisode. En marge de l’échiquier céleste, certaines pièces semblent à l’écart, hors-jeu, évoquant à la fois les pièces « mangées » lors d’une partie que des gardiens veillant au respect des règles du jeu, et indistincts des surveillés, hormis les racines en dessous de leur tronc. En affublant ces pièces de racines, Siudmak contrarie chez eux toute velléité de mouvement, tout en suggérant que les pions au sol, dont le buste est comparable à celui des hommes-racines, sont pareillement enracinés, le miroir céleste venant alors comme révéler la réalité profonde du modèle terrestre. La mobilité, de même que l’ouverture, ne sont donc qu’illusoires et l’échiquier céleste, en redoublant l’échiquier terrestre et révélant la nature de ses pièces, permet à l’artiste de refermer l’espace et d’opposer une perspective d’immobilité ou de surplace à toute tentative de mouvement. 
 
En dupliquant l’échiquier terrestre par un échiquier céleste, le dessin rappelle combien la série repose sur un jeu de miroir parfois vertigineux entre l’illusion et la réalité ou encore sur le dédoublement (épisode 5, « Double personnalité (The Schizoid Man) »), au sein d’un espace mental (/céleste,) du monde réel (/terrestre). Un homme néanmoins, paraît bien décidé à déjouer les pièges tendus par le Village, en brisant les règles du jeu et en l’occurrence les cases de l’échiquier (le « déracinement » laissant logiquement deux trous et des scories de ci et de là). Le filet de fumée qui s’échappe des cases et peut masquer la fuite (il s’agit de se soustraire à la surveillance) traduit ainsi cette volonté de s’extraire du jeu et de s’envoler, mais celui-ci, malheureusement, file vers le piège de son double céleste et est recueilli dans une coque grise où se matérialise le visage inquiet du Prisonnier, ressemblant à celui de Patrick McGoohan, en quête d’un dehors (regard vers le hors-champs de droite). Bien sûr, la forme ronde de la coquille ne va pas sans évoquer celle du Rôdeur, cette boule blanche qui, dans la série TV, veille à ce que personne ne sorte pas des limites du Village et, englobant le fuyard, laisse apparaître l’empreinte de son visage. À moins que cette coquille, de la même couleur que le visage qu’elle enveloppe et nappe d’une bienheureuse obscurité, ne soit celle d’une protection permettant à n° 6 de se protéger des procédés inquisiteurs du Village ? Ou alors, validant ces deux interprétations, qu’elle ne signifie que le principal obstacle à l’évasion émane du prisonnier lui-même ? L’emprisonnement dans cette série n’est-il pas en effet essentiellement métaphysique (d’où la séparation céleste/terrestre dans le dessin de Siudmak) ? N’est-ce pas au fond de lui-même que cet homme est prisonnier ?
 
Jacques Goimard décrivait l’art de Siudmak comme un « art allégorique (…) où chaque détail peut traduire un mot, une phrase, une idée, art tout pénétré de littérature, qu’elle soit réflexion ou récit ; art où chaque partie du tableau ricoche sur les autres et produit des chaînes sans fin d’associations. » En nous attachant aux différentes parties de l’illustration pour en restituer la dynamique, nous voyons donc la manifestation d’un désir de briser les cases dorées d’une prison prenant la forme d’un échiquier à perte de vue où les hommes sont des pions… et de s’envoler, de s’échapper, par les airs, vers un ailleurs qui s’avère n’être qu’une forme déguisée du même, que son double éthéré, et donc un nouveau piège matérialisé par une sphère ou une coquille évoquant autant le Rôdeur qu’une enveloppe mentale. La couverture de Siudmak, pour qui sait la lire, répond donc admirablement aux exigences de la novellisation : soit reformuler dans un autre langage (ici romanesque, là pictural), certaines des idées phares d’une série TV ou d’un film, et en l’occurrence ses multiples tentatives de fuite contrariées. Et si Siudmak, dans son illustration, travaille déjà l’idée de double ou de dédoublement propre à la série de McGoohan, il redouble également l’univers du Prisonnier en multipliant les liens avec son modèle et en proposant de celui-ci un passionnant reflet hyperréaliste.
 
© Pierre-Gilles Pélissier

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