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H. P. Lovecraft et Robert E. Howard : Amitié, controverses et influences par Bertrand Bonnet - Part 1
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H. P. Lovecraft et Robert E. Howard : Amitié, controverses et influences par Bertrand Bonnet - Part 1

[Une partie de cet article a été précédemment publiée dans le no 84 de la revue Bifrost, consacré à Robert E. Howard, sous le titre « Howard le barbare et Lovecraft le Romain civilisé ». Nous remercions Olivier Girard d’en avoir permis la reprise sous cette forme.]

Cet article a été republié dans la monographie consacrée à Lovecraft - Au cœur du cauchemar. Dans un soucis de lisibilité, celui-ci sera découpé en trois parties.

Dans les années 1920 et 1930 associées à sa gloire, Weird Tales arborait fièrement sa devise : « The Unique Magazine ». Dans le champ des pulps, sans doute à l’époque donnait-il pourtant l’image d’une revue spécialisée parmi tant d’autres (qui se vendaient bien mieux le cas échéant…), mais la postérité en a décidé autrement – au point de mythifier le titre, et sans doute à plus ou moins bon droit. Quoi qu’il en soit, c’est peut-être aujourd’hui le pulp le plus « connu » des amateurs d’imaginaire ; et si les stars de l’époque (tel Seabury Quinn et son très populaire détective de l’occulte Jules de Grandin) ont parfois sombré dans l’oubli, d’autres auteurs par contre, qui y
ont fait leurs premières armes ou peu s’en faut, et y ont en tout cas publié nombre de leurs œuvres les plus célèbres, ont acquis un statut légendaire au regard de l’histoire des genres de l’imaginaire, qui s’est répercuté sur la revue. Au premier chef, ceux que l’on a parfois désignés, par commodité, comme étant les « Trois Mousquetaires » de Weird Tales : H. P. Lovecraft, Clark Ashton Smith et Robert E. Howard.

Si Clark Ashton Smith a sans doute perdu en popularité au fil des décennies, Lovecraft et Howard ont par contre profité à titre posthume d’une reconnaissance sans commune mesure, et qu’ils auraient été bien en peine de concevoir – d’autant, peut-être, que ce culte, les concernant, s’est globalement fondé sur des « malentendus » : le « mythe de Cthulhu » développé par August Derleth autour des récits de Lovecraft, ou la saga de Conan « ordonnée », voire prétendument « améliorée », sous la férule de Lyon Sprague de Camp, débouchant par ailleurs sur des adaptations parfois très éloignées du matériau d’origine, en bande dessinée ou au cinéma. Autant dire que les Lovecraft et Howard que nous avons longtemps « connus » n’ont pas forcément grand-chose de commun avec les « vrais » (les choses se sont améliorées ces dernières années, d’abord pour Lovecraft, ensuite pour Howard, grâce à l’intense activité critique de fans retournant à la source), a fortiori dans la mesure où leurs biographies ont longtemps brodé sur la légende, et peut- être même sciemment1. Mais cette voie « mythique », pour être un détournement, n’en a pas moins contribué à établir la réputation des deux auteurs bien au-delà du cercle initialement restreint de leurs lecteurs – et tout cela a donc participé de la glorification de Lovecraft en tant que « plus grand auteur d’horreur du xxe siècle », et de Robert E. Howard en tant que « fondateur de l’heroic fantasy ».

Or les deux hommes, s’ils ne se sont jamais rencontrés2, n’étaient pas pour autant des inconnus l’un pour l’autre : ils se lisaient (ne serait-ce que dans les pages de Weird Tales), et estimaient leurs œuvres réciproques, avant même de s’engager dans une de ces épiques correspondances inhérentes à l’époque et dont le gentleman de Providence avait tout spécialement le secret. Il en est résulté des échanges atteignant des proportions monstrueuses, une correspondance s’étendant de 1930 à 1936 (elle prend brutalement fin avec la mort de Robert E. Howard), au fil de très longues lettres, aux allures d’essais scientifiques, philosophiques et critiques, constituant une œuvre à part entière, et pas forcément la moindre, pour les deux auteurs3. Une œuvre qui, là encore, a atteint un statut mythique, en appuyant tout particulièrement sur sa dimension de longue et acharnée controverse opposant la « civilisation » chère au « Romain » H. P. Lovecraft, et la « barbarie » ayant nécessairement le créateur de Conan pour champion… Ce qui est pour une bonne partie exact, mais ne saurait recouvrir l’ensemble des sujets abordés par les deux auteurs, d’une extrême variété.

C’est d’une estime réciproque que sont nés ces échanges. Lovecraft écrivait dans Weird Tales depuis les tout débuts de la revue (1923), après s’être consacré pendant des années au seul journalisme amateur ; à vrai dire, durant ces premières années de parution, on a pu considérer Lovecraft comme un des auteurs phares de « The Unique Magazine » : Edwin Baird, le premier éditeur de la revue, appréciait ses écrits, et les publiait très régulièrement ; son successeur Farnsworth Wright de même dans un premier temps… avant de se mettre à refuser systématiquement ou presque les envois de Lovecraft, en arguant de leur longueur et de l’impossibilité de les « découper » pour une publication en serial ; Wright, par contre, a énormément publié Howard. Ce dernier, de seize ans plus jeune que Lovecraft, publie pourtant dans la revue dès 1925 (avec son récit préhistorique « Lance et crocs »), même s’il connaîtra par la suite quelques années de doute et d’angoisse, sa carrière ne décollant vraiment au sein de la revue et au-delà qu’à partir de 1928.

Lovecraft prisait certains des récits du jeune auteur texan, et s’en faisait volontiers l’écho auprès de ses correspondants. Il en allait de même pour Howard, qui avait par exemple envoyé une critique très élogieuse de « L’Appel de Cthulhu » à Weird Tales, lettre reproduite dans « The Eyrie », la rubrique du courrier de la revue4. C’est pourtant un autre texte qui va faire office de déclencheur de la rencontre (épistolaire) entre les deux auteurs, et en fait une nouvelle antérieure, bénéficiant d’une deuxième publication dans les pages de la revue : « Les Rats dans les murs ». Howard écrivit à nouveau à Farnsworth Wright, ne tarissant pas d’éloges, mais avançant aussi une analyse linguistique de la dégénérescence du « héros » de Lovecraft, impliquant aux yeux du jeune amateur d’études celtiques le ralliement de l’auteur à une thèse minoritaire concernant le peuplement de la Grande-Bretagne… Rien de la sorte, en fait : Lovecraft, qui ne pensait sans doute pas tomber un jour sur un lecteur du genre de Howard, n’avait pas du tout creusé la question, n’avait pas d’opinion bien établie à ce sujet, et son procédé était plus esthétique qu’autre chose… Mais Wright a transmis la lettre de Howard à Lovecraft pour qu’il s’explique à ce sujet, Lovecraft a bien volontiers répondu à son jeune confrère, et non seulement l’échange ne s’est pas arrêté à cette question précise, mais il a pris les proportions que l’on sait.

Car si les deux hommes s’estimaient a priori, leurs échanges n’ont pas tardé à les convaincre que se trouvait, à l’autre bout de la plume, quelqu’un de foncièrement intéressant et gagnant à être connu au delà de ses seules nouvelles. Même si quelques malentendus affectent les premiers courriers : Lovecraft, ayant déjà pris sous son aile plus d’un jeune disciple (et il continuera par la suite), joue peut-être un peu au mentor dans un premier temps,
tandis que Howard, en face, se montre d’une extrême déférence, voire timidité. D’aucuns, tel S.T. Joshi, ont avancé que Howard souffrait d’un « complexe d’infériorité » dans cette correspondance, expression qui n’a pas vraiment plu aux critiques howardiens… Disons que c’est effectivement possible dans un premier temps, mais que la nouvelle orientation prise ensuite par cette correspondance allait changer la donne en la matière, radicalement, et pour le mieux, ainsi qu’on le verra plus loin. En l’état, cependant, Howard discute bien volontiers sur ces sujets qui le passionnent : les premières lettres tournent essentiellement autour des études celtiques (histoire, linguistique, anthropologie…), et convainquent bientôt Lovecraft de la remarquable érudition de Howard en la matière – ce qui ne l’empêche pas de jouer quelque peu au professeur de son côté, comme par réflexe, en matière de versification, notamment.

Cette estime réciproque ira grandissant – et au-delà de leurs seuls poèmes et nouvelles, qu’ils évoquent pour la forme, mais de manière assez « professionnelle » ; ils prennent par contre bien soin de louer les textes commis par l’autre… Mais ils privilégient globalement des sujets « moins terre-à-terre », relevant de l’histoire mondiale aussi bien que locale, de la politique, de la philosophie, de la science, du folklore, chacun glissant en outre ses marottes dans ses lettres (avec des conséquences parfois surprenantes : Howard qui écrit à Lovecraft à propos de… sport ?), tout en s’assurant de leur conférer une forme « littéraire » à même de séduire un correspondant exigeant. Rien d’étonnant sans doute si nos deux auteurs de « weird » échangent ainsi abondamment sur le folklore, d’abord sous couvert d’anthropologie5, puis en traitant de leurs ressentis personnels dans une optique passionnément « régionaliste », vantant chacun sa patrie, son histoire et ses légendes – Lovecraft s’étend à longueur de pages sur les délices « weird » spécifiques (à l’en croire…) à la Nouvelle-Angleterre, et Howard répond par de vivants tableaux du Texas en particulier et du sud-ouest des États-Unis de manière plus générale, tableaux qui répercutent sur les villes champignons suscitées par les booms pétroliers la sauvagerie et la violence inhérentes à la conquête mythique de la Frontière, quelques décennies auparavant à peine. Ces pages enjouées seront d’une grande importance pour les deux écrivains – mais peut-être plus particulièrement pour Howard : il trouvera ultérieurement à redire à l’amour exclusif de Lovecraft pour la Nouvelle-Angleterre, tout en suivant à terme l’opinion de son correspondant, qui l’avait de longue date encouragé (ainsi qu’August Derleth quelque temps après) à écrire des nouvelles empruntant un cadre qui lui soit propre, cet environnement texan et au-delà qui lui réussissait tant dans ses lettres… Quoi qu’il en soit, les deux auteurs ne manquent pas, à chaque voyage qu’ils effectuent, de livrer à leur correspondant des comptes rendus extrêmement détaillés de leurs excursions.

Ils parlent donc assez peu de littérature, finalement – même si Lovecraft incite Howard à correspondre également avec les nombreux écrivains de son cercle, bâti dans le journalisme amateur, puis étendu via Weird Tales. D’ailleurs, quand il leur écrit, c’est aussi pour les inciter à échanger ainsi que lui-même avec ce très intéressant personnage qu’est décidément Robert E. Howard. Ces lettres à d’autres correspondants, par ailleurs, sont sans doute bien plus appropriées que ses lettres à Howard, afin de déterminer ce qu’il pensait au juste du Texan et surtout de ses écrits… On a parfois voulu relever dans ces échanges, « dans le dos de Howard », quelques perfidies6, mais c’est une lecture à bien courte vue. Certes, le gentleman n’hésite guère à caricaturer l’écrivain de Cross Plains sous des atours qu’il revendiquait d’une certaine manière – un homme « physique », un colosse, un rustaud (Howard semblait incapable de s’envisager en intellectuel, ce qu’il était pourtant à bien des égards), sincère et enjoué cependant. Certes, Lovecraft, coutumier du fait, emploie parfois des surnoms éloquents pour désigner l’écrivain, comme « le Maître du Massacre7 », ou, d’abord et avant tout, le sobriquet récurrent de « Two-Gun Bob8 », parfois précisé « la Terreur de Cross Plains ». Certes, dans cette lignée, Lovecraft, mais pas plus que ses correspondants, moque gentiment l’ultraviolence des nouvelles de Howard, et, c’est plus gênant, les combats interminables que le Texan met systématiquement en scène : pour Lovecraft, l’action, dans ce genre-là du moins, ne saurait être « artistique ». Notre gentleman, porté sur l’aristocratie et l’élitisme, déplore souvent que Howard soit, de son propre aveu, un « écrivain professionnel9 », adaptant de lui-même ses récits aux goûts ineptes de la populace…

Pourtant, il prend en fait souvent sa défense, face à des correspondants nettement moins enthousiastes (tels August Derleth, au moins dans un premier temps, ou plus tard Robert Bloch, très sévère pour les récits de Conan publiés à la chaîne dans Weird Tales), louant notamment sa puissance d’évocation (de ruines antédiluviennes ou d’une Afrique de cauchemar…). Il en viendra bientôt à trouver la raison qui fait des nouvelles de Howard, quelles qu’elles soient (et cela vaudra aussi pour les Conan, globalement appréciés), des réussites : c’est, à ses yeux, leur sincérité – Howard s’investit dans toutes ses nouvelles, et c’est ce qui les fait sonner juste, et les hisse donc bien au-dessus de la masse des pulps ; même quand il semble se vautrer dans la formule, l’auteur n’est jamais totalement absent. Lovecraft ne cessera d’y revenir – au point, d’ailleurs, de s’accommoder de ce que Howard, au fil du temps, tende à délaisser un peu le genre spécifiquement « weird » (quitte à avoir recours à des artifices voyants pour conserver néanmoins sa place dans Weird Tales, ainsi d’une kyrielle de monstres envahissant sans pertinence les récits consacrés à Conan) : Howard est bien avant tout un écrivain d’aventure, mais un des meilleurs qui soient – dès lors, le déplorer serait parfaitement absurde…

Mais cette sincérité de Howard n’exclut pas l’influence – et, tout naturellement dans un sens, le Texan, confronté au gentleman de Providence, va tenter à son tour de « faire du Lovecraft », à l’instar de ces divers auteurs gravitant autour de lui et qui, dans la foulée de Frank Belknap Long (avec tout d’abord la nouvelle « Les Mangeuses d’espace », considérée comme ayant initié le mouvement), vont constituer peu à peu la pseudo-mythologie que Derleth qualifiera enfin de « mythe de Cthulhu ».

Howard avait été très vite intrigué, comme bon nombre de lecteurs de Weird Tales, par l’apparition sous diverses plumes de références communes – Cthulhu, le Necronomicon, etc. –, qu’il avait déjà croisées au moins dans « L’Appel de Cthulhu », mais qui étaient revenues dans d’autres textes. La revue a publié une lettre où un lecteur s’étonnait de ce fait, cherchant à savoir s’il s’agissait bien de références « authentiques », et mentionnant aussi s’être demandé si le nom de « Kathulos », dans la novella de Robert E. Howard « Le Crâne vivant », était là encore une déformation de « Cthulhu », revoyant à un panthéon occulte mais bien réel10… Howard, qui n’avait certes pas calqué son « Kathulos » sur « Cthulhu » (le nom avait été « improvisé » au regard du seul critère esthétique), demanda à Lovecraft ce qu’il en était11, et le gentleman de Providence lui révéla le pot aux roses12 : il avait semé dans ses propres récits bien des allusions (totalement fantaisistes) dans ce goût-là, mais en avait aussi épicé des textes souvent médiocres qu’il était amené à « réviser » (en l’occurrence, il s’agissait de « L’Exécuteur des hautes œuvres », signé Adolphe de Castro), tandis que certains de ses camarades s’étaient mis à jouer le jeu des emprunts de ce « matériel d’ambiance » – constituant ainsi une sorte de canular élaboré, qui réjouissait d’autant plus Lovecraft que sa vraisemblance était renforcée par le grand nombre de plumes en faisant usage, comme de quelque chose d’authentique et dépassant les individualités des auteurs… Nombreux sont les lecteurs à tomber dans le panneau, dès cette époque, et « The Eyrie » en témoigne régulièrement – réclamant des « réimpressions » du Necronomicon… ou, côté Howard, des Chroniques némédiennes, mises sur le même plan ! Certains, tel le fantasque William Lumley (dont Lovecraft révisera ultérieurement une nouvelle, « Le Journal d’Alonso Typer »), étaient à vrai dire persuadés de la véracité de cette mythologie – contre les dénégations des nouvellistes s’il le fallait13 ! Quoi qu’il en soit, Howard a bien volontiers joué le jeu à son tour – et Lovecraft ne s’est pas privé de faire, avec son accord, référence à des créations du Texan totalement détachées du « mythe », les intégrant pourtant rétrospectivement dans le lexique du canular : ainsi, dans la nouvelle « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », dans un passage aux allures d’incompréhensible litanie où l’auteur cite en fait à tour de bras influences et collègues, figurent entre autres « Bran » (renvoyant à Bran Mak Morn14) et, juste retour des choses… « L’mur-Kathulos » ! Donnant ainsi « raison », a posteriori, aux fantasmes de lecteurs légitimement décontenancés15… On en trouvera d’autres exemples par la suite – Crom, la Valusie… Mais la contribution de Robert E. Howard au « mythe de Cthulhu » a été plus ouverte que ces simples allusions éparses chez Lovecraft, renvoyant à un matériau à l’origine entièrement personnel. Porté par la recherche de débouchés divers dans les pulps, toujours en quête de nouveaux marchés fructueux, Howard s’est essayé au cours de sa brève et intense carrière à nombre de registres, parfois hautement improbables ; sans doute cependant avaitil déjà un goût marqué pour l’horreur, qu’il ne ressentait par exemple pas pour le genre policier (qu’il détestait), et il a bien livré des nouvelles horrifiques tout au long de sa carrière, notamment mais pas exclusivement dans Weird Tales – de même qu’il a pimenté ses récits avant tout épiques de ce que l’on appellera sword and sorcery avec des scènes relevant clairement de l’épouvante, dès lors irrémédiablement associées au genre. La rencontre de Lovecraft ne pouvait pas rester sans effet, d’une certaine manière… Sans doute la volonté d’écrire des textes « lovecraftiens » avait-elle cependant quelque chose d’« expérimental » pour Howard, tant la philosophie et l’approche des deux auteurs sont différentes, voire opposées – ce qui éclatera bientôt dans leur correspondance.

Le « mythe de Cthulhu » est une notion complexe (et largement critiquée voire abandonnée depuis la mort de Derleth16). Déterminer quels récits en font partie a toujours donné lieu à des foires d’empoigne guère assurées, et sans doute passablement absurdes, certains voyant le « mythe » partout, quand d’autres ne le voyaient nulle part... On a donc pu se demander combien de nouvelles de Robert E. Howard relevaient bien du « mythe ». Lin Carter en comptait pour sa part sept, auxquelles il ajoutait le très bref poème (une seule strophe…) « Arkham » ; la plupart des critiques, cependant, ont considérablement restreint cette liste. Il faut avouer que certaines attributions du caractère « mythique » par Lin Carter étaient indéfendables : il intégrait ainsi dans le lot « Le Royaume des chimères », nouvelle du roi Kull écrite et publiée en 1929, avant le début de la correspondance avec Lovecraft, parce que la Valusie y était évoquée… mais la Valusie est une création de Robert E. Howard spécifiquement appropriée à ce contexte, et totalement détachée du « mythe » ! Certes, Lovecraft y fera plus tard référence dans Les Montagnes hallucinées ainsi que dans « Dans l’abîme du temps » (où l’on renvoie aussi aux hommes-serpents, ainsi qu’au « chef cimmérien Crom-Ya »), mais ça ne confère pas rétroactivement un caractère « lovecraftien » au continent perdu où régna Kull l’Atlante… En fait, c’est un procédé similaire, de la part de Lovecraft, à celui déjà évoqué concernant « Bran » et « L’murKathulos ». Nombre des nouvelles citées par Lin Carter, en outre, se contentent de citer, ici « Cthulhu », là « Yog-Sothoth », sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec le propos – et c’est sans doute bien insuffisant pour parler de nouvelles « lovecraftiennes » : elles ne le sont en rien, relevant plutôt d’un fantastique « classique » à base de fantômes, de vengeances posthumes, de pactes faustiens, etc. (par exemple, « Ne me creusez pas de tombe », « Celui qui hantait la bague » ou encore « Le Feu d’Assurbanipal17 »…). De même, le tentacule à lui seul ne fait pas l’indicible, contrairement à une idée semble-t-il assez répandue – ce qui disqualifie bien des nouvelles un peu trop légèrement envisagées comme cthuliennes au seul motif des monstres qui les hantent, et parfois très artificiellement… Certes, il serait sans doute un peu absurde de nier la parenté de ces créatures, dans les Conan ou ailleurs, avec les créatures de Lovecraft – mais cela ne suffit pas à conférer un caractère « mythique » à ces aventures. Dans certains cas, la question s’avère cependant plus complexe – ainsi pour la célèbre nouvelle de Bran Mak Morn « Les Vers de la Terre ».

Mais on s’accorde le plus souvent à retenir au moins deux nouvelles dans cette catégorie, qui sont « La Pierre noire » et « La Chose sur le toit », cette dernière étant finalement très anecdotique18

Reste « La Pierre noire », qui mérite par contre amplement qu’on s’y attarde. Le texte a connu une certaine postérité, renforçant après coup son caractère lovecraftien, en étant intégré par August Derleth dans son édition canonique des Légendes du Mythe de Cthulhu, constituant pour un temps la référence officielle en matière de récits du « mythe » écrits par d’autres que Lovecraft. Plébiscitée par certains (comme Mark Finn19 ou Patrice Louinet20, côté « howardiens », affichant la conviction que cette nouvelle est « unanimement » considérée comme une des meilleures du « mythe » à n’avoir pas été écrites par Lovecraft, ou Robert M. Price21 côté « lovecraftiens ») là où d’autres sont bien plus réservés (ainsi Charles Hoffman et Marc A. Cerasini22, Brian Leno23 ou Ben Solon24, et surtout S.T. Joshi25), « La Pierre noire » tranche sur la production howardienne habituelle en s’affichant sans l’ombre d’un doute comme un pastiche de Lovecraft, au plein sens du terme. Entendre par-là que les éléments proprement howardiens y sont très rares (tout au plus la référence à la conquête turque en Europe de l’Est, cadre historique qui intéressait l’auteur – voir notamment « L’Ombre du Vautour26 »), là où tous les codes lovecraftiens, d’ores et déjà en voie de devenir des clichés, y figurent pour leur part – notamment via ce « héros » passif et prompt à l’évanouissement, sujet en tant que lecteur, érudit et artiste, d’une révélation épiphanique sans doute inaccessible au commun des mortels, dans une nouvelle par ailleurs dénuée de la moindre action ; nous sommes on ne peut plus loin de Conan… Le pastiche – qui concerne tant le fond que la forme, Howard y empruntant clairement le style lovecraftien jusque dans son « adjectivite » hallucinée27 – va en fait très loin, et, n’était les intentions affichées de Howard et la pleine connaissance de Lovecraft quant à ce qu’il tentait ici, on pourrait presque parler de plagiat, ou peu s’en faut. Dans sa structure, la nouvelle a en effet sans doute quelque chose de « L’Appel de Cthulhu », et Robert M. Price a aussi mentionné le parallèle saisissant que l’on peut établir entre « La Pierre noire » et « La Cité sans nom »… mais au bénéfice de la première, qui, toute relecture qu’elle soit, s’avère en fait bien plus convaincante28. La nouvelle jouit cependant d’une belle ambiance, et se montre au-delà d’une capacité d’évocation finalement typique de l’auteur29.

Peut-être cependant brille-t-elle avant tout par ses « contributions » au « mythe ». Chaque auteur ayant joué le jeu était amené à produire – jusqu’à l’absurde passé un certain temps, mais nous n’en étions pas encore là quand Howard écrivit sa nouvelle – ses propres « dieux », livres maudits ou endroits qui ne le sont pas moins. Cependant, à moins de considérer le village hongrois de Stregoicavar comme méritant de figurer parmi ces derniers (l’exotisme du cadre tranchant sur la région d’Arkham, emblématique du procédé), et l’éventualité de sa définition de nouveaux « dieux » étant riens moins qu’assurée30, Howard s’en est pour l’essentiel tenu aux livres et à leurs auteurs, en dédoublant le procédé lovecraftien initial. En effet, « La Pierre noire » renvoie à deux ouvrages imaginaires bien différents : le premier est Le Peuple du Monolithe, long poème dû à un certain Justin Geoffrey, mort prématurément à l’âge de 21 ans, après avoir passé une nuit terrible à Stregoicavar ; à l’instar d’Abdul Alhazred chez Lovecraft, Justin Geoffrey est systématiquement qualifié de « poète fou ». Toutefois, le triste sort du poète (dont la biographie a été développée dans un fragment inachevé, « La Maison », qu’August Derleth, à son habitude, s’est senti obligé de compléter…) renvoie en fait à un autre ouvrage, correspondant cette fois bien davantage à la « démonologie » lovecraftienne, révélatrice de secrets impies – aspect essentiel de l’ambigu Necronomicon, au-delà de son caractère poétique originel –, un traité du nom de Cultes Innommables (Howard s’en tient à l’anglais Nameless Cults), parfois appelé également le Livre Noir, et dû à un érudit allemand du nom de Von Junzt, mort dans des circonstances aussi tragiques qu’improbables, renvoyant cette fois à la fin épouvantable d’Abdul Alhazred lui-même telle qu’elle est relatée dans la brève « Histoire du Necronomicon » qu’avait composée Lovecraft. À vrai dire, ce livre figure parmi les rares rivaux de l’Al Azif susceptibles, de par leur seule lecture, de plonger eux aussi les lecteurs hélas curieux dans la folie furieuse (une anecdote en rajoute encore sur cette propriété, mentionnant un ami de Von Junzt lisant ses derniers feuillets à l’asile où l’occultiste a péri, et les brûlant aussitôt avant de se trancher la gorge…)31.

C’est là, sans doute, l’apport essentiel de Howard à la « mythologie cthulienne », même s’il prendra bien vite une forme lui échappant complètement. Le titre, ainsi, a été très vite modifié : Lovecraft ayant fait la remarque à Howard qu’un titre anglais n’était guère satisfaisant pour ce tome allemand, August Derleth leur a fourni un « titre original » autrement évocateur, et c’est bien celui sous lequel le souvenir du livre serait perpétué dans l’abondante littérature lovecraftienne, à savoir Unaussprechlichen Kulten… qui est pourtant une traduction erronée, ayant donné lieu à un débat dans le cercle lovecraftien (E. Hoffmann Price, notamment, avait pointé du doigt l’erreur) ; mais le titre a finalement été conservé, tout fautif qu’il soit, en raison de son plus grand pouvoir d’évocation, émanant largement de ses sonorités plus hachées et éventuellement menaçantes (pour un non-germanophone, s’entend…). De la même manière, et sans que Robert E. Howard y ait la moindre part, on a attribué un ou des prénoms à Von Junzt – Friedrich Wilhelm deviendrait à terme la forme canonique, via Lovecraft, en dépit de quelques contradictions occasionnelles (on avait trouvé par exemple le prénom Conrad). Dès lors, si Howard lui-même a couramment employé ces références dans d’autres de ses textes, il en a bien été, très vite, dépossédé, encore qu’avec son consentement.

Mais Lovecraft en a abondamment fait usage (le cas échéant sous le titre allemand, donc), dans la plupart de ses nouvelles des années 1930 (« La Maison de la sorcière », « Le Monstre sur le seuil », « Dans l’abîme du temps » et « Celui qui hantait les ténèbres »), mais aussi dans certaines de ses « révisions », et notamment dans une, « Surgi du fond des siècles », signée Hazel Heald, où le livre maudit de Von Junzt fournit la matière à de très amples développements portant sur le continent immergé de Mu… À maints égards, « La Pierre noire », et notamment du fait de cet apport « mythique » conséquent, est un pastiche tout à fait appréciable. Mais voilà : c’est un pastiche – Howard qui ne fait pas du Howard, mais du Lovecraft ; globalement avec réussite, mais certains passages dévoilent tout de même un auteur pas complètement à l’aise avec ce qu’il est en train d’accomplir, et qui est tellement éloigné de ce qu’il livre d’habitude32

Peut-être Howard envisageait-il de développer tout ce matériau à la façon d’un « cycle », avec éventuellement un ou des héros récurrents, comme il en avait l’usage. L’idée semble assez plausible dans un premier temps, notamment au travers des récits où le Texan expérimente autour d’une sorte de « club des aventuriers », rassemblant plusieurs personnages, au nombre et aux attributs variables, qui sont autant d’avatars de « détectives de l’étrange » à la manière de John Silence ou Thomas Carnacki – les noms les plus fréquents étant Conrad et Kirowan (sans vraie certitude qu’ils désignent bien les mêmes personnages à chaque fois ; notons toutefois que les deux noms figurent dans le fragment « La Maison », ce qui les fait donc côtoyer au moins le souvenir de Justin Geoffrey) ; mais cela ne va finalement guère loin… Ces nouvelles s’éloignent en fait bien vite de tout caractère « lovecraftien », n’en conservant que quelques allusions éparses pour la forme – elles traitent bien plutôt d’un sujet commun aux préoccupations des deux auteurs, le « Petit Peuple », donc, ou jouent autrement sur le thème éminemment howardien de la « mémoire raciale », à la façon des récits centrés sur le personnage de James Allison, quand elles ne se contentent pas, comme mentionné plus haut, de broder sur des thèmes fantastiques autrement conventionnels33.

Howard s’en tient donc là pour ce qui est du pastiche lovecraftien (une nouvelle telle que « La Chose sur le toit » n’apporte à peu près rien de plus à cette matière), conscient, sans doute, de ce que cette voie, aussi amusante pouvait-elle paraître (et elle l’est assurément pour un lecteur du XXIe siècle au fait du jeu littéraire en cause), s’avérerait rapidement une impasse. Or Lovecraft, justement, le lui rappelait sans cesse : ce qui faisait la réussite des textes de Howard, c’était leur sincérité – l’expérience devait être dépassée pour revenir à quelque chose de plus personnel, y compris dans le genre horrifique34. Mais l’évolution de la correspondance entre Howard et Lovecraft révèle toujours un peu plus combien les deux auteurs sont distincts, voire opposés. Le contexte historique, géographique et social n’y est sans doute pas pour rien : la Providence WASP et feutrée du gentleman n’a pas grand-chose de commun avec l’hyperactive Cross Plains des booms pétroliers, et, à mesure que tous deux vantent leur région et la décrivent en long et en large, leur incompréhension radicale du milieu dans lequel vit l’autre est de plus en plus flagrante. Lovecraft, notamment, s’avoue régulièrement stupéfait de ce que lui narre Howard à propos du Texas… Mais, à vrai dire, Two-Gun Bob en rajoutait sans doute, et avec brio, dans la veine très locale du « tall tale », qui imprégnait déjà ses nouvelles autour du marin Steve Costigan, et deviendrait essentielle plus tard dans ses westerns humoristiques, centrés sur le personnage de Breckinridge Elkins ou ses avatars35. Reste que Lovecraft n’en revient pas, tout particulièrement, de la violence rapportée par Howard comme faisant encore le quotidien des villes texanes des années trente, héritage d’un « mythe de la Frontière » toujours prégnant…

Bientôt, cette incompréhension radicale débouche sur des divergences d’ordre politique (ou, plus exactement, les met en lumière) : Lovecraft, tout dévoué à l’ordre et à la sécurité, fervent défenseur de l’action nécessaire et juste de la police, apôtre sans faille de l’autorité, ne pouvait comprendre un Howard autrement libertaire, farouche partisan de la liberté individuelle, identifiée à celle des pionniers, et n’ayant de cesse de condamner les abus et empiétements des institutions… Incompréhension bien sûr réciproque. On s’oriente déjà vers la controverse opposant civilisation et barbarie.

Mais, avant d’aborder cette dimension essentielle de la correspondance entre les deux auteurs, il faut mettre en avant les divergences d’ordre philosophique qui les opposent – dans la mesure où elles s’expriment, non seulement dans ces lettres, mais aussi dans leurs fictions, véhicules plus ou moins conscients de leur fracture idéologique.

On pourrait, en survolant hâtivement la question, établir quelques points communs entre les deux auteurs : tous deux, après tout, affichent volontiers leur conviction d’un monde absurde et d’une vie pareillement dénuée de sens… Chez Lovecraft, c’est un aspect comme un autre d’une philosophie plus globale, un matérialisme mécaniste oppressant, d’une rationalité froide, expression cruelle de l’horreur qu’est pour l’homme un cosmos indifférent – horreur ultime car ne relevant pas d’un bête manichéisme supposant un « bien » absolu et un « mal » qui l’est tout autant. C’est bien pire que ça : l’univers ne saurait en effet faire cadeau à l’homme de son attention, quand bien même maligne ; l’homme, bien loin d’être au centre de la création, n’est qu’un ersatz de vie éphémère et insignifiant (créé par erreur ou par jeu, nous dit-on dans Les Montagnes hallucinées), appelé à sombrer bien vite dans l’oubli comme tant d’autres avant et après lui, tandis que les civilisations, bien malgré elles et toutes arrogantes qu’elles soient, passent et disparaissent à leur tour, comme autant d’organismes sans plus de raison d’être, et sans que cela change quoi que ce soit dans un monde qui ne les honore même pas de sa haine36… Howard suit sans doute volontiers Lovecraft dans sa conviction de l’absurdité de l’univers et de la vie (précisons cependant que le Texan n’est pas un homme du « dogme », contrairement à son correspondant – il est porté au scepticisme et, s’il ne « croit » pas, il n’exclut rien37), mais sur un mode « existentialiste38 », et donc tout différent ; consciemment ou pas, il se rapproche à certains égards de penseurs tels que Kierkegaard, Schopenhauer ou Nietzsche39

Mais, ce qui les oppose avant tout, c’est la place de l’homme dans ce monde absurde, et, comme par voie de conséquence, dans leurs fictions. Lovecraft affiche sa conviction de l’insignifiance de l’être humain : ses « héros », qui ne méritent guère ce titre, sont des personnages en creux, aussi sophistiqués paraissent-ils socialement. La fonction de ces « érudits » est de ressentir et découvrir – quitte à s’évanouir sous le choc de la réalité. Bien loin d’être au centre de l’univers – et même au centre des récits –, ils sont tout au plus des témoins, fondamentalement passifs, de ce cosmos qui les écrase, et écrase tous leurs semblables, de son inacceptable indifférence. Dès lors, ils ne se voient guère offrir d’alternative : la confrontation à l’horreur cosmique, au travers de ces corrélations mises en avant dans le fameux premier paragraphe de « L’Appel de Cthulhu », les amène à sombrer dans la folie, sinon la mort. Et, comme de juste, cela n’a pas la moindre importance… Aussi ne se battent-ils même pas : le combat est par essence vain – et sans doute guère dans les us et coutumes de ces gentlemen propres sur eux, de toute façon, qui sont autant de décalques plus ou moins conscients de l’auteur.

Howard, ici, s’éloigne radicalement de son correspondant : l’absurdité du monde, bien loin d’anéantir les personnages et de les contraindre à une molle passivité dans l’attente d’une issue fatale et de peu d’importance, perd de son caractère essentiel aux yeux de héros bien décidés à se battre quoi qu’il en soit. Howard, en définitive, rattrape donc ses personnages pour les mettre au cœur de ses récits – partant de l’existentialisme, il adopte une optique finalement anthropocentrique, où la lutte fait intrinsèquement sens : ses personnages (bien rarement des gentlemen érudits à la Lovecraft…) se battent, prosaïquement, en écho cependant d’un combat d’ampleur plus vaste, qui a peut-être quelque chose de darwinien, d’une certaine manière ; ces barbares (Kull, Conan, Bran Mak Morn…), et éventuellement d’autres variantes (comme le puritain fanatique Solomon Kane ou l’aventurier texan El Borak écumant les collines afghanes), ont un combat à livrer, et le livreront. L’horreur qui les environne n’a pour eux rien d’un phénomène insurmontable, ils refusent de se contraindre à « l’accepter » : chez Howard, on peut (et peut-être même que l’on doit) affronter l’horreur ; et il n’est pas exclu qu’on y survive… voire que l’on parvienne à la vaincre ! La haine pouvant d’ailleurs jouer un rôle de motivation suffisante, quand bien même sa satisfaction ultime affirmera inévitablement sa futilité essentielle40. L’horreur a donc des connotations bien différentes chez les deux auteurs, qui imprègnent forcément leurs œuvres respectives en en assurant la singularité. On a pu, dans cette optique, opposer un Lovecraft « pessimiste » et un Howard « optimiste »41… mais ces qualificatifs sont de peu de poids, voire malvenus, car trop réducteurs : une dichotomie de cet ordre est par trop naïve et, au regard des faits, ne tient absolument pas. L’opposition philosophique des deux auteurs est autrement complexe.

Cette distinction essentielle jouera quoi qu’il en soit un rôle fondamental dans la bifurcation de la correspondance entre les deux auteurs, bientôt phagocytée par la controverse opposant barbarie et civilisation, laquelle s’étendra sur des années – ne s’interrompant qu’avec la mort de Robert E. Howard. On met systématiquement ce thème en avant, mais il ne faut pas s’y tromper : ce débat est d’autant plus complexe qu’il implique d’autres discussions, que l’on pourrait dire corollaires, si ce qualificatif ne leur conférait pas implicitement une valeur moindre. Ainsi, d’une importance à peu près égale, et outre le débat « sécurité/ordre/ autorité contre liberté » précédemment évoqué, on accordera une place conséquente à l’opposition « physique contre mental ».

Tout cela se mêle, formant une architecture complexe, où les incompréhensions de chacun relancent perpétuellement la discussion – quitte à sombrer à l’occasion dans la mauvaise foi… Surtout du côté de Lovecraft, en fait – qui déforme régulièrement les propos de son correspondant, consciemment ou pas. C’est tout particulièrement sensible dans la dimension « physique contre mental », où Lovecraft fait systématiquement de Howard un homme faisant primer le premier sur le second, tandis que lui-même ne saurait concevoir le mental que comme infiniment supérieur au physique ; en fait, Howard ne défend pas du tout la position que Lovecraft lui attribue : il entend seulement dire que le physique n’est pas intrinsèquement inférieur au mental…

A suivre.

 

NOTES ET RÉFÉRENCES

1. En partie du fait du même « coupable », d’ailleurs : Lyon Sprague de Camp, qui a consacré une biographie à chaque fois très contestable aux deux auteurs. Pour Lovecraft, cf. DE CAMP (Lyon Sprague), H. P. Lovecraft : le roman de sa vie. Pour Howard, cf. DE CAMP (Lyon Sprague & Catherine Crook) & GRIFFIN (Jane Whittington), Dark Valley Destiny: The Life of Robert E. Howard, the Creator of Conan.

2. De peu : lors d’un voyage de Lovecraft à La Nouvelle-Orléans, Howard était censé l’y rejoindre, mais n’a finalement pu se libérer, à son grand regret ; il a cependant chargé leur ami commun E. Hoffmann Price d’accueillir le voyageur. Price est d’ailleurs le seul auteur de leur cercle à avoir rencontré les deux hommes.

3. Cette correspondance a été publiée dans JOSHI (S.T.), SCHULTZ (David E.) & BURKE (Rusty) (ed.), A Means to Freedom: The Letters of H. P. Lovecraft & Robert E. Howard. Hélas, même si la somme en tant que telle est plus que conséquente, nombre des longues lettres de Lovecraft ont disparu après la mort de Howard ; celles qui restent suffisent pourtant à prendre toute la mesure de ces échanges, tandis que les lettres de Howard ont globalement été bien mieux conservées.

4. Lettre de Robert E. Howard dans Weird Tales, janvier 1928 – citée dans JOSHI (S.T.) (ed.), A Weird Writer in Our Midst: Early Criticism of H. P. Lovecraft, pp. 67-68.

5. Par exemple, les deux écrivains, partant des questions de peuplement des îles britanniques, échangent sur la « pygmy theory » et, brodant parallèlement sur l’étude de Margaret Murray The Witch-Cult in Western Europe (aujourd’hui jugée obsolète mais très retentissante à l’époque, et à laquelle Lovecraft s’est souvent référé), en arrivent au « Petit Peuple » tel qu’il a été mis en scène notamment par le Gallois Arthur Machen, qui devait être d’une grande influence sur leurs œuvres respectives. Concernant cette influence sur Lovecraft, cf. MEURGER (Michel), « Le Thème du Petit Peuple chez Arthur Machen et John Buchan », in MEURGER (Michel), Lovecraft et la S.-F. /1.

6. Par exemple, cf. LENO (Brian), « Lovecraft’s Southern Vacation », in LENO (Brian), Lovecraft’s Southern Vacation.

7 Dans une lettre à August Derleth datée du 12 novembre 1932. cf. SCHULTZ (David E.) & JOSHI (S.T.) (ed.), Essential Solitude: The Letters of H. P. Lovecraft and August Derleth, vol. 2, pp. 523-524.

8. C’est sans doute le surnom le plus fréquent, désignant tant le cowboy que le boxeur ; notons qu’outre la correspondance, Lovecraft et le jeune Robert H. Barlow usent de ce sobriquet dans leur nouvelle potache « Le combat qui marqua la fin du siècle », où ils s’amusent à parodier l’ensemble de leur « cercle », eux-mêmes compris (en niant par ailleurs être les auteurs de la blague) : Howard y a un rôle tout à fait prépondérant.

9. Cf. par exemple LORD (Glenn), « Robert E. Howard: Professional Writer », in HERRON (Don) (ed.), The Dark Barbarian That Towers Over All.

10. Lettre de N.J. O’Neail publiée dans le numéro de mars 1930 de Weird Tales, citée in JOSHI (S.T.) (ed.), A Weird Writer in Our Midst, p. 71.

11. Cf. JOSHI (S.T.), SCHULTZ (David E.) & BURKE (Rusty), op. cit., p. 36

12. Ibid., p. 40.

13. Cf. JOSHI (S.T.), The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, p. 290.

14. Lovecraft encourageait Howard à développer ce personnage qu’il appréciait tout particulièrement ; cf. JOSHI (S.T.), SCHULTZ (David E.) & BURKE (Rusty), op. cit., p. 45.

15. Selon S.T. Joshi, c’est en fait, dans ce passage, la première fois que Lovecraft emprunte, non seulement à des prédécesseurs, mais aussi à des collègues bien vivants – position à nuancer peut-être concernant l’emprunt à Frank Belknap Long de sa traduction du Necronomicon par John Dee (qu’on trouvait dans « Les Mangeuses d’espace ») ; cf. JOSHI (S.T.), op. cit., p. 93.

16. Cf. JOSHI (S.T.) (ed.), Dissecting Cthulhu: Essays on the Cthulhu Mythos, ainsi que JOSHI (S.T.), op. cit.

17. Pour S.T. Joshi, cette dernière est cependant celle où les emprunts lovecraftiens se mêlent le mieux à l’action howardienne ; cf. JOSHI (S.T.), op. cit., p. 154.

18. Sur toutes ces questions, cf. HOFFMAN (Charles) & CERASINI (Marc A.), « The Strange Case of Robert Ervin Howard », Crypt of Cthulhu, no. 3, pp. 3-7.

19. cf. FINN (Mark), Blood & Thunder: The Life and Art of Robert E. Howard, pp. 191 et 194-195.

20. Cf. LOUINET (Patrice), Le Guide Howard, pp. 62-64, ainsi que LOUINET (Patrice), « Au cœur de l’horreur », in HOWARD (Robert E.), Les Ombres de Canaan, pp. 495-497

21. Cf. PRICE (Robert M.), « The Borrower Beneath: Howard’s Debt to Lovecraft in “The Black Stone” », Crypt of Cthulhu, no. 3, pp. 8-10.

22. Cf. HOFFMAN (Charles) & CERASINI (Marc A.), art. cité, p. 5.

23. Cf. LENO (Brian), art. cité.

24. Cf. SOLON (Ben), « Howard’s Cthuloid Tales », in DE CAMP (L. Sprague) & SCITHERS (George H.) (ed.), The Conan Swordbook.

25. Cf. JOSHI (S.T.), The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, pp. 152-153 et 155- 156.

26. Précisons tout de même que ce cadre témoigne d’une influence parallèle à celle de Lovecraft, à savoir celle de Bram Stoker – et tout particulièrement de « L’Invité de Dracula » –, qui n’est sans doute pas pour rien dans la réussite de la nouvelle.

27. Howard l’avouait bien volontiers : « L’histoire donne l’impression que j’essaye, à ma manière brute et maladroite, de copier délibérément votre style. » Juste après, il prétendait toutefois que c’était « inconscient » de sa part, ce qui paraît peu plausible… cf. JOSHI (S.T.), SCHULTZ (David E.) & BURKE (Rusty), op. cit., p. 229.

28. Cf. PRICE (Robert M.), art. cité ; plus globalement, du même, cf. « Robert E. Howard and the Cthulhu Mythos », in JOSHI

29. Cf. MEURGER (Michel), « "Des rites impies de sadisme et de sang" : le réveil de l’archaïque chez Howard, Lovecraft et Vere Shortt », in TORTEY (Fabrice) (dir.), Échos de Cimmérie : hommage à Robert Ervin Howard, 1906-1936, pp. 245-252.

30. Robert M. Price a voulu considérer, en faisant la part des allusions contenues dans cinq nouvelles de Howard sans autre rapport, que la créature batracienne aperçue dans « La Pierre noire » correspondait au Gol-Goroth simplement mentionné dans « Les Dieux de BalSagoth », nouvelle au titre certes connoté, et citant encore d’autres divinités aux sonorités comparables, comme « GrothGolka le dieu-oiseau » ; c’est tout de même une supposition bien hardie, et les « bestiaires lovecraftiens », tels que celui établi par Lin Carter (encore !), ne s’y réfèrent pas. cf. PRICE (Robert M.), « Gol-Goroth, A Forgotten Old One », Crypt of Cthulhu, no. 3, pp. 12-13 et 17. Mentionnons pour la forme que le même auteur a tenté de qualifier de « Grand Ancien », mais dans un article plus bref encore et au prix de pirouettes guère convaincantes, l’être extraterrestre, humanoïde à tête d’éléphant et autrefois doté d’ailes de chauve-souris, que l’on rencontre dans la nouvelle de Conan « La Tour de l’éléphant », et qui répond au nom de Yag-Kosha – ce personnage étonnant n’a cependant guère les traits communément associés aux Grands Anciens, notamment en ce que, en tant que captif, il suscite une certaine empathie (même pour Conan !), et semble avoir une certaine éthique bien éloignée de l’indifférentisme cosmique d’Azathoth, Yog-Sothoth et compagnie – indifférentisme leur conférant, mais seulement aux yeux des hommes avec leur compréhension étriquée et manichéenne du monde, un caractère maléfique dont Yag-Kosha est par ailleurs entièrement dépourvu. … Cf. PRICE (Robert M.), « Yag-Kosha the Elephant-Man », Crypt of Cthulhu, no. 3, pp. 10-11.

31. Cf. PRICE (Robert M.), « The Borrower Beneath: Howard’s Debt to Lovecraft in “The Black Stone” », Crypt of Cthulhu, no. 3, p. 10.

32. Cf. JOSHI (S.T.), The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, p. 156.

33. Cf. ALLART (Patrice), « Face à Cthulhu : le "club des aventuriers" de Robert E. Howard », in TORTEY (Fabrice) (dir.), op. cit., pp. 253-260, et LOUINET (Patrice), art. cité, pp. 489-518.

34. Ce qui aboutira à quelques réussites notables, sur lesquelles nous reviendrons. Mais peut-être faut-il faire ici un petit saut dans le temps, et mentionner d’ores et déjà pour ne plus y revenir la (très médiocre) nouvelle collaborative « Le Défi d’outreespace » (1935) ? Tous deux y font cette fois exactement ce que l’on attend d’eux… mais au point où c’en est caricatural. La différence n’en est que plus marquée !

35. Cf. FINN (Mark), op. cit. ; INDICK (Ben P.), « The Western Fiction of Robert E. Howard », in HERRON (Don) (ed.), op. cit. ; LENO (Brian), « When Yaller Rock County Came to Chawed Ear: Howard, Tuttle – and Kong », in LENO (Brian), op. cit.

36. Sur la philosophie de Lovecraft, cf. JOSHI (S.T.), H. P. Lovecraft: The Decline of the West.

37. Lovecraft l’athée qualifie significativement Howard d’« agnostique indécis » dans une lettre à Emil Petaja en date du 5 avril 1935. De manière plus générale, cf. WATERMAN (Edward A.), « The Shadow From a Soul on Fire: Robert E. Howard and Irrationalism », in HERRON (Don) (ed.), op. cit. Notons que cette idée d’une philosophie « irrationaliste » n’a pas convaincu tout le monde – débouchant sur une violente polémique opposant S.T. Joshi d’une part, et Don Herron, Leo Grin et Brian Leno d’autre part.

38. Cf. HOFFMAN (Charles), « Conan the Existential », in HERRON (Don) (ed.), op. cit.

39. Notons cependant que ces deux derniers ont aussi pu influencer Lovecraft : Paul Monteleone, par exemple, a consacré plusieurs articles dans le fanzine Lovecraft Studies à des analyses de Lovecraft dans une optique schopenhauerienne.

40. Cf. GRIN (Leo), « The Reign of Blood », in HERRON (Don) (ed.), op. cit.

41. Cf. REID (Thomas), « REH and Cultural Trends in Literature », The Chronicler of Cross Plains, no. 1, p. 45 ; cité in HOFFMAN (Charles) & CERASINI (Marc A.), art. cité, p. 7.

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