A l'occasion de la parution d'un mook consacré à J.R.R. Tolkien, chez Ynnis Éditions, Yannick Chazareng revient sur la conception de ce projet.
Actusf : D'abord comment as-tu rencontré Tolkien ? Qu'est-ce qui t'a plu et qu'est-ce qui te plait encore chez cet auteur ?
Yannick Chazareng : Je m’en souviens encore ; c’était en 1990, on s’apprêtait à partir en vacances avec mes parents dans un petit village de Haute-Provence. Echaudé par l’expérience de l’année précédente où je m’étais emmerdé à cent sous de l’heure, j’ai voulu m’acheter un bon bouquin. En librairie, j’ai flashé un peu par hasard sur la couverture du volume 1 du Seigneur des Anneaux. Et en lisant l’argument sur la quatrième de couverture, je me suis décidé. Arrivé sur le lieu de vacances, j’ai commencé à lire, et dévoré ce volume. Il me fallait absolument la suite… Coup du sort, notre voiture est tombée en panne. Mais comme mon père faisait le chemin à pied jusqu’à la ville voisine pour faire les courses, je l’ai supplié de m’acheter les volumes 2 et 3 du bouquin, ce qu’il a fait ! J’ai donc dévoré la suite, puis attaqué Bilbo le Hobbit (titre de la traduction française de l’époque), et ainsi de suite. Ce qui m’a séduit là-dedans ? La construction de l’univers, méticuleuse, étayée par une géographie, une histoire, des personnages qui m’ont parlé. J’ai fait une pause dans mes lectures de Tolkien pendant une bonne dizaine d’années, et puis j’y suis revenu lorsque j’ai appris qu’une adaptation en films était en cours de production. A l’époque je réalisais un fanzine papier (tout seul), dans lequel je recensais mes lectures, et j’ai conçu un dossier spécial là-dessus, il devait faire 50 ou 100 pages… Depuis 20 ans, donc, je me suis replongé avec délices dans l’œuvre du Professeur.
Actusf : Comment as-tu composé ce mook aux éditions Ynnis ?
Yannick Chazareng : Il trottait dans ma tête depuis un moment. J’avais lu quasiment tout ce qui avait été traduit, puis lu des ouvrages critiques, des analyses, en français, en anglais, en espagnol… Et accumulé des dizaines de milliers de signes sur tout ça. Et lorsque j’ai rencontré Sébastien Rost, directeur éditorial des Editions Ynnis, à l’occasion de la soirée pour fêter la sortie d’un mook réalisé par mon amie Stéphanie Chaptal (sur Isao Takahata), nous nous sommes trouvé des atomes crochus, et je lui ai proposé d’écrire ce livre. Quelques jours plus tard nous nous sommes revus et je lui ai proposé un sommaire. C’était parti.
J’avais de la matière, mais il m’a quand même fallu faire de nombreuses recherches supplémentaires. Je suis même allé compulser les archives des Editions Stock, premier éditeur de Tolkien en France, dans une abbaye en Normandie pour compléter mes sources. Étant salarié à temps plein et papa de deux enfants, j’ai travaillé sur le mook tous les soirs ou presque pendant 6 mois, de 22h à 1h du matin. Étant seul aux commandes, j’ai dû me discipliner à fond, gérer, accepter d’être relu par des tiers (d’abord des amis, tolkienophiles ou pas, puis par Sarah, assistante éditoriale chez Ynnis, qui a relevé pas mal de petites erreurs). L’entente avec Sébastien était super bonne, il m'a fait plein de remarques ; j’ai été mis dans de bonnes conditions pour réaliser cet ouvrage, qui est mon premier publié.
Actusf : Le sommaire est assez impressionnant avec des articles très divers, que ce soit sur son œuvre, sa géographie , les langues... Qu'est-ce qui est le plus notable chez Tolkien pour toi ? Sa géographie ? La conception de l'histoire de la Terre du Milieu ? Ses personnages ?
Yannick Chazareng : Je portais cet ouvrage en moi depuis près de 30 ans. Je voulais qu’il soit un vrai tour d’horizon de Tolkien, sa vie, son œuvre, son héritage, sans bien sûr rentrer dans les détails, car il m’aurait fallu 10 ans de plus ! Je voulais également rendre un hommage sincère à son fils Christopher (je vais y revenir), disparu en ce début d’année, alors que nous étions en plein bouclage. Comme je le disais plus haut, ce qui m’a le plus marqué dans son œuvre, d’entrée de jeu, mais aussi au fil des autres lectures de son œuvre et des exégèses, c’est la minutie avec laquelle cet univers d’Arda a été construite. Alors que ce n’était pas son métier : il était philologue, c’est-à-dire spécialiste des langues anciennes, et c’est sa passion pour celles-ci qui l’a amené à élaborer ses propres langages, puis des histoires avec des personnages pour les utiliser, une géographie pour servir de cadre à ces histoires, et ainsi de suite. Cette minutie est même allée, par exemple, jusqu’à calculer la distance que pourrait franchir un Hobbit en une journée de marche, ou à s’assurer que la mise en scène corresponde aux phases de la Lune… Pour gagner encore de la cohérence, il a commencé à dessiner les cartes dans lesquelles ses histoires prenaient pied. Un travail de titan, proprement inimaginable aujourd’hui. C’est cette construction tous azimuts d’un univers qui m’a fasciné alors, et toujours aujourd’hui.
Actusf : Tu as un article sur les femmes dans son œuvre dans laquelle 83% des personnages de Tolkien sont masculins. Alors où sont-elles et pourquoi ?
Yannick Chazareng : Tolkien, ou plutôt son œuvre, a toujours fait l’objet d’un certain nombre de malentendus. Dans le mook j’ai voulu en tordre le cou à certains, dont celui-là, l’un des plus fréquents. Les femmes occupent peu d’espace dans l’œuvre de Tolkien, c’est un fait mathématique. Dans le Seigneur des Anneaux, on en notera 3 : Arwen, Galadriel et Eowyn. Il y en a quelques autres, mais ce sont plutôt des figurantes. J’exclue Araigne, même si j’en parle dans le mook. Si la première n’est apparemment là que pour un peu de romance, les deux autres, de par leur action, permettent aux membres de la Fraternité de l’Anneau d’avancer ; Eowyn sauve même directement l’un d’entre eux de la mort. Quant à Arwen, si elle semble avoir comme scène d’action principale la couture d’une bannière pour son cher et tendre, on se rend compte qu’elle va, vers la fin du roman, aller contre sa nature d’Elfe et renoncer à sa quasi-immortalité par amour. Dans le Silmarillion et les versions étendues des récits qui le composent, nombre de personnages féminins s’affirment contre leurs tuteurs masculins, allant vers une certaine forme de féminisme. Et n’oublions pas, surtout pas, le personnage de Lúthien, qui réalise l’un des, sinon le plus grand exploit de la terre du Milieu. Discrètes pour certaines, marquantes pour d’autres, les femmes incarnent plusieurs figures : le pouvoir, la mortalité, la sagesse, la patience… Elles méritent un meilleur sort qu’un examen superficiel basé sur leur temps de présence.
Actusf : Un petit mot sur Tom Bombadil. Drôle de personnage. Quelle place avait-il pour Tolkien ?
Yannick Chazareng : Ce personnage est en effet une énigme. On ne sait pas à quelle race il appartient, même si physiquement il a tout d’un humain. Il dit se désintéresser de ce qu’il se passe en-dehors de la Vieille Forêt, où il réside avec sa compagne, l’insaisissable Baie-d’Or. Insensible au pouvoir de l’Anneau Unique, il est pourtant bienveillant envers les Hobbits qui se retrouvent prisonniers du Vieil Homme-Saule. Il les sauvera une seconde fois à la limite de son domaine. Tolkien a dit dans une de ses Lettres qu’il s’agissait de l’esprit de la campagne d’Oxfordshire et du Berkshire, qu’il a sillonnées étant enfant, et qui ont marqué son œuvre. Sans que rien de plus précis n’ait été écrit à son sujet, du moins dans ce qui a pu être publié à ce jour. Ce mystère fait tout le charme du personnage…
Actusf : Tu évoques aussi l'abondance correspondance de Tolkien. Qu'est-ce qu'elle nous apprend ? Quelle place a-t-elle dans son œuvre ?
Yannick Chazareng : Tolkien a en effet connu une vie épistolaire abondante, dont son fils Christopher, après son décès, a eu la bonne idée de publier les « bonnes feuilles ». Le Professeur correspondait en effet énormément avec ses éditeurs, ses amis, ses enfants (il a ainsi envoyé son manuscrit du Seigneur des Anneaux à son fils Christopher au fil de sa composition, alors que ce dernier, militaire, était stationné par exemple en Afrique du sud) ; il ne dédaignait pas, non plus, de répondre aux nombreux lecteurs qui l’interpellaient sur la signification de tel ou tel terme ou sur tel aspect de son œuvre. Je dirais que de son vivant cette correspondance lui a permis d’enrichir et mûrir celle-ci, qu’il n’a jamais achevée, et qu’elle a une grande valeur documentaire afin de mieux analyser ses écrits. Qui veut « comprendre » Tolkien doit absolument lire ses Lettres.
Actusf : Longtemps une bonne partie de la fantasy s'est référée à Tolkien pour s'en approcher ou au contraire s'en éloigner. Aujourd'hui c'est peut-être un petit peu moins le cas. Quelle est son influence sur la fantasy d'aujourd'hui ?
Yannick Chazareng : Effectivement son influence est moins visible, moins directe, dans la mesure où de nombreux auteurs ont creusé son sillon, parfois jusqu’à l’user totalement. Parmi les plus talentueux, on citera Guy Gavriel Kay, David Eddings, Robert Jordan… Des auteurs pas si anciens, et qui font encore les beaux jours des maisons d’édition spécialisées. Même George R. R. Martin, que l’adaptation du Trône de Fer en série a (re)mis en lumière, clame régulièrement son admiration pour le Professeur, tout en ayant su s’en affranchir. En France, où la fantasy s’est développée plus tard que dans les pays anglo-saxons, on se réclame plus de l’influence d’Alexandre Dumas que de celle de Tolkien. On citera tout de même Pierre Grimbert et Henri Loevenbruck, directement influencés par Tolkien.
Actusf : Il y a eu une immense expo Tolkien à la BNF, des tapisseries sont en cours de réalisation à Aubusson, Amazon a sa série en préparation... On a l'impression d'un nouvel âge d'or pour Tolkien et son œuvre. Comment est-ce que tu l'expliques ?
Yannick Chazareng : Franchement, je ne sais pas. Tolkien a explosé mondialement en 1966, lorsqu’une édition pirate du Seigneur des Anneaux s’est vendue comme des petits pains sur les campus américains, pour faire de ses personnages des symboles de lutte pour la liberté, même lorsque l’oppresseur est beaucoup plus grand que soi. Jusqu’alors il n’avait connu qu’un succès d’estime. Dans la décennie suivante, le film de Ralph Bakshi adaptant ce même roman a connu un grand succès, tandis que le jeu de rôle s’est en grande partie fondé sur cet univers. Pendant les années 80-90, il était plus en retrait, même si ses livres continuaient à se vendre par palettes, notamment grâce à l’énergie de son fils Christopher, dont l’édition posthume des œuvres de son père a permis d’en découvrir la majeure partie. Au tout début des années 2000, et pendant 10 ans, Peter Jackson a généré une déferlante sans précédente au cinéma depuis l’avènement de Star Wars, et le développement d’internet a permis à une nouvelle génération de fans de remettre une pièce dans la machine. Et comme tu le dis, des nouveaux projets rendant hommage à son talent continuent à voir le jour, pour le plus grand plaisir des amateurs, jamais rassasiés.
Tolkien est mort depuis plus de 45 ans. On n’annonce plus de matériel inédit d’importance depuis que Christopher a annoncé sa retraite définitive en 2018, mais… C’est peut-être la richesse de cet univers, qui permet de s’évader mais aussi de réfléchir, qui séduit les créateurs ? Les personnages riches, l’amour de la nature, les valeurs exaltées dans son œuvre comme l’amitié, le sacrifice, la vaillance, la sagesse ? Je ne me sens pas qualifié pour l’analyser, n’étant, finalement, qu’un amateur éclairé.
Actusf : Tout ce qui se passe est une forme de reconnaissance. Tolkien est-il désormais un auteur mainstream, un classique de la littérature tout court ?
Yannick Chazareng : Oui. Je pense qu’il l’a été à partir du moment où, dans les années 1960, son œuvre est sortie de son carcan d’imaginaire pour enfants (comme on pourrait -à tort- réduire Le Hobbit), pour incarner un symbole, insuffler des pensées, provoquer le débat. Des clubs de fans de Tolkien existent partout dans le monde, il y a plusieurs évènements très suivis qui rendent hommage à son œuvre tous les ans. Que l’on apprécie ou pas le boulot qu’a réalisé Peter Jackson, celui-ci a transformé profondément l’économie de la Nouvelle-Zélande. En Suisse un collectionneur frénétique a décidé d’ouvrir sa collection d’objets relatifs à Tolkien au grand public. Peut-être que son œuvre inspire moins que les écrivains, mais il est devenu un phénomène de société.
Actusf : Tu parles d'influences sur l'astronomie, la chimie, la zoologie mais aussi en politique ou au sein de l'université, preuve de son aura. Est-ce que cette influence est toujours aussi forte aujourd'hui ? En science, qu'est-ce qu'il y a de plus notable ?
Yannick Chazareng : Si certaines déclinaisons ressemblent à de gentils clins d’œil réalisés par des étudiants durant leur temps de loisirs, comme l’infographie détaillant le chemin parcouru par Frodo et Sam, ou la composition du lembas, le pain elfique qui revigore instantanément, d’autres gravent l’œuvre de Tolkien dans le marbre : des espèces d’insectes, des astéroïdes, des montagnes même ont reçu pour nom Aragorn, Gandalf, Eriador, Gildor, etc. Ce qui me semble le plus significatif, c’est la recherche qui lui est consacrée en ce moment. Plus de 300 cours lui sont consacrés dans les universités américaines, et en France des dizaines de thèses ont eu et ont toujours pour sujet tel ou tel aspect de son œuvre. Pendant l’écriture et le bouclage de mon mook, soit entre juin 2019 et février 2020, j’ai recensé la sortie de 12 ouvrages à son sujet en France et en Angleterre.
Actusf : Après des années à lire Tolkien, et après ce mook, quel regard portes-tu sur lui et sur son œuvre ?
Yannick Chazareng : J’étais déjà admiratif avant d’entamer ce processus d’écriture et de recherche, je le suis encore plus. J’aurais pu écrire encore plus de choses pour vraiment cerner tout cela, mais mon éditeur a déjà accepté d’augmenter la pagination de 25% pour tout inclure. J’ai chez moi une petite dizaine d’ouvrages explorant d’autres aspects de son œuvre ; je n’ai pas fini de découvrir Tolkien. Je me sens un peu comme Frodo, un Hobbit tout ce qu’il y a de modeste et d’un peu timoré, face à une montagne, l’œuvre du Professeur… Et pourtant elle ne me fait pas peur, je souhaite continuer à l’escalader, à en explorer les saillies, pour voir ce qu’il y a un peu plus haut.