À l'occasion de ce dernier album dessiné par Tibet, saluons la longévité de Ric Hochet : 77 tomes, c'est un record en son genre. Un record d'autant plus remarquable qu'il est suivi de peu par la série Chick Bill du même auteur : 71 albums (chez Le Lombard et Dargaud). Tibet était un stakhanoviste surdoué du dessin en case. Témoins, ces défis qu'il se lançait dans certains salons de BD à produire le plus de pages en un temps record. Cédant volontiers à la facilité, il n'en gardait pas moins un coup de crayon pressé d'une belle élégance. Au rythme de deux parutions par an, il avait, avec son compère Duchâteau au scénario, installé durablement le journaliste détective dans l'imaginaire policier français. Créé en 1955, le personnage, un tantinet désuet dans sa rigueur morale et son courage à toute épreuve, est si peu impliqué dans les problématiques sociales de son temps qu'il s'est facilement adapté au fil du temps aux évolutions de la société. Son travail consiste, le plus souvent, à identifier un coupable démoniaque au sein d'un groupe en vase (virtuellement) clos.
Décédé à 78 ans, début 2010, Tibet avait délibérément inscrit, avec Duchâteau, cet album sous le signe du 77, signe que l'auteur, qui s'adresse aux "lecteurs de 7 à 77 ans" (cible du Lombard rappelée en quatrième de couverture), ne pouvait passer l'âge fatidique. Cet album en forme de jeu de piste, truffé de références à la série, sonne comme un inventaire final. Dans une perspective holographique, il résume, à lui seul, la série : fausses pistes permanentes, Ric Hochet mis au défi et risquant sa vie ou celle de ses proches, assemblage artificiel de caractériels, ennemis machiavéliques, beau-père commissaire dépassé par les événements, scénario dans le scénario, etc.
Pour couronner le tout, ce soixante-dix-septième et ultime album est plutôt bon et ses exubérances autoréférentielles n'alourdissent pas trop le scénario. Une belle sortie.
Fin de série
Ric Hochet participe au dernier épisode d'une série avec la vedette Alain Carcetti, dont le personnage de détective est assassiné d'un coup de couteau. On croit un instant qu'il est réellement mort, comme dans l'album On tue au théâtre ce soir, mais ce n'était qu'une arlequinade de dépit devant toute l'équipe du tournage. Pour promouvoir la série et obtenir une interview de sa vedette sur le départ, le producteur Lamberto imagine un scénario digne de Marcel Béliveau. Le journaliste de La Rafale joue les intermédiaires, mais il ne tardera pas à le regretter quand l'acteur Alain Carcetti sera réellement assassiné.
Entre-temps, Ric Hochet a reçu un jeu de "morts fléchées", où le titre de certains de ses albums balise un scénario fixé à l'avance et dont la fin est constituée du présent album, encore inexistant, mais signalé par une flèche et un point d'interrogation façon "Ici, 77 !". Mais il y a pire : le mystérieux expéditeur veut reprendre à son compte le scénario de la nouvelle saison de la série et menace de tuer des passants au hasard, si le producteur-réalisateur ne filme pas les scénarios sanglants qu'il transmettra. Les hautes autorités de l'État s'en mêlent, mais c'est Ric Hochet, cible privilégiée du psychopathe, qui dénouera les fils de l'histoire.
Dernières mises en abyme
Dans toute série, il y a un certain équilibre entre scénario et dessin. Dans Chick Bill, où Tibet assume les rôles de dessinateur et de scénariste, le scénario, parfois débridé, ne prime pas sur le dessin. Dans Ric Hochet, le scénario a toujours été primordial. La série se démarque plus par ses intrigues alambiquées que par l'originalité de son trait. La forme quasi-réaliste du dessin, la prédominance des personnages en plan taille ou poitrine en perpétuelle conversation, la primauté des plans intérieurs, la disette de plans panoramiques, les bulles verbeuses sont au service du scénario. La forme lissée et BD ado du dessin tranche avec les intrigues souvent noires et adultes de Duchâteau. En somme, c'est bien Duchâteau qui donne le ton et Tibet, son complice, qui en atténue la froide cruauté.
Les scénarios intelligents de Duchâteau (grand amateur de Hitchcock et de romans policiers) sont trop entortillés pour être crédibles. Comme ils sont construits sur le principe de la manipulation (le lecteur doit suivre les fausses pistes), certains rebondissements paraissent souvent artificiels, créés ad hoc pour faire peser les soupçons sur un nouvel innocent. Dans cet ultime album (au moins sous les crayons de Tibet), le scénario est toujours aussi composé, mais sa forte cohérence interne est moins destinée à berner le lecteur qu'à imposer son esthétique structurelle et sa logique criminelle. Il en devient, du coup, plus crédible. Il sonne du reste comme l'apogée du genre. À plusieurs égards, cet album est un aboutissement. Il s'inscrit comme un album bilan (près d'une vingtaine de titres y sont cités), comme un album de complément (après le monde de la BD, le monde du théâtre, le monde du cinéma, le monde de la série télé), comme un album de rappel (tous les principes de fonctionnement de la série sont réunis : esprit malsain et machiavélique, défilé de victimes, défi à Ric Hochet, Nadine menacée, ...). Mais, plus frappant, Duchâteau a rarement joué avec autant de brio de la mise en abyme, une de ses ressources scénaristiques privilégiées.
C'est d'abord la mort simulée de l'acteur vedette dans sa série fétiche qui annonce sa véritable mort et qui renvoie à un autre album de la série. On ne peut s'empêcher de faire le lien avec la disparition de Tibet. Propos prêté à l'acteur, qui se menace lui-même d'un pistolet sur la tempe : « À mon tour de changer le scénario... Maintenant, on ne joue plus, c'est du sérieux ! ». C'est aussi la série télévisée qui se finit. Ou c'est prémédité ou c'est prémonitoire... Mais c'est ensuite le défi lancé à Ric Hochet, dont les titres des 76 albums précédents permettent de reconstituer les balises d'un jeu de piste mortel. Voilà Ric Hochet en train de consulter le dos de son 76ème album pour y trouver les titres... Chaque événement subi par le héros se conforme alors au titre d'un album annoncé. Puis c'est le psychopathe, fou de scénario, qui veut faire tourner ses propres scripts de la série pour ne pas céder au plan bien réel de l'assassinat aléatoire. Et il s'avère finalement que ces scénarios pathologiques n'étaient pas sans lien avec les scénarios précédents de la série. Bref, la fiction et la réalité, souvent entremêlées par Duchâteau, sont encore plus indistinctes et plus enchevêtrées que dans les 76 autres albums. Un vrai tour de force scénaristique, en forme d'apothéose. Bel hommage en quelque sorte du scénariste au compère fidèle.
Ayant lu, en lecteur fidèle, chacun des 77 albums (plutôt plusieurs fois qu'une), j'ai été parfois agacé par la raideur des visages et la facilité du trait, souvent irrité par la mathématique froide, auto-référente (à la série et au genre) et parfois hypocrite de l'intrigue, mais j'ai passé de longues heures et d'excellents moments d'évasion avec Ric Hochet. J'ai été séduit par l'intelligence glacée ou exubérante des criminels, la vaillance et la vivacité de Ric, la bonhomie susceptible de Bourdon, le suivi des pistes qui mènent au coupable. Pour ces escapades policières, qui stimulent autant l'imaginaire que l'intelligence du lecteur, nous devons remercier le talent et la prolixité des auteurs.
77 mercis, donc, et 77 coups de chapeau à Tibet et à Duchâteau pour une œuvre qui aura marqué et fasciné plusieurs générations de lecteurs !
Pour les amateurs, je recommande, outre ce dernier album, l'intégrale Ric Hochet au Lombard (19 tomes à ce jour).
Décédé à 78 ans, début 2010, Tibet avait délibérément inscrit, avec Duchâteau, cet album sous le signe du 77, signe que l'auteur, qui s'adresse aux "lecteurs de 7 à 77 ans" (cible du Lombard rappelée en quatrième de couverture), ne pouvait passer l'âge fatidique. Cet album en forme de jeu de piste, truffé de références à la série, sonne comme un inventaire final. Dans une perspective holographique, il résume, à lui seul, la série : fausses pistes permanentes, Ric Hochet mis au défi et risquant sa vie ou celle de ses proches, assemblage artificiel de caractériels, ennemis machiavéliques, beau-père commissaire dépassé par les événements, scénario dans le scénario, etc.
Pour couronner le tout, ce soixante-dix-septième et ultime album est plutôt bon et ses exubérances autoréférentielles n'alourdissent pas trop le scénario. Une belle sortie.
Fin de série
Ric Hochet participe au dernier épisode d'une série avec la vedette Alain Carcetti, dont le personnage de détective est assassiné d'un coup de couteau. On croit un instant qu'il est réellement mort, comme dans l'album On tue au théâtre ce soir, mais ce n'était qu'une arlequinade de dépit devant toute l'équipe du tournage. Pour promouvoir la série et obtenir une interview de sa vedette sur le départ, le producteur Lamberto imagine un scénario digne de Marcel Béliveau. Le journaliste de La Rafale joue les intermédiaires, mais il ne tardera pas à le regretter quand l'acteur Alain Carcetti sera réellement assassiné.
Entre-temps, Ric Hochet a reçu un jeu de "morts fléchées", où le titre de certains de ses albums balise un scénario fixé à l'avance et dont la fin est constituée du présent album, encore inexistant, mais signalé par une flèche et un point d'interrogation façon "Ici, 77 !". Mais il y a pire : le mystérieux expéditeur veut reprendre à son compte le scénario de la nouvelle saison de la série et menace de tuer des passants au hasard, si le producteur-réalisateur ne filme pas les scénarios sanglants qu'il transmettra. Les hautes autorités de l'État s'en mêlent, mais c'est Ric Hochet, cible privilégiée du psychopathe, qui dénouera les fils de l'histoire.
Dernières mises en abyme
Dans toute série, il y a un certain équilibre entre scénario et dessin. Dans Chick Bill, où Tibet assume les rôles de dessinateur et de scénariste, le scénario, parfois débridé, ne prime pas sur le dessin. Dans Ric Hochet, le scénario a toujours été primordial. La série se démarque plus par ses intrigues alambiquées que par l'originalité de son trait. La forme quasi-réaliste du dessin, la prédominance des personnages en plan taille ou poitrine en perpétuelle conversation, la primauté des plans intérieurs, la disette de plans panoramiques, les bulles verbeuses sont au service du scénario. La forme lissée et BD ado du dessin tranche avec les intrigues souvent noires et adultes de Duchâteau. En somme, c'est bien Duchâteau qui donne le ton et Tibet, son complice, qui en atténue la froide cruauté.
Les scénarios intelligents de Duchâteau (grand amateur de Hitchcock et de romans policiers) sont trop entortillés pour être crédibles. Comme ils sont construits sur le principe de la manipulation (le lecteur doit suivre les fausses pistes), certains rebondissements paraissent souvent artificiels, créés ad hoc pour faire peser les soupçons sur un nouvel innocent. Dans cet ultime album (au moins sous les crayons de Tibet), le scénario est toujours aussi composé, mais sa forte cohérence interne est moins destinée à berner le lecteur qu'à imposer son esthétique structurelle et sa logique criminelle. Il en devient, du coup, plus crédible. Il sonne du reste comme l'apogée du genre. À plusieurs égards, cet album est un aboutissement. Il s'inscrit comme un album bilan (près d'une vingtaine de titres y sont cités), comme un album de complément (après le monde de la BD, le monde du théâtre, le monde du cinéma, le monde de la série télé), comme un album de rappel (tous les principes de fonctionnement de la série sont réunis : esprit malsain et machiavélique, défilé de victimes, défi à Ric Hochet, Nadine menacée, ...). Mais, plus frappant, Duchâteau a rarement joué avec autant de brio de la mise en abyme, une de ses ressources scénaristiques privilégiées.
C'est d'abord la mort simulée de l'acteur vedette dans sa série fétiche qui annonce sa véritable mort et qui renvoie à un autre album de la série. On ne peut s'empêcher de faire le lien avec la disparition de Tibet. Propos prêté à l'acteur, qui se menace lui-même d'un pistolet sur la tempe : « À mon tour de changer le scénario... Maintenant, on ne joue plus, c'est du sérieux ! ». C'est aussi la série télévisée qui se finit. Ou c'est prémédité ou c'est prémonitoire... Mais c'est ensuite le défi lancé à Ric Hochet, dont les titres des 76 albums précédents permettent de reconstituer les balises d'un jeu de piste mortel. Voilà Ric Hochet en train de consulter le dos de son 76ème album pour y trouver les titres... Chaque événement subi par le héros se conforme alors au titre d'un album annoncé. Puis c'est le psychopathe, fou de scénario, qui veut faire tourner ses propres scripts de la série pour ne pas céder au plan bien réel de l'assassinat aléatoire. Et il s'avère finalement que ces scénarios pathologiques n'étaient pas sans lien avec les scénarios précédents de la série. Bref, la fiction et la réalité, souvent entremêlées par Duchâteau, sont encore plus indistinctes et plus enchevêtrées que dans les 76 autres albums. Un vrai tour de force scénaristique, en forme d'apothéose. Bel hommage en quelque sorte du scénariste au compère fidèle.
Ayant lu, en lecteur fidèle, chacun des 77 albums (plutôt plusieurs fois qu'une), j'ai été parfois agacé par la raideur des visages et la facilité du trait, souvent irrité par la mathématique froide, auto-référente (à la série et au genre) et parfois hypocrite de l'intrigue, mais j'ai passé de longues heures et d'excellents moments d'évasion avec Ric Hochet. J'ai été séduit par l'intelligence glacée ou exubérante des criminels, la vaillance et la vivacité de Ric, la bonhomie susceptible de Bourdon, le suivi des pistes qui mènent au coupable. Pour ces escapades policières, qui stimulent autant l'imaginaire que l'intelligence du lecteur, nous devons remercier le talent et la prolixité des auteurs.
77 mercis, donc, et 77 coups de chapeau à Tibet et à Duchâteau pour une œuvre qui aura marqué et fasciné plusieurs générations de lecteurs !
Pour les amateurs, je recommande, outre ce dernier album, l'intégrale Ric Hochet au Lombard (19 tomes à ce jour).