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Interview 2015 : Ariel Kyrou sur Philip K. Dick
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Interview 2015 : Ariel Kyrou sur Philip K. Dick

ActuSF : Vous avez coécrit avec Yann Coquart un documentaire pour Arte, qui a été projeté en avant-première au festival de Sheffield le 8 juin dernier et devrait passer sur Arte en janvier 2016 : « Les mondes de Philip K. Dick ». Pourquoi plus de 30 ans après sa mort, cet auteur reste-t-il autant d'actualité ?

Ariel Kyrou : Cette actualité jamais démentie de Philip K. Dick tient avant tout aux deux questions fondamentales qu’il pose d’un bout à l’autre de son œuvre : qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que l’humain ?... De fait, ces deux interrogations, sur la réalité et sur l’essence de l’être humain, n’ont pas d’âge, s’apparentent à nos mythes les plus anciens et ne seront jamais démodées. 
 
Mais il y a plus fort encore : Dick met en scène le réel au travers d’univers mentaux, et en particulier sur la façon dont les univers mentaux des uns polluent ou tout simplement pénètrent la tête des autres. Il a donc anticipé, et nos plongées dans des mondes virtuels via internet, les jeux vidéo et ladite réalité virtuelle, et la guerre des imaginaires de notre monde gouverné par des fictions, fictions qui s’incarnent tout autant dans les sons, les images et les divertissements de la toile et des médias, que dans le storytelling des marques comme de tous les pouvoirs. 
 
J’ajoute une autre explication à cette puissance contemporaine des mondes de Philip K. Dick, alors qu’ils ont été créées il y a maintenant environ un demi siècle : sa paranoïa. Dick exagérait, le plus souvent pour le pire, tout ce qui lui arrivait au quotidien, tout ce qu’il notait de l’évolution de la société, et c’est ainsi qu’il a annoncé notre système de télésurveillance globale, la pub omniprésente, le réchauffement climatique ou les robots de compagnie, pour ne citer que ces quatre exemples. 
 
Au final, il a conçu des fables de notre présent comme de notre futur, juste en exagérant les traits de son quotidien à lui en Californie. Mieux : il les a fait vivre au travers de figures non pas héroïques, mais moyennes sinon médiocres, en des personnages comme vous et moi. Et c’est pourquoi nous nous retrouvons dans ses mondes comme si nous y étions chez nous, dans notre aujourd’hui…
 
 
ActuSF : Quelle approche avez-vous choisi avec ce documentaire ? Quelle était l'idée au départ ? 
 
Ariel Kyrou : Nous avions au départ deux envies difficiles à concilier : d’une part faire vivre la complexité, la sensibilité, le côté très attachant mais aussi l’humour imprévisible de l’homme et de l’écrivain Philip K. Dick ; d’autre part nous interroger sur ce que d’aucuns appellent sa « précognition », d’éclairer le comment et le pourquoi de cette façon assez inouïe qu’il a eu d’anticiper le futur. Il faut savoir qu’en 1975, Dick a littéralement « vu », comme dans un rêve prémonitoire, sa propre mort sept ans plus tard, en 1982. Il a anticipé notre temps, mais lui-même a vécu, semble-t-il, des expériences de précognition, voire de dédoublement de personnalité. Le film, au départ, attaquait par cet épisode de 1975, et ce fait étonnant d’un écrivain quasiment « devin » qui aurait vu son propre futur, jusque son décès. Le souci, c’est que nous nous sommes enfoncés dans une impasse, comme si nous devions établir la démonstration de son don de précognition, et nous avons perdu en route le personnage, donc le premier des deux objectifs que nous nous étions fixés avec Arte et Nova Production. Avec le producteur Thibaut de Corday - qui est à l’origine de ce projet autour de Philip K. Dick - ainsi bien sûr qu’avec le réalisateur et coscénariste Yann Coquart, nous avons revu le film sur un registre plus sensible et beaucoup plus ouvert. Sans pour autant nous sentir strictement liés par le fil biographique de l’histoire de Philip K. Dick, nous avons repris le documentaire à partir de l’homme et de l’écrivain : de sa vie, de sa « dinguerie », de ses paradoxes, de ses illuminations, mais aussi et surtout de ses textes. Les commentaires, dans le film, sont réduits au minimum, essentiellement en introduction. Tout est porté par les figures interrogées, de gens qui l’ont aimé et ont aimé ses écrits, dont deux de ses biographes, mais aussi et surtout par des lectures d’extraits de ses romans et nouvelles. Au final, le questionnement sur la « précognition » de Philip K. Dick n’a pas disparu, bien au contraire, mais il se dessine au fur et à mesure de la narration, comme l’une des clés parmi d’autres de l’extraordinaire permanence de ce romancier de science-fiction. 
 
ActuSF : Comment s'est passée concrètement la réalisation Des mondes de Philip K. Dick (Les lieux de tournages, les interviews...) ? 
 
Ariel Kyrou : Le tournage s’est déroulé pour l’essentiel en Californie en juin et juillet 2014. Mais il y a eu également un tournage au Japon, du professeur Ishiguro et ses robots « géminoïdes ». Le long entretien avec le tout dernier biographe de Philip K. Dick, l’anglais Anthony Peake, s’est quant à lui réalisé à Paris, dans les studios de Nova Production. Plutôt que de multiplier les intervenants – à l’américaine pourrait-on dire – nous avons préféré nous appuyer sur l’intensité du témoignage de quelques figures choisies, comme la dernière femme de l’écrivain, Tessa Dick, son psychiatre Barry Spatz, le romancier de science-fiction David Brin ou encore l’un des rares biographes qui l’a connu, à savoir Gregg Rickman. Sur la forme comme sur le fond, nous avons privilégié la sensibilité, la conviction, la portée des paroles de ces figures plutôt qu’une mise en scène spectaculaire. 
 
Point majeur pour comprendre notre démarche : il existe très peu de photos et surtout de vidéos de Philip K. Dick, en particulier des années 1950 et 1960. Nous avons mené des recherches approfondies de sources le concernant, jusqu’aux documents sonores les plus inédits, et nous les avons utilisés. Mais nous avons dû composer avec cette rareté de matières directement liées à l’écrivain. D’où l’importance et l’énorme travail sur les images d’archive. 
 
C’est comme pour un livre bien écrit : on a le sentiment d’une fluidité naturelle, mais cette facilité, pour celui qui lit le bouquin ou qui regarde le film, cache un immense travail de composition. En l’occurrence, dans « Les Mondes de Philip K. Dick », tout tient aux jeux entre images d’hier et images du présent, entre clichés des époques de la vie de Dick et atmosphères tournées aujourd’hui, entre questions littéraires et visions politiques ou scientifiques, entre la vie et les textes de l’écrivain et les clins d’œil aux univers de l’Amérique comme de la science-fiction au sein desquels il a baigné.
 
 
ActuSF : Total recall, L'agence, Philip K. Dick reste aujourd'hui une source d'inspiration inépuisable pour Hollywood. Qu'est-ce qui attire autant les réalisateurs vers l'œuvre de Philip K. Dick aujourd'hui encore ? Son aspect visuel, ses univers ? Les thèmes qu'ils proposent ?  

Ariel Kyrou : Il y a d’abord ce sentiment, à la lecture de ses textes, donc à la découverte de ses thèmes, d’un écrivain nous parlant de notre monde, ici et maintenant, du dérèglement climatique à la surveillance de tous par tous. Ensuite, ses romans et plus encore ses nouvelles regorgent d’idées décapantes et de retournements de situation, de décalages permettant de percevoir différemment, mais de façon frappante, notre aujourd’hui. Cette profusion imaginaire, volontiers paranoïaque et terriblement empathique, fonctionne pour Hollywood comme une mine ; il y puise des pépites brutes, que le monde du cinéma n’a plus dès lors qu’à nettoyer et à transformer en bijoux variés, plus ou moins classieux ou vulgaires, aux scenarii très simplifiés ou à la hauteur des multiples interprétations possibles des textes de Dick.
 
ActuSF : Le thème de la sécurité et de la surveillance est très présent chez Philip K. Dick, dans Minority report par exemple avec sa police qui empêche les meurtres avant qu'ils n'arrivent. D'où venait cette fascination de Philip K. Dick  pour la thématique de la surveillance, du contrôle ? 
 
Ariel Kyrou : L’une des premières explications tient au caractère paradoxal du personnage, à la fois très curieux des autres et totalement asocial, ouvert au monde mais renfermé sur lui-même, avec une dose variable selon les moments de paranoïa et d’agoraphobie. La deuxième raison, qui complète la première, est à chercher dans l’univers où il a grandi, à Berkeley notamment, de petits bourgeois pas très riches mais bien plus intellectuels que la moyenne, donc assez suspects de sympathies communistes, notamment durant la première moitié des années 1950, à l’époque du maccarthysme. Sa mère, en particulier, au caractère visiblement assez sec, se voulait une intellectuelle. Si à ce caractère complexe et à cet environnement familial et intellectuel, vous ajoutez les spécificités de la période, vous comprenez mieux encore cette obsession pour le contrôle, que ce soit par la pub, la drogue, le gouvernement ou les trois ensemble. Dans l’excellente biographie qu’il a écrite sur lui, Je suis vivant et vous êtes morts, Emmanuel Carrère met en scène de façon assez drôle les rapports de Philip K. Dick avec deux agents du FBI dans les années 1950, mais aussi son sentiment, en particulier sous l’administration Nixon – dont il avait horreur – d’être lui-même en permanence sous la surveillance de la police ou des services secrets. Il se sentait persécuté, et raconte volontiers la façon dont sa maison a été cambriolée et saccagée en novembre 1971, par des agents du pouvoir selon l’hypothèse la plus courante dans ses propos contradictoires. 
 
Or, comme sa méthode d’écriture la plus commune consistait à partir de son présent et à en exagérer les tendances, qui plus est dans un monde de science-fiction, vous comprenez comment il en est arrivé à « deviner » notre présent sous contrôle. L’une de ses trouvailles les plus fascinantes, selon moi, est d’ailleurs ce flic des narcotiques, dans Substance Mort (A Scanner Darkly) auquel on donne comme mission de se surveiller lui-même dans sa maison de junkies ! Autrement dit : Big Brother n’existe pas, il est en nous, nous sommes nos propres Big Brother… 
 
 
ActuSF : Aujourd'hui des sections de Prediction Police existent réellement aux Etats-Unis. Plus que des simples fictions, certaines œuvres de Philip K. Dick peuvent-elles être considérées comme des analyses ou des études sur notre société et son devenir ?  
Ariel Kyrou : L’exemple est très intéressant, et c’est pourquoi notre documentaire s’arrête assez longuement sur ce logiciel, Predpol (pour Prediction Police), et la façon dont l’utilise la police de Los Angeles, que nous avons tournée « en action ». Ce programme prévient les forces de l’ordre des zones où les délits seraient les plus probables via des systèmes de type Big data, c’est-à-dire des analyses d’une immense quantité de données en temps réel. C’est un paradoxe, mais ce cas montre à la fois le caractère incroyablement visionnaire de l’écrivain et l’idiotie qui consisterait à prendre ses écrits comme « des analyses ou des études sur notre société et son devenir ». Côté pile, Dick a su décrypter mieux que personne le désir qu’à l’être humain de lire l’avenir, que ce soit dans l’antiquité par des rituels et de la magie, ou dès son époque via des études statistiques se voulant plus rationnelles. Il a juste poussé le bouchon bien plus loin avec cette idée lumineuse de l’anticipation des délits avant qu’ils ne soient commis. Il a « vu » la puissance de ce fantasme et surtout notre volonté de le concrétiser. Côté face, qui pourrait croire à une anticipation via des « précogs » ou « précognitifs » baignant dans une cuve ? Nous ne sommes pas prêts de rencontrer dans un commissariat des mutants autistes capables de lire « l’à venir » peu avant qu’il advienne. Or justement, c’est le croisement de ce probable inouï, la prédiction des délits, et de cet infaisable total, la présence parmi nous de mutants cognitifs, qui rend la nouvelle de Dick et donc aussi le scénario du long métrage de Spielberg non seulement indémodables mais d’une acuité remarquable. Il y a clairement anticipation du futur, mais cette hybridation d’un possible et d’un impossible lui permet de rester de l’ordre de la fiction, de l’imaginaire. Et c’est bien pourquoi elle ne peut être démentie a posteriori par les faits, à l’inverse de la plupart des prédictions rationalistes de prospectivistes. 
 
ActuSF : Philip K. Dick c'est aussi et surtout une réflexion sur la définition de la réalité. Qu'est ce qui fait alors que le virtuel soit aussi présent dans ses œuvres, dans Ubik ou Total recall par exemple ? 
 
Ariel Kyrou : Dès ses premières nouvelles du début des années 1950, et même dès la première qu’il a réussi à publier (Roug), Dick met en scène la manière dont la réalité dépend pour chacun de nous de la façon dont nous la percevons. Nourri de science et de philosophie, l’écrivain nous raconte qu’il y a d’une certaine façon autant de réalités que d’individus qui la perçoivent. Et pourtant, il la recherche éperdument, cette réalité qui lui échappe sans cesse. Vous connaissez sans doute cette fameuse phrase, que l’on retrouve dans son roman Siva (Valis) de 1981 : « La réalité, c’est ce qui reste quand on a cessé d’y croire ». Il serait trop facile d’expliquer cette quête impossible et cette fascination pour la notion de réalité par le désordre mental de l’écrivain, que son thérapeute décrit justement dans notre documentaire comme totalement inclassable, ne correspondant à aucun des diagnostics classiques du genre. Il y a par ailleurs chez lui ce désir insatiable d’accéder à d’autres « réalités », en particulier à des réalités où sa sœur jumelle, morte alors qu’elle n’avait que trois semaines, serait encore en vie. De là, sans doute, sa fascination pour les drogues et leur capacité d’altération de notre réalité. Dans le Dieu venu du Centaure, paru en 1965, c’est en croisant la prise de drogues avec l’univers des Poupées Barbie qu’il invente un vrai système de réalité virtuelle. 
 
 
Sauf que son anticipation des mondes virtuels date de bien avant, et particulièrement de sa hantise d’une influence directe de l’esprit des uns sur l’esprit des autres, donc de la réalité des uns sur celle des autres. Je pourrais multiplier les exemples, mais n’en citerai que deux. Le premier : dans l’une de ses nouvelles de 1953, Le Monde qu’elle voulait, où un homme, Larry, a le sentiment de vivre dans une réalité littéralement fabriquée par sa jeune compagne… Marie dit à Larry : « Vous avez un monde bien à vous quelque part ; dans celui-ci, vous n’êtes qu’un aspect de ma vie. Pas tout à fait réel. Je suis la seule personne qui soit entièrement réelle dans ce monde-ci. Vous autres, vous êtes tous là pour moi. Juste en partie réels. »  Sauf qu’à la fin, c’est lui qui la fait disparaître de ce qui était son monde à lui ! La deuxième illustration, c’est l’intrigue du roman L’œil dans le ciel (1957). Huit personnages tombent dans un faisceau de protons. Miraculés, dans les décombres, ils s’étonnent de revenir à la vie normale... Sauf que, sans le savoir, ils se retrouvent tour à tour dans le monde idéal de chacun d’entre eux, qui n’est pas loin d’être un enfer pour les autres. Exemple cocasse : un univers où la prière remplace la technique, où la quincaillerie vend des balances à peser les âmes et où l’on achète au supermarché des « offrandes cuites en boîte ».
 
ActuSF : En parallèle du documentaire sur Philip K. Dick, vous avez  participé à la création d'un jeu vidéo : Californium. Il sera mis en ligne en janvier prochain sur le site d'Arte. Est-ce un espace virtuel pour découvrir les mondes virtuels de K. Dick ? Que va t-on trouver dans Californium ? 
 
Ariel Kyrou : Pour être honnête, ma participation à ce jeu vidéo, produit par Nova Production et la société Darjeeling pour Arte, a été des plus minimales. C’est donc essentiellement en observateur passionné de cette expérience que je peux en dire quelques mots. Ce jeu, pas terminé au moment où je vous réponds, est inspiré des mondes de Philip K. Dick, mais ne les raconte pas du tout. L’auteur de science-fiction est une présence implicite, comme l’ombre de ce jeu vidéo. Les joueurs sont d’ailleurs invités à se mettre dans la peau d’un écrivain quelque peu parano afin de déjouer les pièges de quatre univers successifs plein d’anomalies. Et cet écrivain, à défaut d’être Dick lui-même, pourrait être l’une ou l’autre de ses réincarnations contemporaines. Chacun des mondes de Californium à son caractère propre, un peu à la façon des mondes nés de l’esprit de chacun des personnages de L’œil dans le ciel. Leur réalité se délite. Aussi le gamer doit-il se méfier de ses perceptions s’il veut réussir son passage d’une réalité à l’autre. La direction artistique de Californium m’a épaté, et j’attends avec impatience le moment d’expérimenter en détail son gameplay. Les écrits de Philip K. Dick et Dick lui-même ne sont pas dans ce jeu, car je crois qu’une telle « littéralité » serait vouée à l’échec. En revanche, l’esprit de Philip K. Dick hante Californium
 
 
ActuSF : Après le cinéma, faut-il s'attendre à voir l'industrie du jeu vidéo s'emparer des thématiques de Philip K. Dick ? A voir apparaitre des jeux comme ceux d'Existenz de David Cronenberg (un film qui a d'ailleurs été qualifié de dickien) ? 
 
Ariel Kyrou : Je pense que l’industrie du jeu vidéo, ses créateurs en ayant conscience ou non, s’inspire d’ores et déjà depuis longtemps des mondes de Philip K. Dick, de la même façon que Dick est présent sans l’être en tant que source officielle dans des films comme Matrix ou Existenz – où il y avait une citation de la Poupée Pat du Dieu venu du centaure. Des jeux comme Myst ou Portal, même s’ils sont littéralement peu habités d’être humains, sont imbibés de l’esprit de Dick, de l’irréalité si réel de ses univers. La part la plus science-fiction et fantastique du monde des jeux vidéo est hanté par la présence volontaire ou le plus souvent inconsciente de Philip K. Dick, comme il est d’ailleurs habité d’autres références fortes, par exemple les formes et personnages du dessinateur de BD Moebius ou le monstre et les atmosphères de la série de films Alien… 
 
ActuSF : Mais alors, est-ce que Philip K. Dick hante vos essais comme il hante, à vous entendre, une bonne part du monde du jeu vidéo ? 
 
Ariel Kyrou : Mille fois oui. Dans mon dernier essai, écrit en dialogue avec l’artiste mounir fatmi, Ceci n’est pas un blasphème, sous-titré « La trahison des images : des caricatures de Mahomet à l’hypercapitalisme » (mai 2015, inculte/dernière marge, diffusion Actes Sud), je ne peux m’empêcher de le citer comme l’archétype du croyant hérétique, que les plus dogmatiques auraient tôt fait de traiter d’infâme blasphémateur. Car pour Dick, converti au catholicisme au début des années 1960, Dieu se cachait dans l’infini de ses propres hypothèses sur la chose : il pouvait s’incarner auprès de nous sous la forme d’un patron d’administration barbu procédant à des « rajustements de réalité » avec ses fonctionnaires angéliques et des espions canidés comme dans Rajustement, devenu L’Agence au cinéma, d’un pot de chambre comme dans Deus Irae, d’un acteur de troisième zone saoul en permanence comme dans Le Dieu venu du Centaure, d’un cochon philosophe de l’espace comme dans L’heure du Wub, d’un amateur de champignons hallucinogènes, d’un rat de laboratoire, d’une chanteuse pop, d’une bague grossière ou de je ne sais quoi encore ! 
 
 
La folie de Dick était pleine d’humour et d’auto-ironie, mais aussi d’une étrange et paradoxale lucidité. Et c’est bien pourquoi je m’amuse à le citer à la moindre occasion. Jusqu’au livre d’entretien avec Bernard Stiegler, que j’ai également sorti en mai 2015, L’emploi est mort, vivre le travail ! (Mille et une Nuits / Fayard) : dans mon préambule, j’avance que les nouvelles technologies, dès lors qu’elles ne sont que les « relais de notre soif de consommation immédiate, mariées aux techniques les plus avancées du profilage publicitaire et du marketing comportemental », nous transforment « en simples machines réflexes, en ces humains mécanisés qui hantent les romans et films inspirés de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick » !
 
Au même titre que des artistes contemporains assez déjantés comme ORLAN, mounir fatmi et Eduardo Kac, et surtout d’autres auteurs de SF comme John Brunner, JG Ballard, Bruce Sterling ou William Gibson, Philip K. Dick reste l’un de mes filtres majeurs pour analyser notre aujourd’hui via le décalage de regard qu’il permet. C’était d’ailleurs tout le sens du livre que j’ai écrit sur lui en 2009 : ABC Dick, Nous vivons dans les mots d’un écrivain de science-fiction (Inculte). 
 
ActuSF : Le mot de la fin : quel roman de Philip K Dick  conseilleriez-vous à quelqu'un qui veut aborder son œuvre ?  

Ariel Kyrou : Tout dépend bien sûr de la personne et de ses goûts. A un simple curieux, pas forcément passionné de science-fiction, je conseillerais la lecture du Maître du Haut Château, grand classique de l’uchronie, sorti en 1962 et prix Hugo du meilleur roman de science-fiction un an plus tard. A un lecteur plus aguerri, à l’idéal lui-même un peu déjanté et mystique, je mettrai dans les mains un roman méconnu et très poétique de Dick : Le Guérisseur de cathédrales. Sa figure du Glimmung, vrai faux dieu aux capacités d’ubiquité uniques et aux mille visages, qui réunit des êtres de toutes galaxies pour extirper de l’océan une cathédrale sur une planète lointaine, dégage une magie fragile et paradoxalement très humaine. Aux fans de cinéma de SF, amateurs de Blade Runner, j’insisterais sur la lecture de ce roman aux multiples trouvailles prémonitoires, des robots animaux de compagnie à la boîte à empathie qui elle aussi préfigure la réalité virtuelle : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?... Et enfin, pour les vrais amateurs de science-fiction prêts à se sentir déstabilisés : deux chefs d’œuvre : Le Dieu venu du Centaure et Ubik. Et puis il y a toutes les nouvelles, réunies en deux tomes, d’une richesse inouïe en termes d’idées déroutantes !
 
 

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