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Interview 2015 : Neil Jomunsi pour le Projet Bradbury
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Interview 2015 : Neil Jomunsi pour le Projet Bradbury

 ActuSF : Pouvez-vous vous présenter ?

Neil Jomunsi : Je suis Neil Jomunsi, j'ai 34 ans et je suis écrivain. Après une enfance à la campagne, j’ai vécu à Paris pendant douze ans : j'y ai fait mes études de cinéma et j'y ai trouvé mes premiers boulots, notamment en tant que libraire. J'habite maintenant à Berlin depuis quatre ans, avec ma femme et mes deux fils qui ne devraient pas tarder à naître à l’heure où j’écris ces lignes. Longtemps, l'écriture n'a été qu'une passion que j’exerçais pendant mon temps libre. Et puis ma femme a trouvé un boulot en Allemagne et nous avons tout quitté — emplois, routine et murs. C'était le coup de pied au c** que j'attendais du destin sans oser le lui demander. Dorénavant, je consacre l’essentiel de mon temps à l’écriture.
 
 
ActuSF : De septembre 2013 à aout 2014, vous avez décidé d’écrire et de publier 52 histoires en un an, soit une par semaine. Vous vous êtes appuyé pour cela sur une citation de Ray Bradbury : Écrivez des histoires courtes, une par semaine. […] Et je vous mets au défi d’en écrire 52 mauvaises. C’est impossible.” Pourquoi vous êtes vous lancé dans le marathon de ce que vous avez baptisé : le Projet Bradbury ? 
 
Neil Jomunsi :  Je ressentais le besoin d’ancrer ma pratique de l’écriture dans une dimension plus concrète, peut-être aussi moins dilettante. Je suis convaincu que, d’une certaine manière, l’écriture est un sport pour lequel on doit s’entraîner afin d’exprimer le meilleur en soi. Le cerveau est un muscle, et l’imagination aussi : elle ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Instaurer une routine, et surtout s’y contraindre — la publication est une composante importante du projet Bradbury, car elle acte la fin d’une étape, comme une maison que l’on construie brique par brique — est une manière de s’entraîner, de fluidifier sa pratique, de la rendre plus naturelle. De ce point de vue, le Projet Bradbury m’a beaucoup apporté. J’ai gagné en aisance, en confiance aussi. Et je pense que mon écriture s’en est trouvée fatalement améliorée. Et puis il s’agissait aussi d’une expérience d’un auteur baigné dans le web : comment trouver un public, comment le mobiliser, comment intégrer tout cela dans une pratique artistique, comment proposer aux internautes de s’en emparer, de soutenir la démarche, etc. C’est un think tank permanent. 
 
ActuSF : La démarche du Projet Bradbury fait écho à celle du National Novel Writing Month (nanowrimo), où l'on écrit un roman en un mois. C'est un peu le même esprit, non ? 
 
Neil Jomunsi  : D’une certaine manière, oui : même si je ne me fixais aucun objectif réel en terme de signes, les 52 textes font au final presque tous entre 25 et 35.000 signes : j’estimais, puisqu’ils étaient vendus à 1€, qu’il s’agissait là d’une « quantité » de signes acceptable pour un lecteur qui ne me connaissait pas. Le nanowrimo a ceci de bon qu’une fois par an, il oblige les écrivains à passer à la pratique. C’est une contrainte dans ce que les contraintes peuvent avoir de meilleur. Mais je persiste à penser qu’il vaut mieux écrire moins et plus régulièrement que de s’épuiser une fois par an sur un mois dans un texte plus long (qui au final pourra s’avérer mauvais, ce qui peut être déprimant). Mais clairement, il y a un lien de parenté. En France, on a la culture du génie inné. Un auteur qui écrit beaucoup est suspecté de produire de la littérature au rabais, voire pas de littérature du tout : ce n’est qu’un pisse-copie. Je trouve cette vision idiote. Plus on écrit, meilleur on écrit. J’en suis convaincu. 
 
 
ActuSF : Comment vous étiez-vous préparé au projet Bradbury ? 
 
Neil Jomunsi :  Très mal. En fait, pas du tout. J’ai eu l’idée sous ma douche (comme beaucoup d’auteurs ont leurs idées) après avoir visionné une conférence de Bradbury sur Youtube. A la sortie de la salle de bains, j’ai appelé Nicolas Gary d’Actualitté pour lui demander si son journal serait assez dingue pour suivre et relayer une expérience pareille ; ce à quoi il a répondu immédiatement par la positive. Le jour même, je commençais à rédiger la première nouvelle, sans me préoccuper du pourquoi et du comment. Naturellement, j’ai commencé à bloguer pour raconter l’expérience depuis les coulisses, pour présenter les textes aussi. Petit à petit, la réflexion autour de l’acte d’écrire s’est installée, et le Projet Bradbury avançait dès lors sur deux fronts : celui des 52 textes en eux-mêmes, et le méta-texte, le texte sur le texte. J’aurais peut-être dû passer deux mois à m’entraîner sportivement, cela dit : durant cette année passée à ma table de travail, j’ai pris quelques kilos et j’y ai gagné quelques douleurs récurrentes.
 
ActuSF : Quel bilan en tirez-vous ?
 
Neil Jomunsi :  Honnêtement, mis à part ces petites douleurs, je n’en tire que du positif. J’ai rédigé un très long bilan du Projet sur mon blog (http://page42.org/projet-bradbury-comment-jai-ecrit-52-nouvelles-en-52-semaines/) où, pour résumer, j’ai essayé d’expliquer à quel point le Projet Bradbury m’avait conforté dans ma volonté de faire de l’écriture un véritable métier au sens artisanal du terme, et à quel point c’était devenu à la fois évident et capital pour moi. Concernant les vertus artistiques et thérapeutiques, je peux dire aujourd’hui qu’écrire une nouvelle de 30 000 signes en une journée ne me fait pas peur : pire, c’est devenu un tel réflexe que je peux décider de m’asseoir à ma table et de produire un texte, presque sur commande. C’est une gymnastique mentale, un peu comme un pianiste fait ses gammes. Et puis il y a tout le côté humain derrière, à quel point ce projet a fédéré une communauté de lecteurs autour des textes… comme je l’explique dans le bilan, même si j’étais seul à la maison en journée, je ne me suis jamais senti seul une seule fois : grâce au blog, à Twitter aussi, je me suis senti épaulé de façon constante, et c’était formidable. Plusieurs auteurs ont décidé suite à cette expérience de tenter eux aussi de se lancer dans un marathon de 52 textes. Quelle plus belle récompense ? 
 
 
 ActuSF :  En août dernier, vous annoncez que vous recommencez l'aventure. Qu'est-ce qui vous fait repartir ? Qu'est-ce qui va changer dans cette seconde "saison" du projet Bradbury ?  
 
Neil Jomunsi :  Ce qui me fait repartir, c’est le manque, principalement. Je crois que comme ces culturistes qui arrêtent la musculation d’un seul coup, mon corps ressent un vide. Je me suis reposé un an, et j’ai besoin de repartir, de m’exercer, de pratiquer pour ne pas laisser mon cerveau oublier (même si je constate que c’est un peu comme le vélo, ça revient très vite). Cette seconde saison sera néanmoins un peu différente dans la mesure où ma femme attend des jumeaux qui ne devraient pas tarder à pointer le bout de leur nez, dans les prochaines semaines, et j’aurai forcément moins de temps à y consacrer dans les mois à venir. Considérant cette contrainte, j’ai décidé pour le moment de me fixer un minimum d’un texte par mois, et plus si c’est possible. J’ai surtout décidé de pérenniser le Projet Bradbury dans la durée, de l’inclure à ma démarche d’écrivain en ne le limitant plus dans le temps : désormais, c’est un marathon permanent, que je me réserve le droit de poursuivre ad vitam eternam. D’ici un an ou deux, quand les choses se seront stabilisées dans ma vie intime, je recommencerai une version à 52 textes en un an. Entre les différentes sessions, le Projet continuera à une allure plus modérée, moins violente, comme des séances d’entraînement et d’échauffement entre deux marathons. 
 
ActuSF : Pour le premier projet Bradbury, les lecteurs pouvaient s'abonner à vos nouvelles. Comment pourront-ils vous suivre  cette fois ? 
 
Neil Jomunsi :  Les 52 premières nouvelles étaient payantes et achetables sur les librairies en ligne. On pouvait également s’abonner au Projet sur un an et acheter toutes les nouvelles d’un coup et à l’avance, comme un contrat passé entre le lecteur et l’auteur. J’ai décidé désormais de proposer les prochains textes du Projet Bradbury gratuitement, en libre téléchargement sur mon blog. Les lecteurs qui le souhaitent pourront me soutenir financièrement via la plateforme de financement participatif Tipeee (https://www.tipeee.com/page-42-litterature-a-tentacules), mensuellement et sur la base du mécénat volontaire. Je crois que c’est une bonne manière de procéder pour ces textes, car ils s’inscrivent dans une démarche expérimentale qui vise à explorer toutes les possibilités qu’a un écrivain aujourd’hui de vivre de son travail, notamment grâce au web. Les mécènes accèdent en échange à des contreparties exclusives, et ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas payer peuvent néanmoins lire les textes. En résumé, il suffira de suivre mon blog (http://www.page42.org) pour être tenu informé de la suite des événements.
  
ActuSF : Entre les deux projets  Bradbury vous avez participé à l'Expérience" radius. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? 
 
Neil Jomunsi :  Radius (http://www.radius-experience.com) est un roman fantastique écrit à douze mains et en temps réel, édité par Walrus. Quelques jours après le 11 septembre 2001, six personnages reçoivent une boîte. En l’ouvrant, ils sont soudain investis du pouvoir de tordre la réalité dans un certain rayon d’action (le radius). J’y interviens en qualité de scénariste, ou plutôt de maître de jeu : j’aiguille les auteurs (Michael Roch, Jacques Fuentealba, Aude Cenga, Vincent Corlaix, Stephane Desienne et Julien Morgan) selon un schéma préétabli — en ayant les grandes lignes de l’intrigue, mais une pleine liberté leur est laissée dans le développement de leurs personnages et leurs interactions. Ce qu’ils ont construit est absolument formidable, et je suis fier d’avoir contribué à cette expérience inédite.
 
ActuSF : Le projet Bradbury, le roman par mail Némopolis, Radius… Vous abordez le format numérique comme un terrain d'expérimentation littéraire, n'est-ce pas ? 
 
Neil Jomunsi : Y a-t-il une autre manière de l’aborder ? C’est un terrain d’exploration formidable, une friche artistique à débroussailler en permanence avec sans cesse de nouvelles possibilités, de nouvelles idées, et surtout une liberté totale de publication. La véritable création littéraire se passe pour moi aujourd’hui sur le net : il n’y a qu’à voir comment la poésie y retrouve une seconde jeunesse, comment les fan-fictions s’imbriquent et construisent de véritables mythologies, comment les auteurs tentent, échouent, se relèvent et réussissent de véritables tours de force, pour s’en laisser convaincre. Néanmoins, je reste un fétichiste du papier devant l’éternel, je l’avoue. J’ai même appris la reliure, ça confine au sexuel.
 
 
ActuSF : En dehors du Projet Bradbury qui va beaucoup vous accaparer, avez-vous d'autres projets littéraires en cours ? Des sorties ? 
 
Neil Jomunsi : Je viens de publier le premier épisode d’une nouvelle série aux éditions Walrus, Agence B (www.walrus-books.com/agence-b/), la suite de la série Z pulp et quatrième degré Jésus contre Hitler. Entre deux nouvelles du Projet Bradbury, j’écris des romans. Cette partie de mon travail est beaucoup plus classique et s’inscrit dans une logique de collaboration avec des éditeurs : j’éprouve toujours autant ce besoin d’échanger avec un mentor, d’élaborer un texte à plusieurs mains, sur la durée et moins dans l’immédiateté. Mes romans, je les réserve pour le moment aux circuits classiques de l’édition, parce que je pense qu’il s’agit encore aujourd’hui de la seule manière de toucher un public plus large et moins spécialisé, d’entrer dans le réseau des bourses, des bibliothèques et des libraires (je suis moi-même un ancien libraire et j’ai beaucoup de respect pour ce métier). Finalement, j’écris depuis de nombreuses années et cela ne fait que quelques mois que je recherche activement des éditeurs pour mes textes longs. C’est assez paradoxal, mais je n’en avais pas vraiment ressenti le besoin auparavant. Si personne n’en veut, j’aviserai. En attendant, j’essaie d’ancrer encore un peu plus ma démarche de créateur dans un cheminement professionnel.
 
ActuSF : Le mot de la fin : quel livre nous conseillez-vous de lire pour cette rentrée ?
 
Neil Jomunsi :  Je n’ai encore rien lu de cette rentrée, mais j’ai terminé il y a quelques jours Nous sommes tous morts de Salomon de Izarra, paru aux éditions Rivages l’année dernière. J’ai beaucoup aimé ce journal de bord intentionnellement lovecraftien d’un marin dont le navire a été pris dans les glaces et devient peu à peu le tombeau de tout l’équipage. S’y mêlent hallucinations, folie meurtrière, beauté mélancolique et horreur cosmique, bref, tout ce qu’un amateur de Lovecraft est en droit d’attendre d’un texte de ce genre. Un premier roman de facture très classique, mais c’est néanmoins une belle réussite.
 
 

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