- le  
Interview 2015 : Viktoriya et Patrice Lajoye pour Les Dieux Puissants
Commenter

Interview 2015 : Viktoriya et Patrice Lajoye pour Les Dieux Puissants

Actusf : Des auteurs comme les frères Strougatski ont marqué la science-fiction du siècle dernier. Est-ce que les textes de science-fiction et de fantasy russe d'aujourd'hui sont différents de ceux du XXe siècle ?

Viktoriya et Patrice Lajoye : Bien sûr, qu’ils sont différents. Depuis la fin des années 1980, l’ancien bloc soviétique s’est ouvert, et ce sont des masses de romans, recueils, films et séries qui se sont retrouvés importées d’un seul coup en Russie, en Ukraine et ailleurs. Cela a eu un impact sur la production locale, qui, en plus d’être totalement libérée du carcan idéologique précédent, a été influencée par ces importations.
 
 
Actusf : Est-ce que les événements récents en Russie ont changé la science-fiction et fantasy slave et russe ? Est-ce que certains thèmes sont davantage abordés qu'auparavant dans les romans (la guerre, par exemple) ?
 
V. et P. Lajoye : Depuis quelques années, les récits post-apocalyptiques ont le vent en poupe dans la production russophone. Des séries comme S.T.A.L.K.E.R. ou Metro 2033 s’écoulent comme des petits pains et envahissent le marché, ne laissant que peu de place au reste. Plus récemment sont apparues des séries ouvertement militaristes, proposant une SF à court terme, et qui fait son fonds de conflits futurs entre l’OTAN et la Russie. L’uchronie, aussi, occupe une place majeure : on y rêve d’un empire russe puissant, et peu importe qu’il soit tsariste ou stalinien. La crise des sad/rabbid puppies aux USA a fait récemment parler d’elle, mais en Russie, ça fait déjà des années qu’un groupe puissant, impérialiste, nommé Bastion, s’est constitué dans le fandom, avec des auteurs, des anthologistes, des éditeurs. Ce groupe organise sa propre convention, Bastcon, et donc décerne ses propres prix. Cette année, c’est Fedor Berezine qui a été primé : celui-ci, ancien militaire, est actuellement « vice-ministre de la défense de la république populaire de Donetsk ».
 
Actusf : Existent-ils des différences entre la science-fiction / fantasy soviétique et la science-fiction/fantasy française ou anglophone ?
 
V. et P. Lajoye : Si l’on parle bien de SF soviétique, et non moderne, oui, il y a bien sûr des différences, même si les thèmes étaient similaires. Ce sont des différences de traitement : les éditeurs et la critique officielle soviétiques, considérant que la SF était un genre destiné à un public jeune, bannissaient toute violence gratuite, le sexe, la vulgarité, et une grande partie de l’humour. Il fallait être éducatif.
 
Actusf : Pensez-vous que des auteurs comme Dmitry Glukhovsky, avec son premier livre Metro 2033 et aujourd'hui avec Futu.re, ont permis de mettre sur le devant de la scène la littérature de science-fiction russe en France ? Quels sont les auteurs de science-fiction/fantasy russes qui montent en ce moment ?
 
V. et P. Lajoye : Pas le moins du monde. Dmitri Gloukhovski a eu la chance d’arriver en France avec un jeu vidéo adapté de son premier roman, Metro 2033. Un bon jeu vidéo, qui a beaucoup marché. Comparons avec les résultats des romans des frères Strougatski réédités chez Denoël : le seul qui ait bien fonctionné est Stalker. Et lorsqu’on regarde les commentaires des lecteurs sur internet, on se rend compte que c’est grâce au jeu S.T.A.L.K.E.R. Et pour sortir du domaine russophone, la seule chose du Polonais Andrzej Sapkowski qui soit parue en France est sa série Sorcelleur, vraisemblablement portée par la série de jeux Witcher. Le reste de son œuvre est passé sous silence. Tous les autres auteurs russophones publiés en France par des éditeurs de l’imaginaire ont eu des ventes au mieux médiocres, au pire catastrophiques. Paradoxalement, des gens comme Sorokine ou Pelevine, qui produisent régulièrement l’un de la SF, l’autre du fantastique, marchent bien et sont régulièrement réédités, mais en littérature blanche. Nous avons l’impression maintenant que le lectorat francophone de l’imaginaire est  terriblement fermé. S’il n’y a pas de blockbuster au cinéma ou en jeu vidéo pour porter une œuvre non anglo-saxonne, celle-ci est probablement vouée à l’échec.
 
 
Actusf : Est-ce que de jeunes auteurs comme Dmitry Glukhovsky sont influencés par des auteurs du XXe qui ont marqué le genre de la science-fiction ou la fantasy en Russie comme par exemple les frères Strougatski ou Mikhaïl Boulgakov ?
 
V. et P. Lajoye : En 2011, nous nous sommes servis des statistiques du site Laboratoriya Fantastiki (la Noosfere russe) pour déterminer les œuvres que le lectorat russophone considère comme étant les meilleures de tous les temps. Le Maître et Marguerite de Boulgakov est arrivé en premier ; Stalker des Strougatski est arrivé en second. Tout est dit. Quel est l’auteur russe actuel qui n’a pas lu ces deux œuvres ?
 
http://www.russkaya-fantastika.eu/archive/2011/08/10/les-15-meilleurs-romans-du-fantastique-russe.html
 
Actusf : Vous travaillez également aux éditions Lingva, comme traducteurs. Comment ont été choisis les textes de « Premiers feux » à paraître prochainement ? Dans quel but avez-vous voulu mettre ces textes ensemble ? Pour montrer l'évolution de la science-fiction en Russie ? Parler de l'histoire de la Russie ?
 
V. et P. Lajoye : Pour être précis, Lingva est une maison d’édition que Viktoriya a fondée en 2014. Il y a déjà eu des anthologies de fantastique ancien russe, qui incluaient régulièrement de la science-fiction. Mais notre idée ici était de réunir des œuvres dont l’action se passe dans le futur. Il ne s’agit donc pas d’une science-fiction basée sur des postulats technologiques prenant place dans un monde contemporain de l’œuvre, mais bien de prospective, et souvent de prospective ayant un caractère sociologique fort. Ensuite, nous avons classé les textes dans l’ordre chronologique, histoire de voir s’il y a des différences notables dans le temps. Bien sûr, ces différences existent : les auteurs se tiennent au courant des débats politiques et philosophiques, et les événements contemporains (Napoléon, l’abolition du servage, la Révolution d’Octobre, etc.), ont un impact sur les idées que l’on se fait du futur. Mais il faut noter que le premier texte montre une Europe retombée dans la barbarie après des décennies de guerre… et le dernier texte aussi !
 
 
Actusf : Avez-vous des projets de publication de romans, de nouvelles… en cours ?
 
V. et P. Lajoye : Nous publions le mois prochain Les Dieux puissants, de Nady Baschmakoff, une fantasy antique – l’action se passe en Grèce au VIe siècle avant J.-C. C’est un roman totalement inconnu en Russie, que l’auteur, qui a été fusillée en 1938, a écrit en français. L’année prochaine nous publierons une anthologie de fantastique ancien, dans laquelle nous tâcherons de sortir des sentiers battus (on n’y trouvera donc pas Pouchkine, Gogol, ou d’autres grands maîtres bien connus). Ceci dit, même si nous avons ouvert notre catalogue avec des auteurs de fantastique ou de SF, la place va maintenant être cependant largement occupée par des œuvres relevant plus de l’aventure ou du roman historique, qui sont somme toute encore moins connus du lectorat français. Enfin, nous avons des choses en cours de négociation qui font que Lingva pourrait bien sortir de la seule littérature ancienne.
 
Actusf : Avez-vous eu des coups de cœur pour des romans de science-fiction/ fantasy en cette rentrée ?
 
V. et P. Lajoye : Il nous est difficile de suivre l’actualité littéraire au mois près. Nous avons, pour Lingva, à défricher des pans entiers de littérature ancienne. Ce sont des centaines de romans et nouvelles à trier, évaluer, etc., et du coup, nous sommes un peu à la traîne. Nous nous bornerons donc à quelques « envies », parmi ce qui est sorti ces derniers temps, que nous lirons un jour ou l’autre, dans les mois ou années à venir. En autres : La Fenêtre de Diane, de Dominique Douay ; Aux origines du rassemblement, de Christian Léourier ; Mémoires de sable, d’Emmanuel Jouanne et Jacques Barbéri ; Le Mont 84 d’Yves et Ada Rémy. Tiens… que des Français ! 
 

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?