ActuSF : Bonjour. Sous béton est votre premier livre en France, mais vous avez plusieurs autres livres publiés au Québec et au Canada. Relèvent-ils eux-aussi de la littérature de genre ou est-ce que Sous Béton est votre première incursion dans la science-fiction ?
Karoline Georges : Mes trois autres romans publiés relèvent tous de l’anticipation. Avec La Mue de l’hermaphrodite, publié en 2001 chez Leméac, je plonge en apnée dans la conscience d’une créature de la science, mécène d’un producteur de psychotropes de longue durée, qui doit subir un procès expérimental en ligne devant des centaines de millions d’internautes… Mon second roman, Ataraxie, publié en 2004, et qui vient d’être réédité chez Alto, s’intéresse à la quête du sublime esthétique, avec une séance de torture capillaire livrée par un être dont on taira ici la véritable nature. De synthèse, mon dernier roman, publié en 2017 chez Alto, est un récit qui se déroule dans un futur proche et qui fait s’entrecroiser la composition du corps virtuel et la décomposition du corps biologique.
ActuSF : Vous êtes autrice, mais vous avez également enseigné la danse contemporaine, approché le cinéma, la vidéo, l’art numérique, la poésie... L’interdisciplinarité est au centre de votre démarche artistique, n’est-ce pas ?
Karoline Georges : Absolument! Mon parcours de création s’est amorcé par la danse, que j’ai pratiquée pendant une quinzaine d’années, avant qu’un grave accident de la route m’immobilise pendant quelque temps. Et c’est par la photographie, d’abord, que j’ai pu poursuivre mon exploration chorégraphique de l’époque qui s’est rapidement métamorphosée en recherche autour du huis clos, de la passivité forcée, un peu comme celle que le narrateur de Sous béton expérimente. Entre temps, ma curiosité concernant l’acte de création lui-même m’a poussée à entreprendre mes études universitaires en histoire de l’art et c’est par l’analyse formelle d’œuvres picturales que mon désir d’écrire de la fiction s’est manifesté. Plus tard, je me suis intéressée à la modélisation et à l’animation 3D après avoir écrit mon deuxième roman, Ataraxie. Je cherchais à poursuivre la quête de la narratrice qui veut devenir une image pure et j’ai donc créé un premier avatar numérique afin d’approfondir la question de l’image féminine idéale au temps de la virtualité. Et c’est cette recherche dans les métavers qui a initié l’écriture de mon plus récent roman, De synthèse… Donc oui, ma démarche est assurément interdisciplinaire !
ActuSF : Sous béton, c’est l’histoire de l’Enfant qui vit avec son Père et sa Mère dans l’Édifice aux milliers d’étages. Pas de lieu, pas de date, pas de noms. Le contexte est aussi sec et lisse que le Béton Total dans lequel évoluent vos personnages. Sous béton, un conte intemporel ?
Karoline Georges : C’est une manière superbement poétique de qualifier le texte…merci ! L’absence de nom, de lieu et de date est une récurrence dans mon travail. J’aime épurer, réduire à l’essentiel. Toute ma démarche de création s’articule autour d’un processus de sublimation, ou comment dégager un corps subtil d’un corps grossier. La quête du sublime est non seulement l’un des thèmes centraux de tous mes romans jusqu’ici, mais ça influence aussi la mécanique même de l’écriture. J’aime creuser jusqu’à la moelle de l’os et faire disparaître toute la chair autour. Même mon travail artistique s’en ressent : à peu près tout est en noir et blanc, tout est composé de manière minimaliste.
ActuSF : En dehors de l’édifice, il y a une maladie mortelle. Dans l’édifice, on vit. Ou plutôt on survit quand on voit de quoi est constitué leur journée : Mère devant la télévision, Père qui se saoule à l’abrutissant… Mais où y- a-t-il encore de l’espoir dans cet univers ?
Karoline Georges : En fait, nul ne sait ce qui se passe vraiment à l’extérieur ; il y a plusieurs suppositions et des images sur l’écran, mais ces images sont-elles fiables ? Le narrateur découvre de troublantes réponses à ces questions vers la fin du roman. Concernant l’espoir, dans le contexte du récit, ce serait une entrave à la transformation de l’Enfant. C’est plutôt le désespoir absolu qui oriente sa transformation. Je m’intéresse depuis longtemps à cette constante de la Nature qui utilise toute entrave comme levier d’adaptation, de transformation, voire de transmutation. Si l’espoir consiste à retrouver un âge d’or de l’humanité telle que nous la connaissons, alors Sous béton en est radicalement dénudé…
"La quête du sublime est non seulement l’un des thèmes centraux de tous mes romans jusqu’ici, mais ça influence aussi la mécanique même de l’écriture"
ActuSF : Avec cette notion de contrôle total de l’information et des corps, on pense tout de suite au 1984 de George Orwell. Sur le contrôle de la maladie, j’y perçois une réflexion sur les normes d’hygiène, la lutte à l’extrême contre la maladie, quel qu’en soit le prix.
Karoline Georges : Sous béton propose une vision d’oppression totale. Oppression physique, intellectuelle, émotionnelle. Il ne reste plus rien d’autre, aucune échappée possible, que ce mouvement de compression qui nivelle tout, qui réduit tout. Et c’est précisément parce qu’il n’y a aucune échappée possible à ce contrôle total que l’expérience de conscience du narrateur prend tout son sens.
ActuSF : Le thème de la violence sur les enfants est aussi présent dans votre texte. L’Enfant subit la maltraitance du Père. Ses frères et sœurs ne sont pas épargnés non plus.
Karoline Georges : La violence familiale est l’un des plus puissants moyens d’oppression et pour aller au bout de la logique du récit, je devais pousser cette violence à l’extrême. En fait, je pense que la violence familiale est la plus effroyable de toutes les violences. La famille devrait être le lieu de l’amour pur, la source du désir d’existence, le tremplin de propulsion, le moteur de la croissance. Comment peut-on trouver un sens à l’existence lorsque ceux qui nous ont fait naître cherchent à nous anéantir? Ou, plutôt, à quelle véritable fin sert cet anéantissement? C’est une des questions qui sous-tend le texte.
ActuSF : Plus globalement, est-ce que Sous béton n’évoque pas la peur sous toutes ses formes, et les concessions qui sont faites à ce titre à nos libertés individuelles - au risque de ne plus vivre du tout ?
Karoline Georges : J’ai commencé à écrire Sous béton au tournant du millénaire, au moment où le spectre des changements climatiques, des super-virus, de l’épuisement des ressources, de l’extinction accélérée des espèces a subitement éclaté dans les médias. J’ai eu envie de me projeter à l’autre bout de toutes ces catastrophes annoncées. En même temps, je lisais alors les travaux d’évolutionnistes du début du XXe siècle, notamment Sri Aurobindo, pour qui l’homme est un être de transition, appelé à dépassé son stade physique et mental pour atteindre au Supramental, et Teilhard de Chardin, qui évoquait une idée similaire avec ses concepts de noosphère et de christogénèse et j’ai eu envie d’explorer ça, ce possible d’une transformation radicale, mais nécessaire, qui verra disparaître l’humanité telle que nous la connaissons pour faire surgir d’autres possibles.
ActuSF : L’Enfant n’est pas un personnage actif. Il attend, cherche la fissure dans le Béton Total. (La faille dans le système ?). On est loin des personnages engagés qui mènent la révolte dans d’autres romans dystopiques. Un non-héros dans un monde de non-vie ?
Karoline Georges : La passivité de l’Enfant est en soi la première étape de sa transformation à venir, une manière forte de refuser toute son existence. Et c’est précisément parce qu’il est peu incarné qu’il expérimente ce qu’il nomme sa « singularité ».
"Sous béton propose une vision d’oppression totale."
Crédit photo : Yannick Forest
ActuSF : On imagine parfaitement David Cronenberg, par exemple, porter à l’écran Sous Béton. Vous qui travaillez parfois avec le cinéma, vous avez des images fortes quand vous écrivez ? Des visuels que vous voulez retranscrire pour les partager avec les lecteurs ?
Karoline Georges : («Like» avec explosions de petits cœurs roses pour cette image de David Cronenberg portant Sous béton à l’écran… ) Chaque roman apparaît initialement dans un flash assez complet, une sorte de souvenir en haute définition que je peux ensuite explorer. Chaque fois, la première expérience du texte à écrire commence dans un lieu précis. Pour Sous béton, j’étais dans la cellule de l’Enfant, assise en tailleur devant le mur. J’étais dans sa peau grise, dans son corps chétif. J’ai tout de suite ressenti l’oppression du béton et j’ai su qu’il n’y avait aucune ouverture sur l’extérieur. Je sentais que l’Édifice était trop immense pour être vu. Ensuite, le dialogue avec le texte commence. J’explore mentalement le « souvenir » du projet et ça fait surgir des questions, qui, elles, génèrent la matière même du roman.
ActuSF : Quels sont vos prochains projets d’écriture ?
Karoline Georges : En vrac voici les composantes de mon prochain roman : le devenir du nucléaire, le corps augmenté, une réalité virtuelle qui se substitue de manière indétectable à ce qu’on pense être la réalité, et une quête du sublime en travers du tout.
ActuSF : Vous venez cette année en France. Où pourra-t-on vous retrouver en dédicace ?
Karoline Georges : Je serai aux Imaginales à Épinal en mai. Je posterai bientôt sur mon site web le détail de mes activités. (karolinegeorges.com)