Actusf : Comment est née l'idée de ce roman, de cette grande bâtisse en partie à l'abandon et dans laquelle vit une mère et sa fille ?
Katia Lanero Zamora : Ca m'est venu comme un flash, ça m'est tombé dessus sans crier gare. Je me revois : j'étais en pleine réunion à l'époque où je travaillais à la SACD Belgique. C'était une réunion très longue et où j'ai perdu le fil de la discussion. C'était en 2010 déjà, et c'était une toute petite, minuscule étincelle... J'étais dans mes pensées et soudain, sur mon cahier, j'ai noté "Une mère, sa fille, manoir abandonné". J'ai quelque part encore cette page de cahier que j'ai conservée. L'idée a surgi de nulle part, et je ne savais pas encore ce que c'était. Un conte? Une nouvelle? Un roman? Mais j'ai vu clairement le manoir perdu dans la brume, mangé par le lierre, tenant à peine sur ses fondations. J'avais une image de grandeur passée en tête. Tout était l'ombre de ce qu'il avait été.
Ce premier flash en 2010 a grandi tout doucement, car j'étais en pleine écriture des Chroniques des Hémisphères, puis des projet suivants. Mais ces deux personnages, la mère et la fille, ont tout de suite éveillé ma curiosité. Pourquoi sont-elles seules dans ce manoir? Comment survivent-elles? Où sont partis tous les gens de leur famille? Qu'est-ce qu'il s'est passé? J'ai nourri des pages et des pages entre chaque tome de la trilogie avec des recherches et des pistes. En 2015, je suis partie en résidence pendant un mois, avec toutes ces notes sous le bras et j'ai écrit la première version des Ombres d'Esver.
Actusf : Tout tient (presque tout) sur les personnages d'Amaryllis et de Gersande. Est-ce que vous pouvez nous les présenter ?
Katia Lanero Zamora : Gersande est une femme extrêmement talentueuse et perfectionniste. Tellement perfectionniste et intelligente qu'elle s'est coupée de ses émotions (pour une raison que je ne spoilerai pas), et elle élève sa fille avec une rigueur presque militaire. Elle n'a qu'un but en tête: préparer, armer sa fille à devenir la meilleure scientifique possible pour que son entrée dans une grande université la sauve d'un destin auquel elle-même n'a pas pu échapper: être uniquement "l'épouse de...", entravée dans un rôle qu'elle ne voulait pas jouer.
Amaryllis se conforme à l'éducation que lui donne sa mère, mais à la vérité, elle ne partage pas vraiment sa passion pour la science. Elle a d'autres aspirations, mais qu'elle n'ose pas exprimer, parce qu'elle sait que sa mère est intransigeante et qu'elle n'approuvera pas ses projets.
Quand les deux femmes arrivent à une impasse, au final, Amaryllis va se rebeller, devenir qui elle est à travers une aventure fantastique, découvrir ce dont elle est capable et qui est vraiment sa mère. Les deux femmes vont comprendre qu'elles vont devoir se sauver l'une l'autre pour affronter leurs pires ennemis.
"Derrière chaque élément du manoir d'Esver, il y avait pour moi une histoire"
Actusf : Sans trop en dire non plus parce que c'est le sel du roman, mais il y a une part importante accordé aux rêves et au domaine en lui-même, qui est presque un personnage. Comment avez-vous travaillé avec ces différents éléments ?
Katia Lanero Zamora : J'ai toujours été fascinée par les caves, les greniers, les objets anciens. Il y a très peu d'objets anciens dans ma famille, d'une part parce qu'à la fois ma famille maternelle et paternelle sont parties d'Espagne en 1960 avec seulement quelques valises, et d'autre part parce qu'au fil des nombreux déménagements de ces presque soixante dernières années, il a fallu faire le tri. Donc, quand j'étais enfant, un vieil objet était fascinant; il renfermait en lui-même une histoire. Je m'amusais à l'imaginer. Donc visiter les greniers et caves étaient de vraies expéditions!
Derrière chaque élément du manoir d'Esver, il y avait pour moi une histoire. Pour Amaryllis aussi, elle qui ne se souvient pas du temps où sa mère et elles vivaient avec leur famille. Au début du roman, elle doit se contenter de ce que les objets racontent. Quand elle se lance dans son épopée, c'est tout un monde qui lui ouvre les bras, en résonance avec la maison, la famille qu'elle a oubliée, mais qu'elle a pourtant côtoyée. Tout fait écho à tout, car le monde d'Esver est étroitement lié à Amaryllis, et vice-versa. La maison elle-même est l'écrin dans lequel s'est déroulé le drame qui les a enfermées. Amaryllis est comme dans une boucle dans Esver, et c'est la maison, théâtre de son imagination, qui va l'aider à trouver la sortie.
Actusf : On pense en lisant les pages aux romans gothiques ou à certaines oeuvres comme Narnia. Quelles ont été vos influences ?
Katia Lanero Zamora : Dans mon travail en général, je commence à remarquer qu'il y a toujours deux mondes: deux mondes physiques (dans les Chroniques des Hémisphères), deux mondes fantastiques (les Ombres d'Esver, mais aussi par exemple les contes pour enfants que j'ai écrits). La frontière que l'on passe, le mur qu'on abat, l'extérieur dont on se protège, puis qu'on affronte, cela revient sans cesse. Et les protagonistes, généralement, se révèlent en surmontant leurs épreuves et en osant aller "de l'autre côté". Donc évidemment, Narnia, Harry Potter, sont des références fondatrices de mon imaginaire, car je les ai lus à l'époque, et puis relus plus tard. Sans oublier, Le Jardin secret, de Frances Hodgson Burnett, a aussi été un roman incroyable.
J'aime l'esthétique gothique que l'on retrouve dans Penny Dreadful (d'ailleurs j'ai vu Eva Green en Gersande tout au long de l'écriture).
Il y a eu aussi L'Odyssée de Py, ainsi que A Monster call, le film tiré du roman Quelques minutes après minuit de Patrick Ness, Siobhan Dowd. Ces œuvres m'ont énormément touchée, car l'imaginaire vient à la rescousse du personnage en pleine crise pour l'aider à surpasser ce trauma. C'était parfaitement en résonance avec ce que je voulais écrire.
Et très récemment, il y a à peine un an, alors que j'étais à peu près à la moitié de l'écriture de cette version définitive du roman, j'ai découvert Nous avons toujours vécu au château, de Shirley Jackson. J'ai été tétanisée d'admiration devant ce roman incroyable qui portait des accents de l'histoire que je voulais raconter. Il est sur la planche "Chefs-d’œuvre" de ma bibliothèque.
"Je crois que la question qui rassemble tous les personnages du roman, c'est "Comment jouons-nous le rôle qu'on a décidé pour nous?"."
Actusf : Il y a beaucoup de thématiques sous-jacentes au roman, la relation mère-fille, le féminisme (c'est un roman qui l'est profondément), la place de l'enfance, la perte d'êtres chers... Qu'est-ce que vous aviez envie de dire ?
Katia Lanero Zamora : Je crois que la question qui rassemble tous les personnages du roman, c'est "Comment jouons-nous le rôle qu'on a décidé pour nous?". Chaque personnage s'aligne différemment sur cette question. Chacun a sa réponse: on joue le rôle quitte à être malheureux et à rendre les autres malheureux, on démissionne de soi-même et on n'est plus qu'une ombre, on décide de prouver au monde que l'on est bien plus malgré les dangers, on subit les humiliations et les injustices jusqu'à sortir de ses gonds et devenir un dragon. Je crois qu'en ce qui concerne mes personnages principaux, c'est la révolte contre la tradition qui mène au combat contre ceux qui aimeraient que l'on reste à notre place, et puis à la transformation, souvent douloureuse dans un premier temps, et puis libératrice.
Actusf : Le roman est terminé et imprimé. Il arrivera dans quelques jours en librairie. Quel regard portez-vous sur cette aventure ?
Katia Lanero Zamora : Je suis très émue de voir le roman prendre son envol. Malgré les apparences, c'est probablement le roman le plus intime que j'ai écrit jusqu'ici. J'ai vécu une intimité extrêmement forte avec Amaryllis et Gersande. C'est vraiment elles, et le manoir, qui m'ont emmenée à leur découverte. Je m'en suis arrachés, des cheveux, pour tout comprendre, pour tout écrire! Mais au final, l'aventure était intense et j'ai dû faire un deuil après avoir écrit le mot "fin". J'aime imaginer qu'à présent, elles, que je porte dans mon imaginaire depuis cette première étincelle pendant une réunion ennuyeuse, vont s'actualiser et prendre vie dans les mains et les yeux de chaque lecteur.
"Doulange est un thriller journalistique qui s’inscrit dans la tradition des fictions “found footage” tel que Blair Witch Project ou Cloverfield."
Actusf : En ce moment sort également Doulange. Est-ce que vous pouvez nous en dire un mot ? De quoi s'agit-il ?
Katia Lanero Zamora : Alors Doulange, c'est une autre aventure absolument rocambolesque! C'est une série sonore, un podcast de fiction, dont l'idée originale vient de Caroline Prévinaire, qui est venue me débaucher pour tenter l'expérience. C'est le premier podcast natif de la RTBF. Nous avons écrit, enregistré, monté un thriller journalistique en quatre mois. Nous avons travaillé en équipe, car une série est un projet collaboratif. En cela, c'était très différent de ma façon de travailler jusque là, où je suis maîtresse à bord quand il s'agit de littérature.
Doulange est un thriller journalistique qui s’inscrit dans la tradition des fictions “found footage” tel que Blair Witch Project ou Cloverfield. Charlotte, apprentie reporter, a fait sa valise direction Doulange, son village natal, pour enquêter sur les liens entre le cancer qui vient d’emporter sa maman et sa longue, très longue carrière à la tête d’une centrale nucléaire.
Mais depuis plusieurs jours, Charlotte ne donne plus signe de vie. Seule trace de son passage, les enregistrements de son téléphone portable qui apparaissent, mystérieusement, sur le web... tata tatam...
Actusf : Enfin, quels sont tes projets, sur quoi travaillez-vous ?
Katia Lanero Zamora : Pour le moment, je travaille sur un roman à tendance post-apocalyptique, dont l'idée m'est venue cet été en réponse à la commande d'une nouvelle de la part d'un éditeur. Mais je me suis vite rendu compte que ce n'était pas une nouvelle, mais un roman. J'en suis aux prémisses du travail, aux recherches, je cherche qui sont mes personnages.
Parallèlement à ce projet plutôt sombre, j'ai des envies de m'enfuir vers des mondes plutôt fantastiques, une aventure magique, des enfants facétieux et intelligents, pris dans une épopée palpitante. Cela reste encore flou, mais l'envie est là.
J'ai souvent plusieurs marmites sur le feu. Je passe de l'une à l'autre, en fonction de mon moral, de mon degré d'intimité avec les personnages, aux étapes de travail. Souvent, quand l'un repose le temps de prendre du recul, j'enchaîne sur l'autre. Alors qui sait ce qui va jaillir d'une autre réunion ennuyeuse.
A noter : Le 29 novembre aura lieu la soirée de lancement des Ombres d’Esver de Katia Lanero Zamora à la librairie Livre aux Trésors à Liège (Belgique) à 18h30, organisée par Les Ardents de l’Imaginaire.