
Question d’Eric : On dit souvent que Le Trône de Fer est influencé par Les Rois Maudits et des événements historiques comme la guerre des Deux-Roses ou la guerre de Cent ans. Mais en fantasy, y-a-t-il eu avant une œuvre comparable ? Est-ce que Martin a été influencé par d'autres romans ?
Anne Besson : Bien sûr – Martin est un vieux routier du milieu de l’imaginaire américain, où il évolue depuis longtemps : c’est sa culture, et elle est vaste. Il reconnait l’influence du grand cycle de Tad Williams L’Arcane des Épées (Memory, Sorrow and Thorn), qui parait à partir de 1988 et lui aurait permis de constater qu’après Tolkien, on pouvait encore reprendre les éléments du genre pour produire un mélange original et passionnant – chez Williams, il y a de complexes enjeux dynastiques dans le monde d’Osten Ard, un loup aux côtés du troll Bibanik, un jeune héros qui s’enfonce dans le Nord glacé, il y a des Morts vivants, un prêtre qui se métamorphose en ombre pour tuer ses opposants… Rien de « photocopié », mais pas mal de détails. Sinon, je citerai aussi La Compagnie Noire de Glen Cook, encore antérieur (1re trilogie en 1984-85), série décisive et pionnière pour le virage « sombre », anti manichéen, de la fantasy – des héros en partie amoraux, des mercenaires pas forcément dans le bon camp, une forte dose de violence.
Question d’Amandine : Dans quelle mesure Le Trône de Fer copie Les Rois Maudits ?
AB : Copie, non, franchement pas : le roman historique est une influence de Martin, et Maurice Druon est un grand auteur dans ce genre-là, qui se trouve avoir écrit sur la période qui passionne Martin (les 7 volumes des Rois maudits couvrent le XIVe siècle français), mais l’influence s’arrête à peu près là. Martin liste d’ailleurs d’autres romans historiques sur la période. C’est de là qu’il tire l’image très noire de la période, « noircie » pour les besoins des fictions historiques, tout en s’appuyant bien entendu sur des données réelles : les disettes en Artois lors de la guerre civile entre Robert et Mahaut, les révoltes de baron, la terrible exécution publique du tome 1…
Question d’Emilie : Vous êtes une spécialiste de la fantasy, quelle est l'originalité du Trône de Fer ? Qu'est-ce qui la distingue ?
AB : Son ampleur, sa richesse, sa noirceur : l’association de ces 3 points. L’ampleur du monde secondaire est un héritage de Tolkien, mais que Martin pousse plus loin que les autres « successeurs », en en abordant successivement des zones et des continents nouveaux : on continue à le découvrir au fil des romans. La construction par points de vue multiples (on suit tel ou tel personnage en fonction des chapitres), sans être totalement originale elle non plus, est extrêmement bien exploitée au service de la narration, qui donne ainsi l’impression d’une richesse inépuisable. Enfin le mouvement général vers l’hiver et l’obscurité, ponctué d’explosions de violence, la tendance à la dégradation des personnages (au lieu de progresser ils perdent, qui une main, qui ses enfants, toujours plus), produisent une dynamique qu’on peut dire « tragique » - une fatalité en marche écrasant les mortels.
Question d’Alexandre : Y a-t-il des thèmes communs abordées par George R.R. Martin entre Le Trône de Fer et ses œuvres antécédentes (Chanson pour Lya, Les rois des sables...), et quels liens peut-on faire entre la nouvelle œuvre (TdF) et les anciennes ?

Question de Sarah : Pourriez-vous nous conseiller des auteurs ayant un travail semblable à celui de George R.R.Martin (dans le sens, vision plus contemporaine que de la fantasy traditionnelle) ?
AB : D’excellents auteurs contemporains, qui vont du côté de la « gritty fantasy » (non-manichéenne et violente), il y a bien sûr Joe Abercrombie, la trilogie Première Loi chez Pygmalion, récemment Mark Lawrence, trilogie L’Empire brisé chez Bragelonne, ou mon préféré, plus différent de Martin, Scott Lynch et son héros Locke Lamora (chez Bragelonne, 1er volume Les Salauds gentilshommes). Patrick Rothfuss, avec Le Nom du vent (Bragelonne) rappelle le style de Martin, son attachement aux personnages, la richesse de détails de son monde. Enfin, j’entends souvent parler de Steven Erikson, The Malazan Book of the Fallen, mais je ne l’ai pas lu pour l’instant : 10 tomes, non traduits…
.png)
Question de Marie : Il y a des discussions autour du féminisme dans le Trône de fer. Malgré quelques corps dénudés, la série n'est pas sexiste. Est-elle féministe ?
AB : On ne peut pas aller jusque-là. Effectivement, elle ne mérite pas les critiques qui ont pu lui être adressées dans un premier temps en raison du caractère vraiment (trop) systématique des corps féminins dénudés – le fait d’utiliser cet « argument » pour attirer le public contribuant à une dégradation de l’image des femmes. Ça reste une dimension de la série, il ne faut pas l’évacuer, mais elle est bien sûr largement compensée par d’autres représentations du rôle des femmes, et c’est, là encore, la richesse de cet ensemble qui est remarquable. Il y a dans la série, livres et épisodes, des femmes qui investissent des rôles traditionnellement féminins pour en tirer du pouvoir, comme Maergery, belle et aimée du peuple, il y a aussi des femmes qui refusent ce que leur impose leur naissance comme femmes, que ce soit Brienne ou Cerseï, mais elles ne sont pas forcément données comme admirables pour autant. Au total, il y a énormément de personnages de femmes « fortes », dotés d’un pouvoir ou d’une volonté hors du commun. Comme Sandra Laugier a pu le montrer, la force de la série est de multiplier les possibles dans les rôles et les modèles féminins proposés, ce qui lui permet d’être constamment dans la nuance.
Question de Quentin : La vision du Moyen Âge de George R.R.Martin est-elle réaliste ?
AB : Vaste question… Elle en donne le sentiment, c’est sans doute l’essentiel. Elle l’est en bonne partie, même si elle mélange, autour d’une représentation essentiellement inspirée des 14-15me siècles européens, des éléments de différentes époques (de l’Antiquité à la Renaissance), et qu’elle superpose à un décor et à un fonctionnement social globalement corrects historiquement des problématiques très contemporaines, dans la psychologie des personnages, leur façon de voir le monde tout simplement. Les historiens soulignent le retrait relatif des questions religieuses, qui étaient absolument centrales au Moyen Âge, et une certaine immobilité du monde, assez peu vraisemblable, avant les événements qui sont nous racontés.
Question d’Hervé : Quelle est la nature du pouvoir dans Le Trône de Fer ?
AB : Le pouvoir est y protéiforme : richesse et nuance, toujours, caractérisent cette œuvre longue. Ceux qui se croient tout-puissants sont en général mal partis – c’est le vieil « hybris » tragique qui resurgit. Le pouvoir nous est montré comme résidant aussi bien dans un rôle politique et dynastique (les rois et leurs Mains) que dans une puissance financière (les Tyrell), un réseau d’influence et d’information (Littlefinger, Varys). Il peut être dans le secret et la manipulation (du côté de Dorne), tenir dans la maîtrise de soi (c’est le beau parcours d’Arya) ou passer par des manifestations de puissance plus brutale (collective, dans les batailles, ou individuelle, avec les combats où se jouent la vie et la mort). Il y a aussi d’importants pouvoirs magiques…
Question de Jérémie : Il y a assez peu de magie dans Le Trône de Fer. Elle est plutôt discrète. Est-ce une force ?
AB : La magie est au départ discrète, mais elle prend de plus en plus de place, et elle ne me semble pas si marginale que cela. Je crois qu’on l’évacue souvent des discours portés sur la série pour mettre en avant ce qu’elle a de plus spécifique, un certain réalisme historique qui contraste avec ce que le grand public connaissait auparavant de la fantasy. Mais ça reste de la fantasy, clairement, avec plusieurs grands pôles de magie qui s’affrontent et vont croissant, les dragons de Daenerys, les pouvoirs conférés par Rh’llor (le Dieu de Mélisandre et celui de Béric Dondarion),et bien sûr toute la ligne d’intrigue du Nord, la lente progression de Bran vers le corbeau à trois yeux…Claire Cornillon a proposé d’analyser la série comme un retour du mythe dans l’histoire : on part d’un monde qui ne croit plus à la magie, et on en montre l’invasion, d’emblée avec les White Walkers.
Question d’Andréa : En ne prenant pas en compte la saison 4, quels sont les éléments dont dispose le roi des 7 couronnes pour rembourser la dette abyssale du royaume auprès des grandes familles ? La levée de nouvelle taxe étant impossible voir très difficile au vu de sa grande impopularité.
AB : Je ne suis pas une spécialiste en économie des mondes parallèles ! Trêve de plaisanterie, c’est évidemment un grand enjeu, l’argent étant « le nerf de la guerre » et le territoire de Westeros trop mal contrôlé et déjà trop appauvri pour pouvoir être mis en coupe réglé. Des alliances avantageuses, avec les Tyrell ou les Arryn, nous sont présentées comme la voie la plus évidente, mais cela risque de ne pas suffire à contenter l’« Iron Bank » dont il commence à être question.
Question de Jérôme : D'après vous, qui sera sur le Trône de Fer à la fin de la série ? (allez on se mouille :))
AB : La solution est sans doute dans les « trois têtes du dragon »… et il ne faudrait alors pas nommer un seul personnage mais savoir qui rejoindra Daenerys. Je n’en dis plus, mais c’est un sujet qui suscite beaucoup de discussions passionnées. Pour ma part, j’espère que cet abominable Trône de fer ira rouiller dans un coin, mais je suis de nature optimiste !
.png)
Question de Christophe : Quel regard portez-vous sur la série ?
AB : Je la suis avec un grand plaisir bien sûr – je regarde pas mal d’autres séries, mais celle-ci m’intéresse professionnellement très directement, et son format court, regroupé sur 10 semaines, donne une urgence au rendez-vous, qui en fait une série à part. Certains moments de violence me choquent bien sûr, comme à peu près tout le monde je crois : pas pour l’effet de surprise puisque je connais déjà l’histoire (j’ai trouvé le « Red wedding » bien rendu par exemple, mais je n’ai pas été spécialement « éprouvée »), mais pour l’impact des images. Je pense aux scènes de torture, déjà pénibles à lire…
Question d'Aurélie : Est-ce qu'elle rend bien hommage au livre ?
AB : Oui, indéniablement. Comme toute adaptation, elle se prête à des commentaires – tel ou tel personnage qu’on ne « voyait » pas comme ça, mais les rares divergences quant à l’intrigue des livres sont bien amenées et gérées. Pour moi, c’est une réussite.
Question de Sébastien : Est-ce que tout est réaliste par rapport au moyen-âge (visuellement parlant) ?
AB : Le but ne me semble pas être un réalisme parfait – je suis chaque fois choquée que tout le monde se promène sans couvre-chef d’aucune sorte dans le Nord glacé, mais je comprends que c’est dû à des impératifs bien compréhensibles : les personnages ne peuvent pas être emmitouflés, sinon on ne les reconnaîtrait pas… Décors et costumes sont magnifiques, c’est l’essentiel ; on ne « moule » pas une épée, une ville dotée de remparts comme Port Réal devrait avoir des fossés de protection, voilà des détails qui m’ont été signalés comme non réalistes, mais personnellement je ne suis pas choquée : c’est un autre monde, doté de ses propres lois !
Question de Sarah : Dans un article du lundi 7 avril 2014 du métro news, on rapporte ainsi les dires d’Alain Carrazé : ''En France, GOT est devenu un objet médiatique très branché, très hype, analyse Alain Carrazé. Mais beaucoup de gens en parlent sans jamais l'avoir vu. Il y a trois ans, il y avait le même phénomène autour de Mad Men dont la dernière saison va démarrer aux Etats-Unis. Qui en parle ? Tout le monde s'en fout alors que cela reste une excellente série. Dans deux ou trois ans, la nouvelle saison de GOT n'intéressera plus que les fans et il n'y aura plus cette frénésie.'' Partagez-vous aussi cette vision à propos de la frénésie autour de la série ?
AB : On est clairement à un pic d’intérêt médiatique – l’an dernier, j’ai répondu à quelque demandes de journalistes au moment de la saison 3, cette année c’est sans commune mesure, le moindre média se soit d’en parler, et donc bien sûr cette frénésie-là va retomber. Le parallèle avec Mad Men ne me semble pas adéquat cependant, car si c’est une série qui a exercé, qui exerce toujours, une influence esthétique, ses scores d’audience ont toujours été faibles, et ses intrigues assez peu exaltantes à mon goût. Rien à voir avec GoT que mes étudiants dans la petite université du Nord de la France où je travaille, à Arras, sont nombreux à regarder par ex : la diffusion est réelle auprès d’un large public. Maintenant, tous les « phénomènes » relayés comme tels par les médias ont une durée de vie à ce niveau d’intérêt forcément courte. On en parlera sans doute moins, mais je ne doute pas que les passionnés resteront fidèles jusqu’au bout – il y a trop de choses encore à découvrir, de vraies questions encore sans réponse…
.png)
Question de Sarah : Le personnage de Littlefinger dans le livre aime présenter le monde comme étant divisé entre les joueurs et les pièces. «À Port Réal, il y a deux sortes de gens. Les joueurs et les pièces. [...] Tout homme est une pièce, au début, et toute femme aussi. [...] Tout le monde veut quelque chose. Et il vous suffit de savoir ce que quelqu'un veut pour savoir qui il est et savoir comment le pousser. » « Dans le jeu des trônes, même les pièces les plus humbles peuvent avoir des volontés de leur propre cru. Elles refusent quelquefois d'accomplir les mouvements que l'on a programmés pour elles. »
Pensez-vous que cette vision est une vision qu’on peut appliquer sur le monde du trône de fer dans son ensemble ou seulement sur Port Réal?
Si oui (dans son ensemble)- Avez-vous une technique pour reconnaître une pièce d’un joueur? Est-ce que par exemple Robert Baratheon était un ancien joueur devenu pièce après être devenu roi ou un pion depuis le début, même durant la révolution ? Est-ce qu’une figure de roi (de la révolution contre Aeris le roi fou jusqu’aux événements actuels des romans) dans le livre a réellement été un joueur ou ne deviennent-ils pas tous des pions au fur et à mesure ? Comment peut-on nommer les personnages comme Arya Stark ou Sarella Sand qui semblent être régis par leur propre désir (souvent de survivre et de se venger) ? Sont-ils des tentatives de pions qui ont échoué ?
AB : Je pense que c’est une image, qui est très évocatrice (la métaphore du jeu est dans le titre du premier volume, et revient souvent) mais qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Martin jouant beaucoup dans son écriture de la technique des variations de points de vue, il nous donne ici la vision de Littlefinger, qui aime voir les choses ainsi et pousser ses pièces sur l’échiquier. Littlefinger peut être joueur parce qu’il est en marge, hors du « plateau » - tous les autres, rois, reines, chevaliers, sont alors à ses yeux des pièces. Ce qui m’intéresse plus dans cette citation, c’est d’y voir une façon de parler aussi du travail et de la place de l’auteur : c’est lui le grand joueur, le grand démiurge, qui déplace ses personnages/pièces, même si parfois, comme aiment à le raconter les auteurs, certains mouvements lui semblent s’imposer de l’extérieur, comme si les personnages prenaient leur autonomie.
Question de Sarah : Est-ce que vous pensez que l’onomastique est importante dans Game Of Thrones ? Beaucoup de personnages (souvent des jeunes enfants qui se retrouvent piégés dans le jeu) sont par exemple nommés après des personnages morts pendant la grande rébellion contre Aeris (Bran Stark après Brandon Stark, Elia Sand après Elia Martell, Lyanna Mormont après Lyanna Stark …). Est-ce que vous pensez que George. R. R.Martin n’a pas choisi ces noms au hasard et qu’ils annoncent un lien entre ces acteurs et le personnage portant originellement ce prénom ?
AB : Les noms de personnages sont importants, bien sûr, parce qu’ils assurent une identité et une cohérence de l’œuvre. Je ne suis pas convaincue qu’il faille aller chercher au-delà – je rappelais tout à l’heure en réponse à une question que certains personnages des romans antérieurs de Martin portaient des noms très proches, et puis, il reconnait avoir parfois recours à ses fans pour lui remettre des détails en mémoire…