Actusf : Parle-nous un peu d'Edgar Allan Poe. Qu'est-ce qui t'a intéressé chez l'écrivain ?
Christian Vilà : Poe est quand même l’un des – sinon LE – pères fondateurs du Fantastique (ainsi que du polar, accessoirement). En plus, la traduction de ses contes et de son unique roman Aventures d’Arthur Gordon Pym par Baudelaire lui a donné chez nous une densité littéraire que ses textes originaux n’avaient peut-être pas tout à fait, ou que les anglophones ont eu du mal à détecter. En Angleterre et aux States – où, du point de vue des « upper-class », il n’est qu’une m… d’Écossais –, il reste d’ailleurs sous-estimé. Je l’ai lu quand j’étais jeune – ça commence à dater ! – et relu plus récemment, avec encore plus d’intérêt qu’à l’époque où j’étais bien moins « sélectif » dans mes lectures que je ne le suis aujourd’hui. Au plan de l’histoire littéraire et toujours grâce à Baudelaire, qui n’est pas non plus un nain, c’est un peu le Philip K. Dick de son temps : devenu « culte » chez nous bien avant que ses compatriotes ne se décident à reconnaître son génie. En plus, même si les opinions droitières et racistes qu’on lui prête (peut-être à tort, d’ailleurs) sont aux antipodes des miennes, il a suffisamment de finesse et d’humour pour faire passer la pilule. Et puis y’a pas à tortiller : des textes comme « Manuscrit trouvé dans une bouteille », « Une descente dans le Maelström », « Le Roi Peste » ou « Hop-Frog » gardent aujourd’hui tout leur pouvoir de fascination. En ce qui concerne Aventures d’Arthur Gordon Pym, c’est un roman qui se termine par une énigme, chose qu’assez peu d’auteurs ont osé commettre.
Actusf : Sa fin est mystérieuse. Il a disparu pendant plusieurs jours. Sait-on ce qui lui est réellement arrivé ?
Christian Vilà : On sait seulement qu’Edgar a débarqué à Baltimore le 27 septembre 1849, et qu’il n’a jamais pris le train qui, le même soir, devait le conduire à New York pour une série de conférences. Il n’est réapparu que le 3 octobre, soit six jours plus tard, à moitié dépouillé de ses fringues et déjà aux trois quarts mort – victime d’une crise de delirium tremens dont il ne devait pas se relever. La thèse la plus probable est que ce jour-là, il a été victime de ce qu’on appelait à l’époque un gang électoral. Ces gangs sévissaient les jours d’élection. Ils kidnappaient et soûlaient (voire droguaient au laudanum) des hommes seuls qu’ils traînaient ensuite d’un bureau de vote à un autre, pour « bourrer les urnes » en faveur du parti pour qui ces gens bossaient. Sinon, à propos des cinq jours qui précèdent, personne ne sait rien : la voie était donc ouverte pour « romancer » cette période. Comme, pendant son agonie, Poe n’a cessé de répéter le nom de Jeremiah Reynolds, un explorateur des régions polaires auprès de qui il s’était documenté lorsqu’il préparait son roman, je me suis dit que sa rencontre avec ce type et le roman qui en a découlé pouvaient avoir eu quelque importance dans ces jours où Poe a disparu. Et comme son dernier poème, « Annabel Lee », a été posté de Baltimore, je me suis dit aussi qu’il avait pu, lors de son « hiatus biographique », avoir rencontré ladite – dans un bar, comme il se doit. C’est à partir de ces éléments que m’est venue l’idée de la nouvelle « Les derniers jours d’Edgar Poe », que j’ai adaptée en scénario de BD pour le tome 1 de Huitième Continent. On peut lire la nouvelle dans l’anthologie Les Anges électriques, le Fiction spécial n° 1 d’André-François Ruaud paru aux Moutons électriques en 2006, ou dans Les Derniers jours d’Edgar Poe, l’anthologie que Richard Comballot a consacrée à notre auteur (Glyphe, 2009).
Actusf : Dans l'album, tu as imaginé une fin que Lovecraft n'aurait pas reniée. Qu'est-ce qui t'en a donné l'idée ?
Christian Vilà : Eh bien, si je voulais être méchant, je dirais que Lovecraft est, parmi beaucoup d’autres (lol !), un simple « suiveur » de Poe. Un texte comme « Les Montagnes hallucinées » lui doit à peu près tout, même si Lovecraft ne le reconnaît pas ouvertement et y développe aussi sa mythologie personnelle. De ce point de vue, Jules Verne a eu plus de courage puisque son roman Le Sphinx des glaces est ouvertement présenté comme une suite à Aventures d’Arthur Gordon Pym. Comme son titre le laisse supposer, ce roman se termine aussi par une énigme… C’est d’ailleurs sa genèse (imaginaire) qui m’a servi de point de départ pour ma nouvelle « La Mystérieuse Antarctide » (in La Machine à remonter les rêves, Mnémos, 2005), qui sert également de base à ce qui deviendra le tome 2 de Huitième Continent. Quant à l’idée de fin de Edgar Poe : le dernier cauchemar, elle s’inspire de la réalité (le mépris que lui vouent les esprits formatés dans la lignée d’Oxford) et surtout, elle sert à poser une énigme qui sera (en partie) résolue dans le tome 2, où l’histoire commencera à glisser du fantastique vers la SF.
Actusf : Le rapprochement avec Lovecraft est très fort. Était-ce volontaire de ta part ?
Christian Vilà : Non. Je n’y suis pour rien si Lovecraft s’est inspiré de Poe ! Je ne nie pas l’importance de ses apports, notamment en matière de cohabitation entre Fantastique et SF, mais, ajoutée à son idéologie un tantinet rance, son écriture truffée d’adjectifs me gave et je ne suis que moyennement fan. Bon, il faut reconnaître qu’il n’a pas eu la chance d’être traduit chez nous par un Baudelaire, ce qui aurait peut-être tout changé, au moins de mon point de vue de lecteur… Et comme ta question semble directement se référer au « prière d’insérer » de l’album, où il est fortement question d’H.P.L., je me permets de dire que si j’avais eu connaissance de son contenu avant qu’il ne soit diffusé, celui-ci aurait pu être assez différent.
Actusf : Est-ce que cela t'a demandé beaucoup de documentation, de travail préparatoire ? As-tu découvert des éléments qui t'ont étonné ?
Christian Vilà : En terme de documentation, j'ai relu quelques textes de Poe, dont le peu connu « Eurêka », une lecture ardue mais, là aussi, sacrément fascinante, sorte de cosmogonie « pré-relativiste » que Poe considérait comme son testament littéraire. Puis, j'ai étudié sa biographie, lui ai piqué quelques personnages dont Annabel et Imp, son petit pote diablotin qui apparaît dans la BD – et qui n’est pas tout à fait mort, rassurez-vous chères âmes sensibles ! – ainsi que le métis indien Dirk Peters (vous avez dit raciste ?), héros commun à son roman et à celui de Verne. Ensuite, je suis allé fouiner du côté des Séraphins (dont il est fortement question dans le poème « Annabel Lee ») et, au rayon des surprises, j'ai découvert que leur nom hébreu signifie « Brûlants » et pas du tout « mignons angelots » !
Actusf : Comment as-tu travaillé avec le dessinateur ? A-t-il eu son mot à dire sur le scénario et toi sur le dessin ?
Christian Vilà : Chacun son boulot… Mais, comme nous sommes coauteurs, que Stéphane Collignon a aussi un cerveau et que deux valent mieux qu’un, il a le droit, avant le coup, de faire des suggestions sur le scénario. Après, même si le découpage indique la plupart des mouvements de caméra, c’est lui qui filme et il peut faire quelques adaptations à son idée, bien sûr. De son côté, il lui arrive de détecter quelques scories d’écriture dans les dialogues... En ce qui concerne le dessin, je me contente le plus souvent de vérifier que les intentions du scénario sont bien mises en évidence, ou de lui suggérer des corrections sur de petites bidouilles qui pourraient lui avoir échappé. Mais comme c’est un bon, je n’ai pas grand-chose à faire ! Disons que chacun fait office de bêta-lecteur pour l’autre, je crois que cela définit bien la manière dont notre équipe fonctionne.
Actusf : Tu as une petite vingtaine de livres derrière toi. Quel regard portes-tu sur le secteur de l'édition aujourd'hui ? Est-ce plus difficile que lorsque tu as commencé ?
Christian Vilà : Disons que le petit monde de l’édition se conforme à l’air du temps, néolibéral en diable. Les apports des producteurs de richesses (les auteurs pour ce qui nous intéresse, les ouvriers au sens large dans les autres secteurs économiques) sont de plus en plus niés. Il y a des boîtes où ce sont les commerciaux qui font la pluie et le beau temps, et même plus les responsables éditoriaux. Heureusement, ce n’est pas comme ça chez 12bis. Je crois qu’en bientôt quarante ans de carrière, c’est la première fois que je suis ressorti d’une négociation avec franchement la banane et sans me dire « Putain ! Quelle arnaque ce boulot… ». Dire que c’est plus difficile aujourd’hui qu’autrefois ? Oui et non, parce qu’à l’époque, on pataugeait déjà dans la crise sociale ! Pour les auteurs autochtones, la concurrence des anglo-saxons reste toujours aussi rude mais, comme c’était le cas dans les années 70, de petites structures « militantes », plus professionnalisées qu’à cette époque, permettent aux débutants de mettre le pied à l’étrier. La différence la plus notoire, me semble-t-il, c’est que le métier d’auteur s’est fortement féminisé – comme tout le milieu de l’édition, du reste. Le seul auteur femme vraiment confirmé, au sein de ma génération et du milieu SF franco-français des années 70, c’était Joëlle Wintrebert. Aujourd’hui, leur nombre beaucoup plus important apporte au microcosme une fraîcheur plutôt bienvenue, parce qu’en règle générale, elles ont quand même nettement moins la grosse tête que la plupart des mecs qui écrivent. Bon, d’accord, Poe a dit que c’était la seule activité digne d’un homme…
Actusf : Quels sont tes projets ? Sur quoi travailles-tu ? Y aura-t-il d'autres BD ?
Christian Vilà : Mes projets ? Quelques nouvelles en cours d’écriture en vue d’un recueil d’inédits, plus un autre mêlant peut-être à des rééditions quelques inédits récents. Plus deux ou trois romans déjà ébauchés, mais enfouis quelque part au fond de mon disque dur. Sur quoi je travaille ? En tant qu’auteur « pro », je suis un mercenaire de l’écriture et j’accepte tout boulot pas trop mal payé, pour peu qu’il ne soit pas incompatible avec mes convictions. Donc, là, et vu que côté SFF, les temps sont quand même durs, j’essaye une nouvelle fois de me diversifier : je fais de l’alimentaire, de la non-fiction très vite écrite. Là, par exemple, je travaille sur le Yi-King et autres jeux divinatoires. Sinon, dans le domaine qui nous intéresse, je suis en train de faire le découpage du tome 2 de Huitième Continent, « Jules Verne : le voyage extraordinaire », dont le héros sera un Jules Verne âgé de… quinze ans. Le « trou » biographique que j’ai utilisé pour lui semble plutôt ressortir de la légende : à cet âge et selon sa première biographe, il aurait fugué de son collège et racheté le contrat d’un mousse pour tenter d’embarquer à bord d’un navire de haute mer. L’occasion était trop belle pour que je la laisse passer, et j’ai sauté sur l’idée d’un Jules adolescent découvrant le monde et l’immense conflit qui s’y trame, et rencontrant ainsi quelques-uns des personnages de ses futurs romans ! Parution d’ici un an. Ça répond donc à ta question : oui, il y aura d’autres BD, au moins deux albums ces deux prochaines années avec Stéphane, puisque notre série doit comporter trois tomes. Pour le reste, Dominique Burdot de 12bis m’a demandé de réfléchir à un autre scénario BD et je vais lui soumettre une idée de série dont je voulais, à l’origine, faire une grosse novella ou un court roman. Devine pour qui, la novella, Jérôme ? Mais bon, comme le texte est déjà en partie écrit, ce projet-là pourrait aussi rester à l’ordre du jour.