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Interview d'Alain Ayroles
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Interview d'Alain Ayroles

Actusf : Après cette dernière parution de De Cape et de Crocs , il y aura encore deux autres tomes…
Alain Ayroles : Non, trois. Pendant que j'écrivais le scénario du tome 6, je me suis rendu compte que l'histoire ne rentrait pas dans les sept tomes initialement prévus. Il en faudra donc un de plus ! Et encore, Masbou s'est plaint d'avoir trop de cases dans le dernier…

Actusf : Une de vos séries, Garulfo, a pris fin et De Cape et de Crocs devait initialement se terminer bientôt, de nouvelles bandes dessinées en perspective ?
Alain Ayroles : En ce qui concerne De Cape et de Crocs , mis à part une grande lassitude de notre part ou une mort subite, on risque de continuer encore très longtemps. Il y a un côté feuilletonesque, notamment avec les personnages récurrents, qui s'y prête. Dans l'esprit, c'est du feuilleton à la manière d'un Dumas. Des " one shot " pourront très bien voire le jour après l'histoire qui est en cours.

Actusf : C'est une période de soulagement de finir un cycle ?
Alain Ayroles : Il y a un soulagement et à la fois une déprime post-natale. Pour Bruno Maïorana comme pour moi la fin de Garulfo n'a pas été évidente. En tout, c'est six albums qui représentent environ neuf ans de boulot, des personnages qui nous ont accompagnés pendant des années. Il y a un petit pincement au cœur à refermer un cycle. Lorsque j'ai rédigé les dernières pages du scénario, c'est vrai que j'étais ému.

Actusf : Pas de suite de prévue pour Garulfo ?
Alain Ayroles : Pour le moment, rien n'est envisagé dans l'immédiat. De mon côté l'inspiration n'est pas au rendez-vous. Mais je sais que Bruno Maïorana aurait envie de continuer cette série pour plusieurs raisons, d'une part parce qu'il s'est attaché aux personnages et à l'univers, moi aussi d'ailleurs, et d'autre part parce qu'il a eu l'impression en finissant le tome 6, de n'être pas arrivé au summum de ce qu'il pouvait faire dans ce registre-là de dessin. Bruno est quelqu'un qui réfléchi beaucoup sur son travail, qui se remet beaucoup en question et il a tenté de pousser son style, de le perfectionner au fur et à mesure des albums. Si on envisage une autre collaboration ensemble après Garulfo et si on change d'histoire, lui changera de registre de dessin, il a donc un peu le regret de n'avoir pas pu pousser son dessin jusqu'au bout. Celui de Garulfo est à l'image de l'histoire. Il y a à la fois des scènes très cartoons, très dynamiques avec des personnages caricaturaux ou animaliers, mais aussi des personnages et des décors beaucoup plus réalistes, des ambiances plus féeriques, romantiques ou dramatiques. Le dessin est obligé de s'adapter à cette histoire qui est basée sur le décalage entre le sérieux et le grotesque et Bruno Maïorana arrive à passer d'un dessin très élégant à un autre très dynamique.

Actusf : Comment vous êtes vous rencontré avec Bruno Maïorana et Jean-Luc Masbou ?
Alain Ayroles : Je les ai rencontré tous les deux aux Beaux-Arts. Plus tard on a travaillé ensemble dans des boîtes de dessins animés. Au départ, j'avais commencé à dessiner Garulfo moi-même, mais les éditeurs à qui j'avais montré le projet n'étaient pas emballés par le dessin, et dans le même temps Bruno Maïorana cherchait un scénariste. On a donc commencé à travailler ensemble. Pour Jean-Luc Masbou, c'est différent, c'est lui qui m'avait demandé de lui écrire un scénario. Actuellement, je ne suis pas vraiment à la recherche de nouveaux collaborateurs. Une des raisons c'est que pour moi, c'est difficile de travailler avec quelqu'un avec qui je n'ai pas eu des liens d'amitié ou de complicité très forts comme c'est le cas avec Bruno et Jean-Luc. De plus, en ce moment, je suis sur un projet solo dans lequel je ferais le scénario et le dessin. Et je m'aperçois que le métier de dessinateur est très difficile et très fatigant…

Actusf : Plus que le métier de scénariste ?
Alain Ayroles : Dans le métier de scénariste, il y a beaucoup d'angoisse dans le fait de travailler "ex nihilo " avec devant soi une page blanche. Ce sont des problèmes d'inspiration pure auxquels on est confronté. De plus, je donne un story-board au dessinateur, je prends donc en charge le découpage graphique de l'album ce qui représente énormément de travail, et comme je peaufine beaucoup…. Mais malgré tout, en temps de travail effectif, le scénariste n'arrive pas à l'énorme somme de labeur que représente le dessin d'un album. Il y a des auteurs qui sont parvenus à développer un style jeté beaucoup plus proche d'une écriture graphique que d'un dessin vraiment léché. Ce serait plutôt ma tendance naturelle à moi aussi parce que je n'ai pas un très grand soucis esthétique, la narration m'intéresse plus. En même temps, comme j'ai travaillé avec des dessinateurs qui savent faire des cases à grand spectacle, j'ai l'impression de faire une série Z quand je finis une page avec une économie de moyen qui donne un petit côté " fauché " à l'ensemble.

Actusf : Justement ce n'était pas un peu frustrant de confier les dessins à quelqu'un d'autre alors que l'on a soi-même une formation de dessinateur ?
Alain Ayroles : Au début, c'est. Avec ma formation de dessinateur, je visualisais beaucoup les pages que je découpais et le résultat final n'était jamais exactement le même une fois que le dessinateur avait fait sa part du travail. Il y a toujours un décalage entre le résultat final et ce que j'imaginais. Au début, j'avais parfois un peu de mal à le vivre. Mais petit à petit, je me suis rendu compte tout simplement que les " trahisons " du dessin débouchent aussi sur des surprises agréables et des choses inattendues qui n'auraient pas été là si j'avais dessiné moi-même. Par exemple, mes derniers regrets de ne pas dessiner Garulfo ont disparu avec les cathédrales, les châteaux et les milliers de figurants…

Actusf : C'est un parti pris de votre part de faire parler vos personnages avec un langage soutenu et des BD intelligentes ?
Alain Ayroles : Oui, clairement. Au départ pour Garulfo, j'avais commencé à écrire une histoire dans laquelle j'avais besoin de restituer une ambiance médiévale et cela passait aussi par les dialogues. Certains sont donc très connotés " Moyen Age " et en même temps, je n'hésite pas à jouer sur l'anachronisme et à parfois faire s'exprimer certains personnages avec un langage beaucoup plus contemporain et familier. J'aime bien le décalage que cela créer. C'est en général générateur d'humour. C'est la technique qu'employait Audiard par exemple. Dans Garulfo, j'ai essayé de donner à chaque personnage une façon de parler différente, tous ne s'expriment pas de la même façon, et en général ce sont les animaux qui s'expriment le mieux, ce sont eux qui ont le langage le plus soutenu. Dans De Cape et de Crocs la démarche est différente. Dès le départ, je voulais qu'il y ait un ton théâtral dans tous les dialogues. Quelque soit le personnage, un pirate ou un marquis, il va s'exprimer de manière ampoulée avec un langage proche de celui du XIIIème siècle. Au début, cela m'inquiétait un peu. J'avais peur que cela ne les différencie pas suffisamment. Mais je me suis rendu compte qu'avec le fond de ce qu'ils racontent et certaines astuces ou tournures à l'intérieur de ce langage châtié, on peut les typer malgré tout. C'est une manière plus subtile de typer que dans Garulfo même si dans cette BD, certains dialogues sont plus réalistes, plus proches du langage parlé et donc deviennent plus vivants. Pour faire une comparaison, un peu hasardeuse, je dirais que dans Garulfo, ce sont des dialogues de cinéma alors que dans De Cape et de Crocs ce sont des répliques de théâtre, ça donne une idée de la différence de l'angle d'approche que j'ai eu.

Actusf : Vous avez discuté des dialogues avec les dessinateurs ?
Alain Ayroles : Je n'ai pas vraiment discuté des dialogues avec eux. Au départ de De Cape et de Crocs , on a beaucoup parlé du scénario avec Jean-Luc Masbou. Comme c'était lui qui voulait que je lui fasse un scénario, on a essayé de trouver un terrain d'entente, quelque chose qui soit à la croisée de nos univers respectifs, où chacun puisse trouver du plaisir à mettre en scène des choses qui lui tiennent à cœur.

Actusf : Au fur et à mesure des albums, les dessinateurs avaient-ils un droit de regard sur le scénario ou sur la mise en page ?
Alain Ayroles : Oui, quand je fais des pages de découpage, je les soumets au dessinateur, je lui demande son avis, et lui me montre ses pages de crayonné. S'il y a des choses qui vont à l'encontre de la narration, qui la rendent confuse, je signale ces problèmes dans le dessin, comme déplacer une bulle ou refaire une expression.

Actusf : D'où est venue l'idée de faire du théâtre un des thèmes principaux de De Cape et de Crocs ?
Alain Ayroles : Au départ, De Cape et de Crocs était inspiré de parties de jeux de rôle qu'on jouait à Angoulême avec Jean-Luc Masbou notamment. C'était un jeu de rôle " maison ", dont j'avais rédigé les règles, qui était très basé sur le " role-playing " (le jeu d'acteur) et l'improvisation et moins sur des intrigues fantastiques que sur des dialogues et des réparties entre les joueurs. Il y avait donc tout un côté improvisation théâtrale et Commedia dell'Arte. La scène, qui est dans le tome 4, dans laquelle les personnages doivent improviser sur scène une farce, je l'ai récupérée d'une partie de jeu de rôle. A travers cette facette théâtrale du jeu de rôle et le contexte de cape et d'épée, le lien vers Molière s'est fait très facilement. Il s'est pratiquement imposé tout seul. Mais il y a aussi Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier où il y a déjà ce mélange de théâtre, de saltimbanques et de cape et d'épée. Le théâtre s'est donc imposé de lui-même dans le ton du récit. Cette présence influe sur la mise en scène, sur le découpage, sur certains cadrages qui sont ostensiblement des scènes de théâtre, sur les dialogues évidents et même sur les caractères des personnages. La distribution des personnages de De Cape et de Crocs est composée de Matamores, les deux personnages principaux sont finalement deux matamores de la Commedia dell'Arte, d'un avare, d'un valet, d'un jeune premier… C'est toute la distribution classique du théâtre de l'époque.

Actusf : C'est à cause de ce rapport au théâtre que l'on s'attendait à voir se finir la série en cinq actes…
Alain Ayroles : Au départ, De Cape et de Crocs était prévu en cinq albums et cela aurait été merveilleux si on y était parvenu parce que le rideau serait tombé à la fin de l'acte cinq. Mais entre temps, certains personnages se sont mis à tirer la couverture à eux, à prendre de plus en plus de place et à réclamer des pages. Par exemple les pirates ne devaient faire qu'une brève apparition, on ne devait les voir que durant quelques pages avec quelques péripéties et ils devaient disparaître, partir au placard. Le problème est que je me suis aperçu du potentiel comique de ces pirates et ils sont finalement devenus des personnages récurrents. Pour beaucoup de personnages, il y a eu la même chose, ils ne devaient qu'une apparition et ils sont revenus plusieurs fois. Le récit lui-même s'en trouve donc allongé et l'intrigue est souvent repoussée par des pages consacrées à des gags gratuits. Par exemple dans le tome 4, la page avec les perroquets est d'une gratuité absolue, je trouve juste cela drôle et j'aurais souffert de m'en priver et tant pis si cela ne fait pas avancer l'intrigue… Enfin, on peut dire que je retombe sur une patte puisque l'acte 5 marque la fin d'un premier cycle, la plupart des mystères sont résolus et les personnages repartent pour une autre aventure. Peut-être, allons-nous renuméroter à partir du tome 6, par exemple : " De Cape et de Crocs , 2ème époque, acte I ".

Actusf : Il y a beaucoup d'auteurs qui considèrent leur personnages comme " vivants "… C'est votre cas ?
Alain Ayroles : A partir du moment où un personnage commence à être bien campé, où l'on a bien défini sa psychologie, il a une logique interne. Il y a certaines actions qu'il ne pourra pas faire, certaines choses qu'il ne pourra pas dire et d'autres choses qu'il sera naturellement, logiquement, amené à faire. Finalement ce personnage, si l'on veut le contraindre à certaines actions, cela paraîtra artificiel, alors que si on essaye de suivre la logique de sa psychologie, cela va le faire aller dans une direction qui va avoir une influence sur le récit et cela risque de modifier la trame initiale de l'histoire, c'est un peu comme si le personnage avait pris vie et se mettait à interférer dans le récit. Il faut bien avouer que c'est un des aspects les plus intéressants du métier de scénariste. Quand les personnages commencent à prendre vie, s'animent, quand l'univers s'étoffe, quand les lieux commencent à exister vraiment, on a l'impression de travailler sur un matériau presque vivant et il y a certaines choses qui coulent de source. Quand on attaque une histoire, ce n'est pas le cas, c'est laborieux parce qu'il faut typer ces personnages, mais au bout de trois ou quatre albums, on a un univers qui fonctionne quasiment tout seul. Le travail de scénariste se modifie à ce moment là parce que l'on est plus en train de créer vraiment une histoire mais de la canaliser parce que quelle s'est mise en marche et avance toute seule. Ce que j'entends par la canaliser, c'est faire en sorte qu'il n'y ait pas de baisse de rythme et qu'il n'y ait pas d'incohérences. Pour Garulfo qui est un conte de fée, avec un début, une fin et des temps forts, je devais respecter une trame très précise, je suivais de très près le découpage initial de l'album. De Cape et de Crocs est beaucoup plus ouvert, il y a une grande part laissée à l'improvisation, aux facéties des personnages. Cela donne un côté plus fantaisiste, plus débridé à cette BD et paradoxalement cela demande largement autant de travail, voire plus, parce qu'il faut arriver à retomber sur ses pattes à la fin d'un album quand les personnages sont partis dans toutes les directions. Le tome 4 notamment, j'ai eu un mal fou à tout recadrer.

Actusf : La pratique du jeu de rôle vous a servi dans votre travail de scénariste ?
Alain Ayroles : Le jeu de rôle m'a énormément servi, ne serait-ce que pour comprendre les rouages de l'écriture scénaristique. Quand on écrit un scénario de jeu de rôle et qu'on le fait jouer, on voit très bien les points forts et les points faibles de son scénario puisque l'on a les réactions du public en direct. Si les joueurs commencent à bailler ou à plaisanter autour de la table, cela signifie que le scénario part à vau l'eau. On apprend aussi beaucoup au niveau du rythme. Je continue d'y jouer de temps en temps. Dernièrement, j'ai refait jouer à Jean-Luc Masbou, Bruno Maïorana et Jean-Christophe Fournier une partie de L'Appel de Cthulhu qui nous a coûté deux nuits blanches... Le feu sacré n'est donc pas complètement éteint, mais c'est très difficile de concilier le jeu de rôle avec la vie active, c'est une activité qui correspond plus à la période estudiantine, on a plus de temps libre (rire). Je pense, de façon un peu audacieuse, que le jeu de rôle est une forme d'art. Beaucoup de gens vont ricaner parce qu'ils s'imaginent des mecs qui ont le nez dans des règles très précises et qui débitent sur un ton monocorde des espèces d'incantations bizarres conçues pour un petit cercle d'initiés boutonneux. Ce n'est pas çà le jeu de rôle. Quand il y a des gens imaginatifs et créatifs autour d'une table et que le maître de jeu arrive à poser une ambiance, à incarner des personnages et que chacun fait sa part d'improvisation théâtrale autour de la table, que les dialogues fusent et q'une montée en puissance de drames et de péripéties s'installe, cela atteint une dimension artistique. C'est un art très particulier et marginal qui n'est ni du théâtre, ni de la littérature, ni de la bande dessinée, mais qui mélange beaucoup de compétences. Cela demande d'avoir un talent de conteur, de comédien, voire de mime, un talent d'écriture et de dialoguiste. Quand on arrive à réunir toutes ces compétences, cela donne quelque chose de spectaculaire qui est même intéressante à regarder pour un tiers.

Actusf : Vous avez un retour du succès public de vos deux séries ?
Alain Ayroles : Dans les festivals on a un retour du succès des séries, mais aussi durant les séances de dédicaces ou chez les libraires. Des dédicaces, j'en fait de moins en moins, parce que c'est devenu infernal, il y a une pression trop grande sur les auteurs. Il y a tellement de demande et d'attente de la part des gens qu'il n'y a même plus de dialogue avec les lecteurs. Les retours je les ai soit par des gens que je rencontre plus ou moins fortuitement, soit sur Internet dans des forums pour voir ce qui se dit. J'ai eu pas mal d'avis notamment concernant le fait que les personnages sont attachants, ce qui me fait très plaisir parce que moi-même j'y suis attaché.

Actusf : Justement, l'attachement des lecteurs aux personnages n'est pas le même pour les deux séries du fait que Garulfo ait un ton plus tragique, notamment avec la mort de Fulbert ?
Alain Ayroles : C'est la mort de Fulbert qui traumatise le plus les gens alors qu'en fait, il y a des tas de morts dans cette histoire. Disons que dans Garulfo, les personnages meurent vraiment, une mort est vraiment tragique, alors que dans De Cape et de Crocs ils ne meurent pas " pour de vrai ". De Cape et de Crocs est beaucoup plus léger au niveau du ton, c'est plus un divertissement par rapport à Garulfo qui a des côtés plus sombres et plus " réalistes ", si on peut parler de réalisme pour une histoire de grenouille qui se transforme en prince.

Actusf : La série Garulfo n'est-elle pas teintée de " morale ", au sens positif du terme ? Utiliser une grenouille candide n'est-ce pas un moyen de montrer aux hommes les travers de leur société ?
Alain Ayroles : C'est un principe qui n'est pas nouveau. C'est le Candide de Voltaire, Les Lettres persanes de Montesquieu ou l'histoire d'Iroquois à Paris au XIIIème. Les auteurs des Lumières étaient très friands de ce genre d'artifices, cela permet de stigmatiser tous les travers de la société. La société médiévale qui est décrite dans Garulfo, ne l'est qu'en surface, si l'on gratte un peu on retrouve beaucoup d'échos de la société contemporaine. Au départ, j'ai fait sciemment ce côté candide et à la fin du premier cycle, Garulfo retourne dans sa mare et finalement il va cultiver son jardin plein de nénuphars et de lentilles d'eau. Je me suis demandé si aujourd'hui (à l'époque dans les années 90) c'était vraiment utile d'enfoncer des portes ouvertes et de raconter l'histoire d'un personnage candide qui découvre que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, cela paraît être une évidence. Pourtant, on se rend compte qu'aujourd'hui encore il y a des gens qui le disent, il y a encore des Leibniz, des Maître Panglosse, le précepteur de Candide. Pour certains, tout va bien, le monde roule bien, le système est un bon système qui produit des richesses, du bonheur et de la liberté pour tout le monde. Je crois que l'on a donc encore besoin de Candide pour dénoncer cela. Dans Garulfo, il y a un fond " moral ", social, quelques dénonciations par-ci par-là, mais cela reste une œuvre de divertissement qui essaye juste d'avoir un peu de fond et de susciter des questions. Je ne me vois pas faire un pamphlet ou un essai brut, j'ai besoin d'enrober avec du " fun ", du divertissement. A l'époque de Garulfo, il y avait François Rabelais qui essayait d'instruire et de faire réfléchir ses contemporains en leur racontant des grosses conneries. Maintenant que ce message passe, cela dépend des lecteurs. Comme il y a plusieurs niveaux de lecture, on peut aussi la lire comme un simple divertissement. Mais je pense que la réflexion passe et j'ai eu des réactions de lecteurs qui le confirmait.

Actusf : Les lecteurs ne sont pas trop déçus que la série Garulfo se termine ?
Alain Ayroles : Certains m'ont dit, et ça m'a fait plaisir, qu'ils étaient tristes que la série se termine. Dans ces lecteurs, il y a Bruno Maïorana, moi et puis l'éditeur aussi (rire). Mais également des gens qui voient arriver la fin avec soulagement parce qu'ils ont peur des séries à rallonges. Honnêtement je commence à en avoir un peu assez des lecteurs qui se plaignent des série à rallonges. Je peux témoigner devant un tribunal que je ne cherche pas à faire des albums à tout prix, pour gagner des sous. Si je fais plus d'albums que prévu, c'est parce que " ça ne rentre pas ". Si ça n'avait tenu qu'à moi, le tome 1 et 2 de Garulfo auraient fait trois tomes. Et j'ai encore le regret de n'avoir pas fait trois tomes avec le premier cycle de Grarulfo. Il est trop condensé dans le tome 2, où il manque plein de choses que l'on aurait voulu dire, où il y a trop de coupes sombres. Certains lecteurs se sont plaints qu'il y avait trop de longueurs dans le tome 5, mais c'est un passage de l'histoire qui va du tome 3 au 6, dans lequel on s'attarde plus sur la psychologie des personnages et où il y a moins de rebondissements, mais qu'importe puisqu'il faut le concevoir dans son ensemble. Il y a une solution très simple pour les gens qui en ont assez des séries à rallonges, il suffit d'arrêter de les acheter. Les gens achètent le énième tome d'une série purement commerciale, où il est évident que les auteurs rajoutent de l'eau dans la soupe pour resservir une nouvelle marmite et après ils vont critiquer les séries dans lesquelles justement on en mettrait deux fois plus si l'on n'avait pas peur de lasser le lecteur.

Actusf : Ce n'est pas frustrant de ne pas arriver à tout dire ?
Alain Ayroles : Ce qui est frustrant surtout, c'est ce format. A partir du moment où l'on veut raconter une histoire en couleurs, on est un peu condamné aux 46 pages et bien obligé de tronçonner son histoire en fonction. Seulement, ce format a été créé à la grande époque où des gens comme Charlier pouvait mettre 18 cases par page avec des pavés de texte énormes, sans que cela choque. Ils pouvaient donc raconter une histoire dense en 46 pages. Aujourd'hui, si l'on met plus de 10 cases par pages, le lecteur va avoir la nausée. On s'attarde plus sur l'esthétique et à des mises en pages plus aérées. Personnellement, je mettrais bien plus de cases, mais le dessinateur lui-même râle. Bruno m'a interdit de mettre plus de 12 cases par pages. Cependant, à l'arrivée, avec une moyenne de 10 cases par pages et 46 pages, on a que 460 cases et on ne peut pas raconter grand chose. On est toujours dans la concision. C'est vrai que cela oblige à aller à l'essentiel, mais en même temps, si l'on a envie de passages un peu plus contemplatifs, de poser une ambiance comme les Japonais peuvent le faire au cinéma comme dans les mangas dont les volumes sont plus épais, on ne peut pas le faire dans un 46 pages. Ou alors si on le fait, on se prive d'une densité qui va faire que le lecteur en refermant l'album va avoir l'impression de n'avoir rien lu. Le roman graphique très épais n'est pas nouveau, Pratt l'a déjà fait, Casterman le faisait beaucoup dans les romans A Suivre…, mais il y a très peu d'éditeurs qui vont oser publier un bouquin en couleurs. Je n'ai rien contre le noir et blanc, mais je préfère raconter une histoire en couleurs et c'est vrai aussi que, lorsque l'on voit que cela peut prendre jusqu'à deux ans pour finir un 46 pages, ce serait très frustrant pour un dessinateur d'attendre cinq ans avant de sortir un album complet. On peut rajouter là-dessus la politique des éditeurs qui hésitent, se méfient et qui n'ont pas envie de bouleverser les habitudes de leur lectorat.

Actusf : Cela ne vous donne pas envie de passer au roman ?
Alain Ayroles : L'écriture sans image offre un avantage, on n'a pas le poids de la concision au-dessus de la tête, on peut s'étaler. La seule contraire est le rythme, mais il n'y a pas ce problème qui est " ça ne rentre pas dans la bulle, dans la case, dans la page, dans les 46 pages de l'album et ça déborde… ". Cela me tente, j'y songe et j'y travaille, mais pour l'instant je n'ai pas un style assez poussé. Je pense que je sais écrire des dialogues parce que j'ai l'habitude d'en écrire. Mais dans un roman, il n'y a pas que des dialogues et c'est avec ce qui les enrobe que j'ai un peu de mal. Par contre, qui dit dialogue, dit théâtre par exemple et là je me sens beaucoup plus à l'aise. J'ai déjà écrit une pièce de théâtre pour De Cape et de Crocs, je me suis bien amusé et je pense que je vais continuer.

Actusf : Alors pourquoi avoir choisi la Bande dessinée au départ ?
Alain Ayroles : Parce que j'aime dessiner aussi même si j'aime surtout raconter. Le dessin pour moi n'est qu'un outil qui sert à raconter. De plus, la Bande dessinée est tout de même un art extraordinaire. C'est un art avec des moyens très légers, même si cela représente beaucoup de travail, on a finalement besoin que d'une feuille et d'un crayon. Il n'y a pas de notion de budget qui intervient dès le départ contrairement au cinéma ou au dessin animé.

Actusf : Vous faites de nombreuses références dans De Cape et de Crocs
Alain Ayroles : Il y a de tout dans cette série. On peut lui reprocher de n'être qu'un espèce de fourre-tout, de grand n'importe quoi (rire). Cela va des références aux jeux vidéos jusqu'aux grands classiques de la littérature et du théâtre. D'abord cela m'amuse de faire des clins d'œil à des choses que j'ai aimé et ensuite on n'est pas obligé de voir toutes ces références, on peut très bien passer à côté. Elles ne sont jamais nécessaires pour la compréhension du récit. C'est un petit plus, la cerise sur le gâteau. Celui qui les voit et les apprécie tant mieux et pour celui qui ne les voit pas, il peut passer outre cela n'a aucune importance. Il y a une logique dans ce tissu de références dans De Cape et de Crocs qu'il n'y a pas dans Garulfo. Cela se justifie dans la mesure où l'on a une action qui se passe au XIIème siècle, même si c'est un XIIème de fantaisie. Il y a beaucoup de références au théâtre et à la littérature, cela va de soi, pour planter le décor, mais cette littérature et ce théâtre de cette époque-là étaient eux-mêmes truffés de références aux auteurs antiques. On ne peut pas lire trois lignes d'un auteur du XIIème qu'il soit dramaturge ou écrivain sans tomber sur un Plaute, un Virgile ou un Sénèque. J'encourage tout le monde à lire la préface du deuxième volume de Don Quichotte dans laquelle Cervantès, conscient de cette pratique de l'époque, s'en moque allègrement. Je trouve cela très drôle de faire aujourd'hui une histoire qui se passe au XIIème avec des références aux auteurs du XIIème qui font eux-mêmes référence aux auteurs antiques. Là-dessus, j'y introduis des oeuvres qui, pour moi, sont des classiques, celles de Racine, Corneille mais aussi Rahan ou Pepito, le Pirate de Bottaro qui est souvent cité dans De Cape et de Crocs parce qu'il a été d'une grande influence. Les références viennent en général au fur et à mesure notamment parce que je travaille beaucoup à partir de clichés. J'aime bien reprendre les clichés, même les plus éculés qui soient, et les démonter, puis les remonter à l'envers, de les utiliser comme des éléments de récits. Quand je parle de clichés, je ne suis plus dans le domaine de la référence, ce sont des briques pour construire une histoire, c'est un peu à l'image des sous-programmes pour les informaticiens. Ce sont des petits bouts d'histoires préfabriqués avec lesquelles on peut encore faire une histoire originale. J'essaie d'abord de comprendre ces clichés, de voir le fond de vérité qu'ils contiennent puis, je les utilise d'une certaine façon pour que ce ne soit pas une référence directe à une œuvre mais plutôt que cela donne l'impression que le style a été fait " à la manière de ", que cela évoque une ambiance, une atmosphère lié à un type de récit, sans tomber dans la parodie. Il faut faire une distinction entre l'utilisation des clichés et des références. Les références, je les utilise pour agrémenter le récit, le saupoudrer, c'est un brin de persil que l'on rajoute à la fin alors que les clichés me servent à construire le récit. J'utilise des personnages-type mais je m'amuse à les détourner du cliché initial, par exemple il y a un loup et un renard dans De Cape et de Crocs qui correspondent aux stéréotypes de ces animaux-là puisque le renard est plutôt rusé et le loup ombrageux et sauvage, mais ils ne sont pas que monolithiques, j'essaie de montrer diverses facettes de leur personnalité au fur et à mesure des albums. En fait, j'essaie de surprendre avec quelque chose qui est sensé être convenu. Une histoire de chasse au trésor, de cape et d'épée, un méchant avec une barbe noire, c'est finalement assez éculé, même le nom de Cénile, c'est le Géronte des pièces du répertoire classique, j'ai repris le même principe.

Actusf : Ces références viennent de vos goûts personnels ou d'une formation ?
Alain Ayroles : Ce sont des goûts personnels et des reliquats de cours de français. Au fur et à mesure que j'ai bossé sur De Cape et de Crocs, je l'ai de plus en plus fermement ancré dans le XIIème donc je me suis de plus en plus documenté sur cette période. C'est une documentation pas très sérieuse, assez superficiel. Par exemple, il y a beaucoup de choses que j'ai trouvé dans le dico. En ayant un bon dictionnaire et en sachant s'en servir et rebondir d'une entrée à une autre, on peut avoir l'air très cultivé. Spéciale dédicace au Petit Robert.

Actusf : C'est un tour de force d'être parvenu à introduire de la musique dans une Bande dessinée, comment est née cette idée ?
Alain Ayroles : Cela fait un petit moment que dans De Cape et de Crocs j'ai hasardé des embryons de scènes de comédies musicales, dans le tome 2 par exemple, les pirates commencent à pousser la chansonnette. C'est sûr que c'est très difficile à restituer. Pour ce dernier tome j'y suis aller à fond puisque l'on va rentrer dans le ballet du Roi-Soleil et dans la comédie musicale du Grand siècle. Il y a donc deux pages qui y sont consacrées. Comme dans De Cape et de Crocs l'intrigue est peu décousue, mais il y a une intrigue, je sais où je vais (je rassure ce qui ne l'aurait pas lu), la porte est ouverte à tous les délires. Je m'amuse de temps en temps à faire du " conceptuel ", c'est-à-dire d'essayer de creuser les possibilités du médium. La Bande dessinée est un médium très, très riche, qui est loin d'avoir été totalement exploité. Il y a des gens qui ont déjà réfléchi à ces possibilités de Fred à Marc-Antoine Mathieu. Dans De Cape et de Crocs, je m'amuse à faire des exercices de style comme la double page des perroquets dans le tome 4 où je reprends les mêmes cadrages, les mêmes dialogues, ou l'introduction de la musique dans le tome 5. J'ai commencé le découpage du tome 6 et je me casse la tête pour arriver à faire une page qui est construite autour d'une rotation. C'est un plaisir et c'est aussi pour éviter de sombrer dans la monotonie. A force de faire des pages, on finit par avoir des tics, des habitudes, c'est inévitable, mais c'est bien de temps en temps de les casser avec des choses plus originales et de s'émoustiller avec des petits défis, des challenges. Personnellement, je travaille avec des dessinateurs, mais lorsque l'on bosse tout seul sur une BD, on est confronté à soi-même et ce n'est pas toujours réjouissant.

Actusf : Pour finir, la petite question de vos projets...
Alain Ayroles : Il y aura encore trois tomes, minimum, pour De Cape et de Crocs, s'y ajoutera la jeunesse d'Eusèbe dont le scénario est déjà écrit et que l'on fera plus tard. La prochaine Bande dessinée qui devrait sortir s'appelle L'Age des chiens, un road movie existentialiste " spaghetti ". C'est une histoire d'héroïc fantasy très barbare avec des personnages picaresques et désabusés qui s'exprimeront dans un langage épouvantable, et où il n'y aura pas d'animaux qui parlent, pour une fois. J'essaie de changer de registre d'histoire. Je voudrais arriver à faire un récit qui soit moins structuré, avec moins de rebondissements, moins d'action, moins " hollywoodien ", une histoire plus proche d'un road movie, d'une tranche de vie. J'ai encore d'autres envies, une histoire de libertin au XIIIème siècle, une autre qui se passe pendant la Renaissance à Florence, mais aussi un vaudeville spatial… Mais tout çà est encore à l'état de projet, je peaufine mes scénarios, j'ai donc tendance à être très lent.

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