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Interview d'Eric Liberge
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Interview d'Eric Liberge

Actusf : Revenons au début de l'histoire, vous souvenez-vous d'un album ou d'un auteur qui vous a marqué dans votre jeunesse ?
Eric Liberge : Indéniablement Druillet et Moebius, de la période Métal Hurlant des années 70. Et auparavant Hergé, Calvo et l'école belge. Plein d'albums de ces auteurs m'ont aussi marqué. Par contre, je ne peux pas dire que j'ai été un lecteur de BD proprement dit. Ce sont surtout, et encore aujourd'hui, les univers de tel ou tel auteur qui m'intéressent, et moins l'histoire qu'il raconte.

Actusf :
J'imagine que vous avez toujours dessiné ? Vous êtiez du genre à griphoner dans les marges des cahiers ?
Eric Liberge : Par périodes, oui. Mais je m'en suis très vite tenu à l'execution du travail final, sans trop passer par les recherches d'esquisses interminables. Je crois que la plus grande partie du travail d'élaboration s'effectue dans la tête, en vision intérieure. Lorque vient le moment de coucher la vision sur le papier, c'est qu'elle est mûre. Elle existe avant le papier. Ce n'est pas le papier qui la pétrira. Du moins c'est la manière dont je travaille.

Actusf :
Vous souvenez-vous quand vous avez décidé de devenir dessinateur ? Où était-ce une évidence depuis toujours ?
Eric Liberge : J'ai toujours considéré ce métier comme une finalité, qui arriverait tôt ou tard. Et effectivement, j'ai du patienter par moments avant d'en vivre vraiment, en faisant d'autres "métiers ” alimentaires. Ils ont de toute façon apporté des expériences, que je peux retranscrire aujourd'hui dans mes albums. Rien ne se perd en fait.

Actusf :
Quel souvenir gardez-vous de vos années dans les fanzines ?
Eric Liberge : Souvenirs d'une grande liberté, d'une autre époque aussi, où il y avait moins de concurrence entre les auteurs. Plutôt de l'admiration réciproque et de l'amitié. Nous avions le sentiment d'œuvrer pour un genre qui n'était pas encore reconnu comme tel, qui était un peu méprisé. Aujourd'hui, tout est différent. L'objet album lui-même est galvaudé. Par contre, je crois que le terreau du fanzinat a conservé des bases saines et sincères, très prolifiques. Il me vient parfois de regretter l'esprit de cette période quand je croise d'anciens comparses dans les festivals. Et puis nous nous disons que nous avions raison de nous obstiner comme ça avec nous petites revues puisque nous sommes encore là aujourd'hui. Le fanzine permet de créer tout ce qu'on ne pourra plus exprimer aussi librement plus tard. Il faut profiter de cette période pour travailler son style.

Actusf :
Votre premier grand projet, c'est Mardi Gras Descendre. Comment est né l'idée de cet univers ?
Eric Liberge : Sur des feuilles canson C à grain, 24 x 32 cm en classe de 5e, quand je m'ennuyais. Des batailles de petits squelettes qui noircissanent la feuille. Je les ai encore. Puis ce sont devenu très vite des BD d'une page puis 2, etc... Puis des albums aux crayons de couleurs, de vraies productions que je faisais dans mon coin. Mardi-Gras, tel que le lecteur peut le parcourir aujourd'hui n'est arrivé qu'en 1996, alors que je cherchais une idée de série pour quitter le fanzinat

Actusf :
La série a eu une vraie aventure en dehors de votre scénario : un prix Gosciny, la faillite de Zone Créative, puis les trois albums chez Pointe Noire et la réédition chez Dupuis. Aujourd'hui à l'heure du quatrième tome, c'est le soulagement de finir toute cette aventure éditoriale ou l'angoisse de la cloturer justement ?
Eric Liberge : Non, pas d'angoisse. Justement, après toutes ces tribulations, c'est une vraie satisfaction. Je sais que les lecteurs ont été perturbés par ces changements incessants, mais c'est la vie. Mon seul regret concerne l'aventure Pointe Noire, qui aurait pu être gérée autrement dès le début, afin que soit évité le naufrage auquel nous avons tous eu droit 3 ans après sa création. J'aurais vraiment aimé que cette maison ait pu se hisser au rang de ses grosses concurrentes de l'époque. Il y avait dans Pointe noire beaucoup d'audace et nous avions reçu un très bon accueil avec cet esprit-là. On va dire que le tome 4 aujourd'hui termine le deuil de ces années de casse-cou.

Actusf : Quel regard portez-vous sur Mardi Gras Descendre aujourd'hui ? Est-ce qu'aujourd'hui le projet correspond à ce que vous aviez imaginez au début ?
Eric Liberge : Je crois, j'espère, avoir fait le tour de l'univers de Mardi-Gras, même si c'est un univers très culotté, et proprement infini car tout peut se produire au purgatoire. Et chaque album retranscrit en tout cas fidèlement ce que j'avais en tête au moment où je l'ai réalisé. Ils se suivent mais sont très distincts les uns des autres, je suis aussi content d'avoir pris ces risques graphiques, selon le besoin des albums. Il est clair que l'ampleur que cette série a pris n'a plus rien à voir avec l'idée que je m'en faisais au début. Je voyais ça plutôt comme une sorte de satyre burlesque en noir et blanc, très simple, dans le ton des premières pages du tome 1. En tout cas fort loin des territoires où les personnages m'ont transporté. Je me suis peut-être un petit peu emballé, dans le tome 3, mais il fallait que ça sorte comme ça. Effectivement, le tournant que représente le 3, je n'aurais pas pu le prévoir 3 ans plus tôt. Il représente aussi ce qu'était ma vie à ce moment-là.

Actusf : Et n'y a-t-il pas non plus un petit pincement au coeur de quitter cet univers ?
Eric Liberge : Croyez-moi, j'ai redouté cela, je m'y suis préparé,... et puis non. Entre nous, je dessine toujours mes petits squelettes, mais plus sous formes de grandes illustrations que je fais pour moi, dans l'optique d'hypothétiques couvertures qui auraient pu exister, ou d'autres scènes que j'aurais pu faire figurer dans les albums. Je laisse venir ces illustrations avec plaisir. Cela me détend aussi, car je ne quitte pas le style "Mardi-Gras ”, avec l'encre de chine, les grisés et la brosse à dent. Une fois vernies, fixées comme de nouvelles fenêtres sur ce purgatoire, je me dis qu'elles continuent à donner vue sur un monde qui ne me quittera jamais. Je le manifeste maintenant sous une autre forme, selon l'envie. Et puis d'autres projets sont venus à la suite de Mardi-Gras, tout naturellement.

Actusf :
Est-ce qu'on peut dévoilé un petit bout du quatrième tome ? Que va-t-il s'y passer ?
Eric Liberge : Le tome 4 termine tout ce qui a été énoncé enduré, infligé dans les 3 premiers. Et c'est la FIN. Certains lecteurs me demandent si c'est la fin du 1er cycle, à cause du sticker sur l'album. je dis "non ”. Il n'y en aura pas d'autres. Que se passe-t-il dedans, sans trop dévoiler ? de nouveaux uluberlus, de nouvelles pagailles et pas des moindres. Un héros encore maltraité, un facteur bien ambigû, un ton narratif plus burlesque, plein de jeux de mots, un petit bateau en papier et une tête exaspérante qui fait la morale. Vous verrez bien.

Actusf :
Parlons techniques et graphismes. Vous avez des styles trés différents entre Tonnerre Rampant, Mardi Gras Descendre ou bien encore Les Corsaires d'Alcibiade. Comment choisissez-vous votre dessin ? Une expérimentation à chaque fois ? Ou est-ce que vous prenez ce qui vous semble le mieux par rapport au projet ?
Eric Liberge : Chaque parti pris de réalisation graphique s'adapte à chaque ambiance de narration. Corsaires est forcément plus "ligne claire", s'il en est, que Tonnerre Rampant. Par contre, mon dessin ne change pas tant que ça. Seul l'habillage diffère.

Actusf :
Quel technique utilisez-vous pour Mardi Gras Descendre et comment travaillez-vous ?
Eric Liberge : Je travaille bien sûr avec des sources anatomiques papier (pas os...) et essaye de rester fidèle à un certain réalisme. Pour les décors, je m'amuse beaucoup. Il m'est même arrivé de créer quelques petites maquettes de Sainte Cécile avec des tas de matériaux. Pas de limites imposées. Le tout est qu'au final, j'emporte le lecteur avec moi.

Actusf : Vos histoires sont souvent fantastiques. J'imagine que c'est un genre qui vous plait particulièrement ? Pour quelles raisons ?
Eric Liberge : Et bien non, figurez-vous. Je suis plus adepte du fantastique au cinéma qu'en BD ou litérature. Bizarrement, cela m'ennuie vite. Les récits de ce type qui m'intéressent vraiment sont ceux qui font part de beaucoup d'émotions et de transformations sur le plan humain, là où il y a toujours un personnage qui passe par un parcours initiatique, qui prend conscience de lui-même, qui traverse son buisson ardent. Là, je suis passionné. Le fantastique en tant que tel est juste une dimension supplémentaire pour faire intervenir le rêve, ou la part d'irrationnel qui existe autour de nous.

Actusf : Vous travaillez souvent seul ? Est-ce un choix ou un hasard de circonstances ?
Eric Liberge : Je préfère. C'est plus rapide et je sais exactement ce que j'ai à transmettre dans mon travail. Je suis aussi libre d'arranger le récit comme je le souhaite, de moduler sans avoir à rendre compte à un tiers. Cela économise beaucoup de parlotte. Pour Corsaires, c'est plus le vœux de travailler sur l'univers d'un autre en acceptant la contrainte de ne pas en être le narrateur. C'est une autre position. Et puis j'ai une très bonne relation avec denis-Pierre filippi. Nous nous amusons vraiment.

Actusf : Dans l'interview publiée par BD Paradisio, vous disiez que votre parcours avait été "progressif et laborieux". Ces rééditions chez Dupuis de Mardi Gras Descendre ont-elles changé la donne ?
Eric Liberge : Au niveau du travail, la réalisation d'une BD sera toujours progressive et laborieuse, si je puis transposer l'image. Travailler avec Dupuis m'a conforté dans l'idée que j'ai toujours eu de la BD que je veux faire, à savoir pas forcément commerciale au sens vulgaire du terme, et qui fait un peu violence au lecteur, parce que je mets dedans beaucoup de moi-même et n'ai pas envie que l'album soit lu en 20 minutes montre en main. Si Dupuis à l'avenir me permet de conserver la ligne que j'ai toujours suivie, je serai le plus heureux. Notre métier est de toute façon très laborieux, et le parcours d'un auteur une remise en question constante.

Actusf : Et puis la dernière question traditionnelle. Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Eric Liberge : J'espère signer bientôt un nouvel ensemble de 3 albums, une petite série donc, ayant pour cadre la seconde guerre mondiale, et où un groupe d'enfants et de résistants seront confrontés aux limites du courage humain. Un beau projet que je suis très impatient de commencer et qui aurait pour titre "Empire du Rêve".

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