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Interview d'Hal Duncan Partie 1
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Interview d'Hal Duncan Partie 1

ActuSF : Comment vous est venue l’idée d’un Vellum, d’une réalité dont notre monde ne serait qu’un tout petit morceau ? Plaisir du vertige face à l’infini ou face à l’incommensurable ?

Hal Duncan :  C’est d’abord l’idée du  Livre de toutes les heures qui m’est venue à l’esprit, ce livre ancien qui contient tout ce qui a jamais été écrit et tout ce qui n’a jamais été écrit, et je dois dire que le Necronomicon de Lovecraft et Le livre de sable de Borges sont pour beaucoup à l’origine de cette idée – rendons à César ce qui appartient à César. Il y a également une touche de la « Bibliothèque de Babel » de Borgès, j’en suis sûr (ainsi qu’un soupçon du « Finnegans Wake » de Joyce, du « I Ching », et Dieu sait quoi d’autre…). Pour autant, cette idée n’était pas suffisante pour construire une intrigue, alors je l’ai finalement mise de côté, et j’ai commencé à travailler sur d’autres histoires. Malgré cela, l’idée de l’intertextualité, implicite dans un livre contenant tous les livres, a comme transpiré dans mes autres textes - l’idée que toutes les histoires, nouvelles, romans, même les séries peuvent être vues juste comme des chapitres, des pages, des paragraphes de ce " Livre Ultime ", cette forme platonicienne de l’opus magnum. Les récits historiques du monde réel se situeraient alors, bien sûr, sur le même plan que les oeuvres de fiction et ne seraient plus, via un simple embranchement du Livre, que des oeuvres d’Histoire Alternative qui nous paraissent vraies,,,car nous vivons dans cette réalité.

De ce fait, et parce que le cycle de  « l’ Eternel, Champion  de Moorcock m’a aussi grandement influencé, j’ai peu à peu utilisé une approche multipolaire proche de la sienne, avec des personnages et des figurres de style apparaissant sous des aspects légèrement différents, dans des réalités légèrement différentes, dans telle ou telle histoire. J’aime la façon dont l’intertextualité peut créer dans la fiction une histoire implicite plus large dans l’espace libre entre deux ou plusieurs textes liés. Ainsi, l’anarcho-terroriste, Jack Flash dans une histoire, réapparait dans une autre comme le Jack Carter de l’expédition dans le Caucase, qui devient le capitaine de l’histoire de Thomas lors de la première guerre mondiale, et le fantassin sans-coeur dans Phreedom ; si ça marche comme prévu, il y a cette  histoire interstitielle de Jack qui finit par apparaître. Je n’avais pas de théorie claire et fondée sur le Multivers, à ce moment-là, mais à mesure qu’une structure plus vaste a commencé à émerger, j’ai commencé à réfléchir à la façon dont les histoires évoluent du début à la fin, mais aussi d’un endroit à l’autre et sont réinventées à chaque nouveau récit. L’idée du multivers comme une sorte d’espace-temps 3D a pris forme.

Ce n’est que lorsque j’ai écrit une nouvelle intitulée Le chemin de poussière que tout s’est soudainement imbriqué, et je me suis rendu compte qu’il s’agissait en fait du prologue d’un roman sur le Livre. Cette histoire est vraiment née du désir de capter l’émerveillement vertigineux face à l’immensité et même l’immensité de cette réalité finie. J’avais lu un roman Fantasy d’un autre auteur et j’en étais sorti déçu car il présentait notre monde seulement comme l’un des mondes fantastiques possibles parmi une poignée d’autres, mais ces autres mondes semblaient à peine aussi grands que des pays. Hell, l’un des mondes  du roman paraissait de la taille d’un petit comté. Quelle merde ! Puisque notre réalité est en fait tout un univers, une réalité fantastique ne devrait-elle pas être à la même échelle ? Middle-Earth est le fruit d’une imagination étonnante, mais il est ridiculement minuscule par rapport à l’univers dans lequel nous vivons. Si vous souhaitez faire de notre monde une réalité fantastique parmi de nombreuses autres, chacune d’elles devrait être assurément  une galaxie moyenne, un amas moyen de galaxie, un univers moyen. Un monde plus petit serait pathétique par rapport à l’ampleur de notre réalité.

Ainsi, l’image du Livre présenté comme un livre de cartes, qui zoomerait à chaque page, s’est imposée à moi comme un moyen de dépasser ce manque d’imagination, en poussant le lecteur à imaginer les différents "plis" de Vellum comme autant de réalités entières et complexes à l’échelle de notre propre réalité, et en l’élevant à l’échelle de l’infini par marches exponentielles. Au début, quand j’ai écrit cette histoire, c’en était l’argument principal — avec l’incompréhensible immensité de la perte, le vide créé par la mort de Puck - mais avec cette astuce figurative, j’ai en quelque sorte posé, sans le vouloir, la pièce centrale du puzzle. Soudain, je me suis rendu compte que si le Livre incluait le multivers, vous aviez deux images parfaites – des images concrètes et visualisables - de la vaste portée du possible et du réel, dans la tabula rasa d’une page vierge de vélin et dans la noirceur totale de l’encre déposée sur cette page, l’inscrivant pour l’éternité. Et mieux encore, dans l’image d’un palimpseste, où un texte est gratté jusqu’à ce que vous puissiez à peine le voir, et où un autre texte est écrit par dessus.

ActuSF :
Comment vous situez-vous au sein de la littérature actuelle ? Y avait-il, avec Vellum, une volonté consciente de faire éclater des genres trop bien identifiés (SF, fantasy) ?
Hal Duncan : Je m’incris dans la tradition de ce que j’appellerais tout simplement la fiction de l’étrange, un genre théorique qui n’a pas de limites à transgresser, un genre qui est, en fait, essentiellement non-conformiste, qui se caractérise par des violations de ce que nous considérons comme possible, des événements qui ne collent pas à ce que les choses sont, des événements qui sont étranges, incroyables, en quelque sorte. Parce que vous avez différents types de possibilités (techniques, physiques ou logiques), il est tentant de s’appuyer sur elles pour faire la distinction entre SF et Fantasy, pour distinguer les genres à l’aune des impossibilités techniques et physiques. En vérité, je pense que c’est un vœu pieux de la part des partisans de la SF qui jugent leur genre rationaliste et qui jettent le blâme de son côté pulp sur la fantaisie. La réalité est que la SF a toujours eu son côté obscur et que beaucoup de ses poncifs préférés sont physiquement impossibles – la vitesse ultraluminique, par exemple. Bien sûr, nous pouvons distinguer des sous-types comme la Hard SF, la Fantasy épique, le Space Opera, la fantasy urbaine, le Cyberpunk, mais il me semble que les étiquettes, plus larges, de SF et Fantasy ne sont globalement que des catégories marketing. The Book of Skulls de Silverberg, le Roadmarks de Zelazny - ces livres sont autant de la Fantasy que de la SF, c’est juste une question d’étiquette plaquée sur une oeuvre de fiction de l’étrange pour mieux la vendre. Et si la narration non-linéaire de Vellum semble non-conventionnelle, et bien, cela  n’a rien d’original. Le Cornelius Quatuor  de Moorcock est plutôt expérimental. Le Slaughterhouse Five de Vonnegut n’est pas un livre évident. Bester utilise toutes sortes d’astuces typographiques dans The Stars My Destination. Je ne vois pas pourquoi nous devrions repousser ces genres. Les conventions ont déjà été purgées un maximum.

A moins, bien sûr, que les conventions soient revenues en force. Tant que nous travaillerons avec ces catégories marketing, après tout, la formulation restera un problème. Il y aura toujours une pression pour produire plus de la même chose dans les mêmes genres commerciaux, c’est ce qui en fait des genres commerciaux. Bon, je joue certainement un peu les trouble-fête quand il s’agit de ce type de clichés. Il y a beaucoup de choses dans les pulps que je trouve très problématique pour des raisons politiques : par exemple, l’infantilisme du pouvoir d’évasion de la fantasy, la glorification de la féodalité, même l’esthétique douteuse de l’héroïsme dans son ensemble. Ajoutez à ces conneries macho-militaristes, tout le thème du bien contre le mal, la manière dont l’essentialisme moral cartographie les races - les elfes et les goblins chez Tolkien et ses disciples, les hommes et les aliens en SF - la manière dont cela reflète, en fait, les aspects racistes les plus haineux du romantisme, et ce que vous obtenez est de la vraie merde fasciste. Le chapitre des fées de Vellum s’attaque de front à tout ça, et, de façon générale, tout au long de l’ouvrage je tente de saper le dualisme noir et blanc inhérent à ces genres si épris de héros et de méchants. J’étais absolument conscient de vouloir remettre en question certaines tendances romantiques usées des romans de gare, et les personnages et les scénarios stéréotypés. Hell, qui débute une épopée fantastique avec une carte en feu (c’est-à-dire en commençant par les mots "une carte en feu") pourrait bien être lu,  à cet égard, comme un ordre de mission,, en agissant comme un lance-flamme symbolique sur l’une des traditions les plus révérées de la fantasy, comme un flambeau qui éclaire la voie et qui vous dit très clairement où vous vous trouvez.

Mais en même temps cette lecture serait ... simpliste. Cette image est en fait, de la même manière, un clin d’oeil respectueux à un autre aspect de la tradition, tout droit tiré du cinéma, des épopées hollywoodiennes que j’ai aimées quand j’étais gamin : Ben Hur, Les Dix Commandements, Spartacus. C’est une célébration de la puissance de la forme épique, qu’elle soit SF, Fantasy ou biblique. Je déclare solennellement que ce livre est une épopée fantastique, fichtrement fière de l’être, à la recherche du sensationnel comme toute fiction de l’étrange, parce que toute la fiction de l’étrange exploite ces transgressions du possible - donne un sens à l’incroyable. Cela ne veut pas dire qu’elle doit être stéréotypée.

Je pense que cette attitude est au coeur même du genre, de Bradbury à Bester.

ActuSF : On sent dans votre oeuvre la volonté de vous adosser aux plus grands textes du passé, de vous appuyer sur eux pour écrire à votre tour. Quel est le rôle des grands textes mythiques et poétiques, dans votre démarche de création ? Vous suivez par exemple, dans le détai, les péripéties de la descente aux Enfers d’Inanna. Pourquoi une telle fidélité à ces textes ?
Hal Duncan : J’ai tendance à utiliser la source originale des textes comme structure profonde de mon propre récit, ce qui n’est pas rare en SF et en Fantasy. Il existe d’innombrables mythes revisités dans le genre, comme celui du vol de feu par Prométhée, ou même les remakes d’autres fictions, comme The Stars My Destination de Bester qui tire son inspiration du Comte de Monte Cristo de Dumas. Essentiellement parce que ces histoires valent la peine d’être revisitées. Elles sont bien construites et se gravent profondément dans  l’esprit du lecteur quel qu’en soit l’enrobage. Le vol du feu, la descente aux enfers, la poursuite par un mortel d’un dieu ou demi-dieu qui change constamment de forme pour lui échapper - il y a quelque chose d’archétypique dans ces histoires, un symbolisme que nous reconnaissons, je pense, parce c’est inscrit dans notre psyché. C’est ce que nous évoquons lorsque nous parlons d’histoires intemporelles.

Parfois, cependant, je pense que les écrivains ont tendance à réutiliser les structures les plus élémentaires de ces textes et à passer à côté des subtilités. Comme pour Prométhée - ce qui m’intéresse est moins le crime que ses conséquences, ce dont Eschyle traite avec Prométhée enchainé . Alors, je me trouve moi-même appelé à travailler avec de vrais textes plutôt qu’avec de simples structures de récit, un peu comme Baz Luhrman avec Roméo et Juliette, ou Gus Van Sant avec Henry IV dans My Own Private Idaho. C’est le genre de chose que vous voyez assez souvent sur scène, dans les pièces de Shakespeare ou les adaptations d’opéras tout simplement à travers leur mise en scène dans différents contextes. Il est possible par ce biais de rendre soudain intéressant pour le lecteur quelque chose d’assez obscur. Prométhée enchainé a beaucoup à dire à un lecteur du XXIème siècle, je crois, à condition de ne pas le traiter simplement comme une ancienne culture, d’un autre temps et d’un autre lieu. « Le passé est un autre pays ». « Ceux qui ne se souviennent pas de l’histoire sont condamnés à la répéter » Tout ceci est vrai, je pense ; il nous serait trop facile de rejeter ces textes en les regardant comme de simples histoires.

Mon propos est donc d’essayer de faire l’équivalent littéraire d’une mise à jour par une nouvelle mise en scène. Je vais prendre de multiples traductions du texte source (parce que, malheureusement, je ne lis pas le grec ancien ou le sumérien) et essayer de faire de ma propre adaptation originale (je ne pourrais pas l’appeler objectivement une traduction)la trame principale de ma mise en scène (par exemple, le repli 2017 de « Phreedom and the unkin », le repli de la première guerre mondiale de Seamus). Si je le pouvais, si cela était possible, dans un souci d’authenticité, j’adorerais faire des traductions précise à 100%, pour préserver l’intégrité des textes et parce que les textes et leurs auteurs méritent le respect. Mais il y a des techniques que vous ne pouvez plus transposer, comme la quantité impressionnante de répétitions dans la poésie sumérienne, qui pourrait fonctionner si le texte était chanté, si chaque ligne était chantée un peu différemment, par exemple, mais qui ne fonctionne pas sur une page imprimée. Alors, j’ai laissé tomber certaines structures trop répétitives pour faire plus contemporain. Vous pouvez prendre quelque chose comme, par exemple, "La déesse s’en alla. La grande reine s’en alla. Inanna s’en alla." et condenser tout ça en " La déesse, la grande reine, Inanna  s’en allèrent". Vous ne perdez rien du texte en factorisant, tout simplement, trois éléments  identiques (le fait de s’en aller). Ce que j’essaie de faire, c’est de traduire le langage et le contexte autant que le texte.

C’est pourquoi je voudrais rester fidèle aux sources, mais je crois qu’il y a un moment où vous devez laisser le nouveau texte émerger de l’ancien comme une oeuvre en elle-même. Les endroits où le fil du texte est perdu peuvent être comblés avec la structure de la mise en scène. Lorsque vous avez affaire à une pièce comme Prométhée enchainé, en fait, le dialogue peut être si bien intégré à la mise en scène qu’un soldat de la première guerre mondiale parle des sentiments mis dans la bouche de Prométhée par Eschyle. Par endroit, le dialogue d’origine devient complètement noyé car il y a tant de choses écrites sur et autour de lui. Alors, vous vous retrouvez avec ce palimpseste qui (s’il fonctionne pour le lecteur) a une incroyable puissance, procure un sentiment d’une grande profondeur de temps, d’une grande profondeur mythologique derrière l’histoire la plus banale d’un soldat traumatisé. C’est une façon, je crois, de faire de notre propre réalité, faite de boue et de sang, une réalité véritablement sublime ce qui a beaucoup d’importance pour moi (c’est une stratégie totalement dérobée à l’Ulysse de Joyce, d’ailleurs).

Ce que j’essaie de faire est de superposer la couche de Fantasy, mais aussi les couches de SF, d’histoire, du mythe et du texte source, pour créer une sorte d’histoire 3D. L’histoire se déroule dans votre futur, dans votre passé, dans des réalités « d‘à côté » ou dans des réalités que, par strates de mythe et de légende, vous pourriez imaginer au-dessus ou au-dessous, comme des sous-histoires ou des sur-histoires. En fin de compte, je veux que le lecteur soit coincé, qu’il sente que l’histoire se déroule partout dans le monde, n’importe quand autour de lui ; de cette façon, il aura l’impression, je l’espère,  que l’histoire a lieu maintenant, aujourd’hui, là où il se trouve. Je dois dire que ça ne fonctionne pas pour tous les lecteurs. Certains estiment que, parce que la mort de Thomas, par exemple, se déroule partout et n’importe quand dans le Vellum, ça ne leur fait plus d’effet ; il s’échappe toujours, il est toujours en train de renaître, si bien qu’ils ne peuvent  plus éprouver d’empathie pour le personnage. Qui se soucie d’un personnage tué et ressuscité pour la dixième fois ? Mais les lecteurs pour qui ça fonctionne, je crois, lisent les choses différemment. Pour eux, cette technique rend la mort profondément personnelle. Peut-être comprennent-ils que la mort de cet être cher est la mort de n’importe quel être cher, peut-être que cela les renvoie à un chagrin qui leur est propre, réel ou simplement imaginé. Quoi qu’il en soit la mort, pour eux, est une immédiateté.

Cela, bien entendu, « si ça fonctionne pour lecteur ».

L’autre aspect du processus qui modifie le sens du texte est celui qui donne tant de soucis aux traducteurs. Il y a des mots qui n’ont pas le même effet dans cette culture que dans leur culture d’origine, des noms et des lieux qui sont étrangers à des lecteurs contemporains. Donc, ce que je vais faire, dans certains cas, c’est introduire des jeux de mots et en faire des erreurs délibérées qui se glissent dans les textes anciens au fil du temps, lorsqu‘un mot qui n’a plus de sens est changé par un mot de sonorité proche qui lui donne un sens. Ce jeu permet de créer de nouvelles nuances de sens élégantes dans le texte ; dans « Encre », par exemple, j’utilise "Basilisk" au lieu de "Basileus" en référence à un roi tyrannique. Lorsque j’utilise les Eclogues de Virgile dans les deux livres, j’essaie de retravailler leurs noms, de sorte que Chromis et Mnasylus deviennent Chrome et Mainsail, par exemple, pour créer un lien intertextuel à la façon de Shakespeare dans sa manière de nommer les fées dans « Le songe d’un nuit d’été ». J’aime l’idée d’ajouter un brin de hasard par simple association acoustique, en créant de nouvelles significations à partir de similitudes hasardeuses. Bien sûr, cela provoque des maux de tête aux traducteurs et une rupture là où la traduction de l’anglais (par exemple pour Asile pour Mainsail) ne sonne en rien comme le grec que j’invente. J’ai une profonde sympathie pour les traducteurs comme Florence Dolisi qui doivent faire face à tous ces jeux de mots.

ActuSF :
Vous tracez des lignes de force dans l’histoire des spiritualités, en identifiant les personnages des mythes sumériens à ceux des récits chrétiens et juifs. Faut-il penser que ce sont toujours les mêmes grands personnages quasi archétypiques, que l’humanité aurait décrits dans ses récits fondateurs ?
Hal Duncan :
Je pense que cela est en grande partie de la spéculation, je ne suis pas sûr que l’on doive y croire, moi y compris, mais je pense que ces grands personnages ne sont pas seulement « quasi archétypiques », ce sont des archétypes. Il y a un modèle particulier sur lequel je suis en train de travailler, en fait, d’après Jung, mais avec un tribut au mythe égyptien qui veut que tout le monde possède sept âmes. Je pense qu’on peut voir théoriquement une structure à sept couches dans la psyché des personnages-clés de Vellum et Encre : le surmoi comme directeurs de conscience (Guy / Reynard), l’identité sauvage et libidineuse (Jack), l’Anima / Animus comme triple figure de déesse/dieu (Phreedom), le « enfant intérieur » du Moi (Thomas), l’ego qui doit traiter avec la société et la réalité (Seamus), l’ombre en tant que côté sombre (Joey), et le senex, le sage ermite ou le vieux soldat comme figure de l’âge et de l’expérience (Don).

L’hypothèse est que, si ces archétypes ne sont pas les métaphores innées de la pensée de Jung, ils sont au moins si ancrés dans notre culture que nous ne pouvons nous en passer du fait même de notre socialisation. Ce sont des métaphores aux résonances profondes qui nous donnent notre sens de l’identité, qui symbolisent des aspects de la personnalité humaine, sans doute universels et propres à nos récits fondateurs. Une partie de la fonction du mythe, je dirais, est de tracer des relations de pouvoir entre ces aspects de la psyché en les mettant en scène par le biais d’une danse, d’un psychodrame. L’idée de Joseph Campbell d’un monomythe héroïque est évidemment très pertinent ici, avec la conquête de l’Ombre, le mariage du héros (Identité ou Ego peut-être) et de la princesse (Anima), cela peut être immédiatement rapproché du modèle de Jung du processus d’individualisation.

Mais je crois qu’il y a bien plus que cela. D’autres histoires archétypiques - le vol du feu, la descente aux enfers - inscrivent ces personnages dans des projets différents avec des objectifs différents. Et si c’est le vainqueur qui écrit l’histoire ? Que faire si raconter de telle ou telle façon l’histoire de la mort et de la résurrection du Soi (Dumuzi, Tammuz, Adonis, Dionysos, Jésus) change l’issue du psychodrame, le faisant passer d’une célébration positive de la renaissance à une célébration pathologique du meurtre ? C’est de cette façon que j’ai lu le mythe de la crucifixion, tel qu’il a été revu par Paul à partir du massacre tragique d’un arriviste socialiste pacifiste, qui représente le Moi dans sa forme la plus empathique, jusqu’au glorieux sacrifice de sang à un jaloux et vindicatif Ego avide de pouvoir. Je ne crois pas au mythe comme miracle littéral, en partie parce que l’Agneau Jésus avec son corps de pain et son sang de vin ressemble beaucoup trop à l’enfant Dionysos, mais, d’un point de vue psychologique, si ce modèle de pensée sur la façon dont le mythe fonctionne est juste, la perversion de l’histoire par Paul est une abomination. Pire encore, c’en est une qui se perpétue simplement à travers le récit, comme un virus corrupteur de notre culture et de nous-mêmes.

Je ne sais pas jusqu’où je dirais que ce modèle, pour moi, va réellement au-delà d’un cadre de travail utile à la fiction, mais en termes de récits fondateurs, je vois certainement un lien dans l’histoire du vol de feu qui s’étend de Lucifer à Prométhée et qui pourrait bien théoriquement remonter aux chamans du paléolithique.

ActuSF : L’une des problématiques récurrentes du livre est la confrontation  de personnes isolées à des destins qui les écrasent. La liberté n’est-elle que la lutte pour échapper à des cercles, à la répétition des mêmes schémas ? Phreedom, Thomas Messenger, Seamus Finnan, Jack Carter incarnent-ils tous une liberté solitaire et vulnérable qui affronte les puissances supérieures, que celles-ci soient des puissances de l’ordre, ou au contraire des puissances du chaos ?
Hal Duncan : Oui, mais la liberté n’a pas grand chose à faire avec la prédestination, au sens littéral - les cycles de l’histoire, le destin, les plus grand pouvoirs, etc - parce que vraiment, je ne crois pas au destin du tout. Je suis plutôt existentialiste / nihiliste, donc je crois que nous sommes tous fondamentalement libre à ce niveau. Je suppose que cela se ressent probablement dans le livre, dans une certaine mesure, à travers l’idée que pour que ces personnages le destin est créé, comme un artifice qui leur est imposé, qui est gravé en eux. Le destin, alors, dans le livre, est plus une métaphore, une façon de parler de la façon dont nous nous rangeons à l’idée que nos vies sont des histoires, ce qui fait en fin de compte notre identité. Le livre traite de libertés plus concrètes, comme celles qu’on perd par le harcèlement des préjugés (la liberté de baiser qui vous voulez, la liberté de suivre un autre dieu ou aucun) ou quand le pouvoir est insensible, aveugle ou injuste (et nous traîne dans des guerres inutiles, utilise l’internement pour réprimer la dissidence, recourt à la violence pour enchaîner l’esprit humain - en 1917, 2017 ou 2008), mais tout cela renvoie, pour l’essentiel, à la liberté d’être qui vous voulez, de ne pas être le « sujet » d’un autre.

Cela se résume, je crois, à une position existentialiste qui renverse les valeurs de nausée et d’angoisse que Sartre attribue à l’absence de sens. Selon lui, ce manque de vérité essentielle est un vide auquel nous réagissons avec horreur ; pour moi, c’est une ardoise vierge, une tabula rasa, sur laquelle nous pouvons créer à peu près tout ce que nous voulons. L’horreur vient, pour ma part, de l’idée que si nous essayons tous d’écrire notre propre vie sur cette ardoise vierge, de forger notre propre « destin », nous sommes obligés de résoudre les conflits entre les histoires des uns et des autres, de trouver un consensus. L’horreur, c’est que cela nous contraint souvent d‘accepter les rôles que d’autres ont conçus pour nous, que cela contraint les autres à accepter les rôles que nous nous fixons nous-mêmes, dans un jeu complexe d’auto-désillusions essentialistes, de mauvaise foi. J’y vois l’origine de la plupart de nos problèmes pratiques. Le sexisme, le racisme, l’homophobie, la persécution religieuse, l’oppression sociale - la plupart d’entre eux puisent leur racine, je dirais, dans un processus psychologique d’assujettissement et d’abjection, d’identification des personnes par certains traits et de leur réduction à ces traits - le sexe, la couleur de la peau, la sexualité – en les forçant à se conduire en conséquence et en les rendant « autres ».

Pour Phreedom, Thomas, Seamus et Jack, c’est ce dont ils se trouvent prisonniers. Tandis qu’ils tentent d’échapper au véritable embrigadement,que Metatron leur impose, ils sont également pris au piège des rôles archétypaux qu’ils se sont peut-être bien, partiellement ou totalement, choisis : la vierge / pute, le gay-victime, le rebelle déchu, le bon soldat.

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