ActuSF : Votre écriture essaie de concilier l’art du fragment et néanmoins la fluidité. Comment avez-vous tenté de concilier ces deux aspects de l’écriture, qui sont opposés, mais appartiennent en même temps au projet d’ensemble de Vélum ?
Hal Duncan : Ce que j’ai essayé de faire, c’est créer une structure formelle vraiment bien définie qui maintienne ensemble les fragments à un niveau abstrait et fluidifie le récit de sorte que les passages d’une réalité à l’autre ne soient pas tout à fait arbitraires, mais structurés. Ainsi, dans « Vellum » et Encre, vous avez deux livres de deux volumes chacun, chacun avec un prologue d’ouverture, de clôture, un épilogue et un chapitre "eclogue"comme un entracte entre les volumes. Chaque volume comporte sept chapitres, chaque chapitre (ou prologue, épilogue ou eclogue) a douze "Cantos" et chaque "Canto" a quatre « versets ». Au niveau de chaque volume, l’histoire est essentiellement linéaire. Il suit un cycle thématique des saisons et des heures et les jours : l’été/jour ; automne/tombée de la nuit ; hiver/nuit, le printemps/l’aube. Mais la structure narrative s’organise également dans un mouvement de désintégration (dans Vellum) et dans un mouvement de restauration (dans Encre) vis-à-vis de la perte des « bitmites ». Ainsi, pour le lecteur, cette composition large devient le cadre de base.
Dans chaque volume, dans Vellum au moins, les chapitres se concentrent généralement sur l’un des deux personnages : donc vous aurez un chapitre sur Phreedom ou un chapitre sur Thomas dans le premier volume, un chapitre sur Seamus ou un chapitre sur Jack dans le deuxième. Et ce que j’ai essayé de faire, c’est de créer une régularité dans le schéma général, pas seulement en alternant les points de vue, mais une régularité symétrique, formelle. Chaque changement de point de vue signifie un changement dans la voix, un changement de style et de ton, et dans une certaine mesure, ce que je suis en train de faire, c’est donner un sens plus abstrait à l’histoire. La naration est une trame de tensions et de relâchements, donc ce que je vais faire - le deuxième volume de Vellum est un bon exemple ici – c’est rompre la tension montante dans un chapitre sur Seamus, disons, jusqu’au relâchement dans un chapitre sur Jack Flash. En termes d’intrigue, ça peut sembler chaotique mais il y a un ordre abstrait qui fait que ça se passe bien ; je pense que si vous faites juste ... un pas en arrière devant la toile, pour ainsi dire, vous défocalisez votre vision et laissez la forme plus large constituée par ce collage de scènes prendre forme dans un schéma dynamique.
Cette approche s’applique aussi aux niveaux inférieurs, de sorte que si les sous-chapitres intitulés - les "Cantos" - dans un chapitre modifent le flux temporel ou le point de vue, ils respectent le schéma initial. Ainsi, dans un chapitre sur Jack Flash vous pouvez avoir des perspectives différentes - Jack déchaîné, l’interrogatoire après son arrestation de son propre point de vue, puis du point de vue de l’intervieweur - mais j’essaye toujours de créer un sentiment d’équilibre dans le passage d’un point de vue à l’autre. Lorsque vous descendez au niveau des "versets", le premier chapitre du récit de Phreedom est probablement un bon exemple du niveau de complexité que j’affectionne. Il commence en alternant un " canto sur Inanna " avec un " canto sur Phreedom ", puis les deux fils commencent à se tisser l’un l’autre, de sorte que vous obtenez une alternance des versets entre Phreedom et Inanna dans chaque canto ; finalement ils commencent à fusionner, avec le texte du poème sumérien pleinement intégré dans le récit de 2017 de Phreedom dans le salon de tatouage – c’est là où, si le lecteur vous a suivi jusque là, l’ensemble devient de moins en moins fragmenté et plus fluide, où les points de vue discordants se fondent en un seul récit.
En fin de compte, bien que « Vellum » puisse sembler tout à fait désordonné, mon approche est généralement assez formelle, au moins sur un plan abstrait. Il y a seulement quelques endroits ici et là où je laisse la forme du livre devenir plus libre - dans certaines parties de la narration de Thomas, par exemple, où le thème de la fuite à travers les métamorphoses appelait à quelque chose de plus protéiforme.
ActuSF : Le public français ne connaît pas encore Encre. Pouvez-vous nous en dire un peu sur ce deuxième volet du diptyque "Le livre de toutes les heures" ? Résolvez-vous les énigmes posées dans Vellum, ou s’agit-il de maintenir l’impression de flottement du sens et d’indétermination qui fait le charme du premier opus ?
Hal Duncan : De ce que j’ai dit ci-dessus vous pouvez déjà avoir une certaine idée de l’endroit où Encre veut en venir. Thématiquement, si Vellum nous donne l’été et l’automne, le jour et la tombée de la nuit, la descente progressive dans l’obscurité et le désordre, Encre nous donne le voyage à travers les extrêmes de l’hiver et de nuit, vers le printemps et l’aube. Dans Vellum, les choses tombent en morceaux ; Encre est l’histoire de personnes essayant de les remettre ensemble ; seulement pour cela, ils doivent passer par les heures les plus sombres, les profondeurs du chaos. Ainsi, le premier volume d’ Encre est à peu près aussi sauvage car on y parle de nuit et de feu, toutes les Saturnales et les « Walpurgisnacht ». C’est le volume le plus complexe en nombre de fils narratifs utilisés, et il s’agit d’une revisite des Bacchantes par Euripide comme une pièce d’Harlequin jouée par
Pourtant, le fait qu’il se tournevers le printemps, vers l’aube, devrait donner aux lecteurs un indice qu’il y a de la lumière au bout du tunnel. Il devrait certainement y avoir un sentiment de résolution, de clôture, les récits des différents personnages sont pris en charge et amenés à leur point final. Je ne peux pas dire pour autant que les lecteurs jugeront toutes les énigmes résolues, comme si tous les fils avait été attachés soigneusement, tous les scénarios dénoués. D’une part, une certaine incohérence est inhérente aux livres, et si le lecteur s’attend à ce que tous les accrocs et déchirures soient raccommodés, que chaque discontinuité soit en soi un problème de logique à résoudre, il passe à coté du fait que ces facettes variantes constituent, en elles-mêmes, le point central de l’histoire. L’histoire est autant dans la discontinuité qu’ailleurs, dans la juxtaposition de réalités qui s’entrechoquent.
ActuSF : Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Quels sont vos projets ?
Hal Duncan :En ce moment je suis en train de travailler sur le troisième roman, une revisite de Gilgamesh qui sera plus linéaire que Vellum et Encre, mais aussi multi-intrigues. L’histoire elle-même est un conte intemporel du lien entre un homme, Gilgamesh, et son ami poilu, Enkidu. Et le récit est assez simple. Un garcon rencontre un garcon velu. Le garçon tombe amoureux du garçon velu. Il leur arrive des aventures. La tragédie frappe. Le garçon part à la recherche du secret de la vie. Et ... bien ... si vous connaissez l’histoire, vous savez comment cela se termine, si vous ne la connaissez pas, je ne vais pas tout gâcher pour vous. Ainsi, l’épine dorsale de l’ouvrage sera le texte original, la source . Comme je l’ai fait avec la Descente d’Inanna aux Enfers ou le rêve de Dumuzi, j’ai travaillé avec le plus grand nombre de traductions sur lesquelles j’ai pu mettre la main, jusqu’à ma propre adaptation en poésie-prose. Il existe plusieurs traductions de Gilgamesh disponibles et concilier ces variations conflictuelles relève d’un vrai défi à certains égards,. Mais d’un défi dans le bon sens du terme.
Quoi qu’il en soit, au coeur de l’histoire il y a l’idée, selon moi, que ce qui fait de nous des êtres humains c’est la conscience de notre propre mortalité. Gilgamesh et Enkidu représentent l’homme civilisé et l’homme de la nature, notre culture et notre nature animale, le corps et l’esprit, et ainsi de suite, il y a donc des parallèles que je voudrais faire avec la philosophie des écrivains des Lumières comme Rousseau, la notion du bon sauvage contre le "civilisateur" constructeur-ville, en transposant l’action dans la Colombie Britannique des années 1800, ce qui transforme les relations Gilgamesh-Enkidu en celles d’un colon et d’un indien des États-Unis qui a vécu comme un sauvage.
Ces deux fils narratifs seront entrecroisés et liés par un troisième, posé dans un avenir qui pourrait bien être considéré comme un pli de la Vellum après la fin d’Encre, un monde post-singularité où quelque chose de très semblable à la « Evenfall » s’est passé, avec la nanotechnologie omniprésente, mais où les choses se reconstruisent peu à peu. Ici, je veux voir le personnage de Gilgamesh comme une sorte d’universitaire, d’une certaine façon, une parodie du conférencier que vous trouvez dans les fictions, avec Enkidu le personnage de l’élève et de l’amant également impliqué dans une sous-culture post-humaine de personnes qui sont velues comme elles pourraient l’être à l’âge de la bio-ingénierie des vêtements de fourrure. L’aspect fourrure tend à soulever les sourcils quand je le mentionne, mais je crois qu’il y a vraiment des idées contre lesquelles il faut lutter. Je crois qu’il y a un parallèle intéressant entre la façon dont les gens utilisent un animal comme métaphore de leur propre identité dans cette sous-culture poilue et la façon dont ils le feraient dans une religion du totem. Et tout cela traite de la question de l’humanité et de sa différence avec l’animal.
Après ça ? Eh bien, j’ai, dans mes cartons, au moins cinq idées de roman qui toutes réclament d’être écrites, d’autres choses que je veux faire dans le même mythe, ou avec certains des personnages récurrents. Mais que je ferai en temps voulu.