Actusf : Vous avez écrit des dizaines de short fiction. Qu'est-ce qui vous plait dans ce genre d'histoires courtes ?
Bruce Holland Rogers : J’aime beaucoup la grande efficacité des nouvelles très courtes, la manière dont il faut s’efforcer de susciter chez le lecteur, avec moins de mots, autant d’impact qu’avec un texte plus long. Je suppose que cette forme me plaît aussi parce qu’elle est particulièrement exigeante. Un auteur de nouvelles classiques ne peut rien s’autoriser de superflu, nécessité qui s’accroît avec les « short short stories ».
Mon ami Robert Hill Long, le poète américain, affirme que le poème en prose et la nouvelle très courte sont des formes subversives ; qu’elles ont pour mission d’ébranler les formes littéraires traditionnelles. Je ne suis pas entièrement d’accord – la nouvelle très courte remonte à Ésope – mais je crois qu’il a mis le doigt sur un attrait de ces formes. Elle se fixent souvent pour objectif de renverser les attentes. Quand je lis un recueil de récits courts de ce genre, je suis surpris plus souvent qu’avec un recueil de poèmes ou de nouvelles. La nouvelle très courte autorise beaucoup d’expérimentation technique et, comme l’expérimentation est toujours brève, elle n’éprouve pas la patience du lecteur jusqu’au point de rupture. Les petites surprises : j’aime les petites surprises que l’auteur est encouragé à inventer dans cette forme.
Actusf : Comment sont-elles vues aux Etats Unis ? Apparemment, c'est difficile de les placer dans les revues ?
Bruce Holland Rogers : La situation est mixte. Quelques magazines n’ont que faire des fictions très courtes. Mais la short short story, ou « fiction éclair » (flash fiction) rencontre un grand succès chez certains lecteurs et, depuis longtemps, des revues marquent leur enthousiasme.
Mais le plus grand engouement semble venir des éditeurs en ligne. Les publications web de tous horizons ont découvert que les lecteurs souhaitaient lire des nouvelles ou des articles sans avoir à faire défiler la page. Des revues Internet comme The Smokelong Quarterly ou The Vestal Review sont entièrement consacrées aux short short stories.
Ensuite, un certain nombre de revues professionnelles sont prêtes à publier des textes de mille à mille cinq cents mots s’ils ont un coup de cœur. Bref, en définitive, j’affirmerais que le marché de la short short est aussi porteur que celui de la nouvelle. C’est-à-dire qu’il n’est pas très bon pour un auteur qui espère faire de l’argent, mais plutôt correct pour celui qui cherche surtout à toucher un vaste public.
Actusf : Comment vous est venue l'idée de les proposer sur le net ? Pourquoi ne pas avoir essayé de faire un recueil plus "classique" ?
Bruce Holland Rogers : Ma foi, je ne propose pas vraiment les nouvelles sur Internet, elles sont envoyées par courrier électronique. La différence est importante. Mes nouvelles partent vers les lecteurs plutôt que d’attendre qu’on les trouve sur un site, et l’accès est limité aux abonnés du service plutôt qu’ouvert à tous ceux qui ont une connexion Internet.
Et ceci ne remplace pas des publications dans des revues et dans des livres. J’ai toujours publié de façon traditionnelle. Il s’agit simplement d’un canal supplémentaire qui présente plusieurs avantages clé. Par exemple, j’emmène mes lecteurs avec moi quel que soit le genre dans lequel je travaille. Je tends surtout à écrire de la fiction généraliste et un peu de fantasy, mais je passe aussi parfois dans le policier, la science-fiction ou d’autres domaines. La plupart des écrivains qui passent de genre en genre doivent construire un public séparé pour chaque type d’histoire, mais je souhaite un lectorat qui me suive d’un voisinage littéraire à l’autre, d’un texte à l’autre. Je l’ai grâce aux abonnements.
Cependant, le plus grand avantage, c’est l’immédiateté du service, les dates-butoir. Un auteur attend souvent des mois, voire des années avant de la publication d’une nouvelle ou d’un livre. Grâce aux abonnements, j’ai immédiatement des lecteurs pour mes textes. C’est gratifiant. Et, pour être honnête, sans dates-limite, j’ai tendance à traînasser. Trois fois par mois, il faut non seulement que je finisse un texte, mais qu’il soit assez bon pour que ma femme accepte que je l’envoie. Holly Arrow est ma responsable qualité. Rien ne part, que ce soit aux abonnés ou aux revues, sans son approbation. Ainsi, la pression des dates me force à travailler, et l’obligation de satisfaire un public bien réel et un éditeur maison exigeant me poussent à la meilleure qualité possible.
Encore une chose qui m’oblige à m’assurer que chaque texte soit aussi bon que possible : j’ajoute sans cesse de nouveaux abonnés à ma liste. Je veux que le premier texte qu’ils reçoivent soit très bon. Je détesterais qu’un nouvel abonné commence sur une déception.
Actusf : L'accueil des lecteurs semble bon avec plus de 700 abonnés dans tous les pays du monde. Mais cela pourrait sans doute être mieux. Qu'est-ce qui freine selon vous les lecteurs ?
Bruce Holland Rogers : Il y a trois facteurs limitants au moins. Le premier : la plupart des nouveaux abonnés m’ont entendu lire mes textes en public, ou bien sont des amis d’abonnés. Il y a ceux qui lisent une critique d’un de mes livres ou découvrent mon site web par hasard et s’abonnent, mais ils sont rares. Pendant les lectures, je fais passer des fiches d’inscription : ceux qui viennent d’entendre mes nouvelles ont en général envie de s’abonner pour un an. Et les lecteurs du service ont souvent envie de partager leur enthousiasme en offrant des souscriptions autour d’eux. Quand je freine mes apparitions dans les festivals littéraires, la liste des abonnés reste stable, avec juste assez de nouveaux membres pour que leur nombre reste identique. Mais, sans mes efforts, elle ne se développe pas.
Ceci suggère qu’un premier contact avec moi, l’auteur, constitue un facteur clé influençant la décision de s’abonner. Je pense qu’en plus d’apprécier les textes, certains lecteurs aiment penser qu’ils m’aident à continuer à écrire. Alors ils s’abonnent à la fois pour le plaisir des textes et pour avoir le sentiment de tenir le rôle d’un mécène. (Et à quelle autre occasion peut-on faire du mécénat pour un prix aussi modique ?)
En conséquence, le fait que mes contacts personnels soient forcément limités constitue une première restriction. Le deuxième, c’est que l’idée de payer pour recevoir des textes d’un auteur est un concept nouveau, et les gens résistent à la nouveauté. Le troisième est le média. Parfois, certains lecteurs ne renouvellement pas leur abonnement en m’expliquant qu’ils ne sont pas déçus par les histoires, mais que l’envoi par e-mail les gêne. Beaucoup d’entre nous ressentent que nous recevons déjà trop de courrier électronique et qu’un message supplémentaire, même plaisant, représente une tâche de plus dans une journée déjà chargée. (Bien sûr, certains me disent qu’ils apprécient justement cet aspect des choses : dans une boîte aux lettres bourrée de travail, une nouvelle représente un répit agréable. Un message-pause-café, si vous voulez.)
Actusf : Le système marche depuis 4 ans maintenant. Quel bilan tirez-vous ?
Bruce Holland Rogers : Il marche à présent depuis cinq ans. Je suis heureux du tour qu’a pris shortshortshort.com. J’ai écrit énormément de bons textes que je n’aurais pas rédigés autrement. Pour ce qui est de la publicité, le site me fait sortir du lot : je suis le seul à faire ça ! Je m’amuse et je ressens bien plus fortement la présence du « public » que la plupart des auteurs. C’est comme si sept cents personnes attendaient dans la rue que je sorte avec les exemplaires de mon dernier texte. Pour un écrivain, c’est très gratifiant. Et bien des lecteurs trouvent apparemment gratifiant de pouvoir me dire qu’ils ont aimé, ou non, un texte.
Actusf : Est-ce pour vous une nouvelle voie dans l'écriture par rapport à l'édition "traditionnelle" ? Ou juste une expérience ?
Bruce Holland Rogers : Je vois cela comme un complément à l’édition traditionnelle. Cependant, bien entendu, si j’avais cinq fois plus d’abonnés et que je puisse vivre de la rédaction de ces short short stories, alors oui, il faudrait considérer que ce service représente effectivement une nouvelle voie. Mais le problème, c’est que l’édition traditionnelle présente un filtre aux lecteurs en les aidant à identifier quels auteurs sont dignes de leur argent et de leur temps. Sans mes succès de publication précédents, des nouvelles placées dans des revues et des anthologies, je doute que beaucoup de lecteurs se seraient intéressés au fait de s’abonner à mes textes par e-mail.
Actusf : Quel regard portent vos collègues écrivains américains sur cette idée ? Cela suscite-t-il des envies ?
Bruce Holland Rogers : La plupart des auteurs semblent trouver l’idée intelligente. Quelques-uns sont surpris que cela ait si bien marché. Pour ce qui est de l’envie… Les écrivains tendent souvent à une certaine envie puisque l’attention du public est une denrée limitée, et il semble que le voisin publie toujours mieux que vous, qu’il a remporté plus de prix, qu’il est plus jeune ou qu’il a de meilleures dents. Mais je n’ai rencontré qu’un seul auteur vraiment jaloux, une poétesse qui semblait furieuse que je rencontre un tel succès. « Pourquoi paierais-je pour vous lire quand il y a tant de nouvelles gratuites sur Internet ? » Apparemment, elle pensait que j’aurais dû comprendre dès le début que mon idée était folle et que j’aurais dû abandonner.
Mais en réalité, elle posait une excellente question. Pourquoi les lecteurs paient-ils pour lire mes récits quand il y en a tant de disponibles gratuitement ? Une réponse, à mon avis, serait de dire que mes textes satisfont les lecteurs d’une certaine façon et de manière assez fiable pour qu’ils attendent avec plaisir le suivant. Mais je pense aussi que les abonnés en viennent à me considérer comme leur auteur. Je peux continuer à écrire grâce à l’attention qu’ils consacrent à mon travail.
Actusf : Pourquoi ne pas proposer des nouvelles plus longues sur le même système ?
Bruce Holland Rogers : Je suis actuellement au milieu d’un roman, Steam, que j’envoie à des abonnés un chapitre à la fois. C’est donc l’exemple d’un récit bien plus long proposé selon ce service !
Toutefois, de manière générale, je pense que le courrier électronique est mieux adapté aux textes courts. Mes abonnés m’expliquent qu’au moment de recevoir une nouvelle à la limite supérieure de longueur pour le service (deux mille mots), ils ont tendance à la mettre de côté dans un dossier pour y revenir plus tard. Ce que, typiquement, ils ne font jamais.
Actusf : Cela vous permet-il plus de contacts avec les lecteurs ? Sont-ils plus prompts à vous donner leur avis ?
Bruce Holland Rogers : C’est un des avantages inattendus de ces abonnements. Puisque les lecteurs sont déjà dans un programme de courrier au moment de lire la dernière ligne d’une nouvelle, cela ne leur coûte rien de cliquer sur le bouton « Répondre » pour dire : « C’est ma préférée jusqu’ici ! » ou bien « Qu’est-ce que vous fumiez quand vous avez écrit ça ? » Quand un texte a touché une corde sensible chez les lecteurs, je reçois des douzaines de messages enthousiastes.
Les textes faisant apparaître le personnage de Donat Bobet, par exemple, génèrent instantanément de nombreuses lettres de fans. C’est seulement grâce à ces lettres que je mesure combien Bobet est populaire chez des lecteurs très différents. En conséquence, je prépare un roman sur Bobet après Steam.
Actusf : Dernière question, quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Bruce Holland Rogers : Steam, les nouvelles, et les cours d’écriture niveau MFA que je donne en ligne me prennent le gros de mon temps. Je travaillais sur un livre traitant de la rédaction de short shorts et j’espère y revenir. Et je raconte de temps à autre sur mon blog mes expériences d’Américain vivant à Londres. J’aimerais y consacrer plus de temps et terminer aussi par en faire un livre.
Je voudrais également me consacrer davantage à la promotion des traductions de shortshortshort.com. Il existe actuellement des versions du service envoyant mes nouvelles en français, bulgare et allemand, et les abonnements devraient commencer l’année prochaine en espagnol, portugais et tchèque. J’adorerais voir ces versions traduites contribuer à fédérer un public multilingue pour ces textes. J’aimerais voir les lecteurs de ces langues soutenir les traducteurs s’occupant de mes nouvelles. Ces lecteurs ont non seulement l’occasion de m’aider à continuer à écrire, mais aussi d’aider les traducteurs à continuer à faire leur travail !
La chronique de 16h16 !