Actusf : 2006/2007 est une année plutôt riche pour vous. Il y a pas mal de projets en cours. On va les passer un peu en revue. Evoquons tout d'abord Pandémonium. Comment le projet est-il né?
Christophe Bec : Tout à fait par hasard en fait, en surfant sur Internet je suis tombé sur une photo du Waverly Hills Sanatorium. L’architecture du bâtiment m’a tout de suite troublé et en creusant un peu l’Histoire du lieu j’ai découvert un cadre tout a fait fascinant pour un récit Fantastique. J’ai tout de suite vu qu’il y avait -là un potentiel énorme et toutes les thématiques que j’affectionne : la maladie, la mort, l’enfermement, la déchéance physique et mentale, l’Homme poussé dans des retranchements les plus extrêmes, etc.
Actusf : Avez-vous été sur les lieux de Waverly Hills Sanatorium ? J'imagine que cela a nécessité beaucoup de documentation ?
Christophe Bec : Non, pas encore, je n’ai pas eu l’occasion de me rendre sur place, j’aimerais bien par contre, dès que j’en aurai l’occasion... D’ailleurs le bâtiment est en train d’être restauré comme à l’époque, aujourd’hui ce n’est vraiment plus qu’une ruine qui a la réputation d’être hantée. Ca a effectivement été un gros travail de documentation, j’ai réuni des centaines de pages que j’ai fait traduire et j’ai un peu correspondu par mail avec des malades qui y avaient été soignés. En fait il m’a fallu deux mois pour digérer toute cette documentation et pouvoir commencer l’écriture de Pandémonium. Et évidemment, vu les difficultés actuelles que traversent les Humanos, j’espère que la série pourra aller jusqu’à son terme, trois albums sont prévus et d’ores et déjà écrits. C’est une des séries qui me tient le plus à cœur, peut-être même la plus importante à mes yeux... Ce serait dramatique pour moi s’il elle ne se finissait pas.
Actusf : Quel souvenir en garde justement ces malades ? Ca devait être assez épouvantable un énorme hôpital comme ça où apparemment on mourrait beaucoup... Le tableau est si noir que ça ?
Christophe Bec : Les dizaines de milliers de morts sont bien réels, la tuberculose était une maladie dévastatrice que l’on appelait la Mort Blanche, donc oui, le tableau était noir, c’est le moins que l’on puisse dire... Quant à la question du souvenir qu’aurait gardé les malades, je n’ai pas correspondu avec assez de monde pour établir une règle générale. Ce que je peux dire, c’est que le coup du papier journal enroulé autour des poignées des portes pour ne pas être contaminé m’a été raconté par un des malades, il avait gardé ce souvenir-là.
Actusf : L'épisode de l'infirmière qui se suicide et dont le corps est exposée dans le hall est-il vrai ?
Christophe Bec : Difficile de savoir… Il y a bien eu un suicide. Concernant le corps exposé à la vue de tous, cela appartient peut-être à la légende du sanatorium.
Actusf : Parlez-nous juste de la fameuse chambre 502...
Christophe Bec : Il n’y a pas grand chose à dire en réalité… Une infirmière s’y serait pendue, une autre s’y serait défenestrée et cette pièce est aujourd’hui supposée une des plus hantée du sanatorium. Là aussi, je pense que l’on est dans la légende.
Actusf : Combien voudriez-vous faire d'albums sur la série ?
Christophe Bec : Je l’ai déjà mentionné plus haut, il devrait y en avoir trois… et vous remarquerez que je garde le conditionnel. J’aime bien les trilogies, si vous regardez, la plupart de mes séries sont des trilogies : Zéro Absolu, Carême, Sanctuaire, Pandémonium, Le Temps des Loups… Trois albums, trois actes !
Actusf : Qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce lieu et sa légende ?
Christophe Bec : Tout. L’univers des hôpitaux est à la fois effrayant et fascinant. Ici, ce qui m’a intéressé c’est le phénomène que l’on pourrait rapprocher des Camps de la Mort. Tout le monde connaissait l’existence de ce lieu, mais personne ne voulait voir ce qu’il s’y passait réellement, et il y a eu un véritable génocide, plus de 63 000 morts. A certaines époques c’étaient 80 personnes qui y mourraient par jour. Le sanatorium était caché dans les bois et on y laissait mourir les malades dans l’indifférence générale, du public comme des autorités, les traitements n’étaient pas adaptés, c’était un petit monde qui fonctionnait en vase-clos, avec ses propres lois et ses nombreuses dérives. Tout cela est effrayant mais parfaitement réel. En fait on pourrait raconter 10 000 histoires sur ce lieu tant tout cela est un reflet parfaitement déformant de notre société. Quelle place y ont les malades et les morts ?
Actusf : Pour avoir été consulter quelques sites Internet, c'est vrai que ça fait froid dans le dos. Les témoignages d'"expériences paranormales" se sont multipliées. Ca doit être fascinant pour un scénariste de voir comment un tel lieu peut donner naissance à toute sorte d'histoire de ce type non ? Ou au contraire était-ce un piège à éviter pour vous ?
Christophe Bec : Oui, il y a deux aspects qui m’ont intéressé : d’une part l’histoire propre au lieu et d’autre part les légendes tout autour du lieu. L’idée a été de garder les choses les plus intéressantes et ne pas tomber dans une sorte de folklore horrifique grand-guignolesque.
Actusf : Comment avez-vous rencontré Stefano Raffaele ?
Christophe Bec : En fait je connaissais son travail sur la série Fragile aux Humanos que j’avais beaucoup appréciée, quand mon directeur de collection m’a dit qu’il y avait une possibilité de travailler avec lui, j’ai dit oui tout de suite. J’aime bien son dessin, classique mais avec en même temps quelque chose d’un peu dérangeant, dans le bon sens du terme, d’un peu vicieux, glauque. Même si je sais qu’il ne veut pas qu’on le catalogue essentiellement là-dedans, c’est un dessinateur idéal pour le Fantastique. Un dessin réaliste mais très expressif... Regardez les expressions de ses personnages, de Cora et de Doris...
Actusf : C'est vrai que c'est particulièrement marquant. Il a travaillé ses visages et les expressions sont saisissantes. Avez-vous discuté avec lui ? L'avez-vous orienté ? Comment avez-vous travaillé avec lui ?
Christophe Bec : Avec Stefano le travail est très facile, je lui fais un découpage précis qu’il respecte parfaitement, et il le fait naturellement, il n’y a rien de contraint. Je pense que l’on a une culturelle proche et c’est quelqu’un d’une grande intelligence, il comprend vite ce que je lui demande, je n’ai quasiment jamais de corrections à lui demander. Et il a énormément amené par son dessin à ce récit. Par exemple, le fait qu’il n’y ait pas d’effets esthétisants faciles et gratuits renforce la côté terrifiant de l’histoire. Tout y paraît implacable, sans issue aucune. Stefano est un grand dessinateur, malheureusement pas encore reconnu à sa juste valeur en France, j’espère que cet album aidera en cela un petit peu…
Actusf : Autre projet qui commence, Le temps des Loups. Un projet sur lequel vous assumez dessin et scénario. Même question, comment est née l'idée du projet ?
Christophe Bec : Oui, alors idem, cela dépendra de la santé future des Humanos. Il faut savoir que j’ai confié le dessin à un autre dessinateur, mais ce tome 2 est à peine entamé.
Actusf : Heu, est-ce qu'on peut se laisser aller à une indiscrétion ? Qui est ce dessinateur ? Et est-ce qu'on trouvera une continuité entre vos dessins et les siens ?
Christophe Bec : Evidemment, il y a une certaine continuité, une filiation, le dessinateur se nomme Luca Raimondo et il n’a pas encore été publié en France.
Actusf : Le projet en tout cas a l'air passionnant. Qu'est-ce qui vous séduisait dans le fait qu'une partie de l'humanité ait disparue ? Est-ce parce que cela permettait de revenir à des structures de "villages" plus renfermés sur eux-mêmes ?
Christophe Bec : Oui, c’est exactement ça. Plus précisément, ce qui m’intéressait, c’est de montrer une humanité revenue aux instincts primitifs. C’est esquissé dans le tome 1, mais ce sera beaucoup plus appuyé dans les deux tomes suivants.
Actusf : Pour l'heure, le premier tome met bien en place les choses. Est-ce qu'on peut en dévoiler un peu plus sur le prochain album ? Allons nous rester à Damonte ?
Christophe Bec : Les trois tomes se situeront essentiellement à Damonte. Ce que je peux dire du tome 2 c’est que l’on en apprendra beaucoup plus sur le personnage central : Beauterne. On verra qu’il n’est pas tout à fait humain.
Actusf : Comment choisissez-vous les séries sur laquelle vous faites le scénario ou le dessin, ou les deux?
Christophe Bec : C’est rarement prémédité, j’ai pour l’instant complètement arrêté le dessin, donc la question ne se pose plus vraiment en ces termes. Pour Le Temps des Loups, le fait que j’ai réalisé le scénario, le dessin et la couleur ont été la conséquence d’une suite de hasards en fait... D’ailleurs, à un moment j’avais même décidé de ne pas faire cet album. Et puis, comme je travaillais sur Bunker qui était un gros travail, Le Temps des Loups a été une sorte de récréation et de fil en aiguille, je l’ai réalisé seul, entièrement.
Actusf : Parlons de Carême, là encore, comment est né le projet ?
Christophe Bec : Carême était un scénario que j’avais depuis longtemps en tête. Après le succès de Sanctuaire j’ai eu pas mal d’ouvertures et notamment côté scénario. Comme j’avais cette envie depuis très longtemps, j’ai franchi le cap à ce moment-là.
Actusf : L'ambiance est assez poétique et douce. L'histoire est en cause :-) Avez-vous choisit le dessinateur et son style pour ça ?
Christophe Bec : Oui, effectivement, lorsque l’on m’a proposé de travailler avec Paolo Mottura, là non plus je n’ai pas hésité longtemps. J’ai vu aussitôt qu’il amènerait une vision très personnelle à cette histoire, et cela le nécessitait.
Actusf : Comment a été accueillis cette album par les lecteurs ? L'ambiance est en effet assez particulière et douce. Enfin peu courante...
Christophe Bec : La série a été très bien accueillie par les lecteurs et la critique, beaucoup de gens ont été sincèrement touchés par cette histoire, on a également obtenu le Prix Uderzo, ce qui n’est pas rien... Mais les ventes sont restées faibles, le marché est difficile en ce moment et si l’on n’arrive pas avec un gros blockbuster c’est compliqué de faire son trou. C’est regrettable, mais c’est comme ça. On n’a pas non plus bénéficié d’un lectorat qui se penche plus sur le BD dite « auteur » - que je déteste ce mot-là ! - car on était aux Humanos et j’étais l’auteur de Sanctuaire. Des choses bien moins pertinentes que Carême bénéficient d’un plus fort engouement snobinard... Mais c’est comme ça, c’est la loi du milieu.
Actusf : Petit commentaire : et c'est bien dommage parce que Carême est vraiment une belle série. Perso, j'aurai même aimé plus d'albums dans la série...
Christophe Bec : Oui, j’en avais envie aussi, j’aurais bien aimé suivre Martinien dans l’après « Carême », mais les ventes n’ont pas été suffisantes pour envisager cela. On est donc reparti avec Paolo Mottura sur un nouveau projet intitulé Deus et co-écrit avec Stéphane Betbeder, mon compère sur Bunker, et l’album, le premier d’une trilogie, devrait sortir aux Humanos en fin d’année. L’intrigue se situe à Venise en pleine épidémie de peste.
Actusf : Parlons des Etats Unis avec l'adaptation en comics de Sanctuaire. Comment s'est fait le projet ?
Christophe Bec : A l’époque les Humanos avaient démarré un partenariat avec DC Comic, Sanctuaire a été une des premières séries a être traduite sous cette forme. Aujourd’hui cela est complètement tombé à l’eau.
Actusf : Sanctum a commencé à être édité. Quel est l'accueil et êtes vous satisfait de cette version ?
Christophe Bec : Moi je suis assez satisfait de ce bouquin, c’est toujours marrant de voir ses planches dans un format Comics, quant aux retours, je n’en ai malheureusement eu aucun, mais j’imagine que ça n’a pas été un énorme succès, sinon j’en aurai malgré tout un peu entendu parler...
Actusf : Comment vous la trouvez ? Ca ne fait pas bizarre de voir sa BD adapté dans une autre version?
Christophe Bec : Oui, comme je le disais, cela est amusant, mais ça ne va pas au-delà, je n’ai jamais été un lecteur de Comics et percer aux Etats-Unis n’est pas du tout un objectif pour moi.
Actusf : Où en est l'idée d'une adaptation au cinéma ?
Christophe Bec : Nulle part. Raw Progressive Films avait pris une option, aujourd’hui arrivée à terme je crois, le projet avait été en développement pendant plusieurs mois, un script écrit, mais tout à été arrêté du jour au lendemain à cause du film The Cave ; visiblement il y avait pas mal de ressemblance avec le script qui avait été fait. J’ai pu m’apercevoir que ce film ne ressemblait pas qu’au script mais aussi beaucoup à la BD, j’ai retrouvé une cinquantaine de plans issus de la BD dans ce film... Je pourrais d’ailleurs vous montrer quelques exemples. Je ne suis pas allé au procès car ce n’est pas dans mon éthique. J’estime qu’un artiste est libre, libre au niveau de l’inspiration et des influences, et ceux qui pensent autrement sont des frustrés ou ont un ego mal placé.
Actusf : Vous avez dit pour le Temps des loups que ce serait votre dernier album en tant que dessinateur, scénariste et coloriste. Dites, on vous reverra encore aux pinceaux ou vous allez vous concentrer ensuite au scénario ?
Christophe Bec : Ca fait maintenant presque un an que j’ai arrêté le dessin. J’ai récemment refusé une grosse proposition de reprise d’un personnage très célèbre, alors il faudrait vraiment des circonstances extraordinaires pour que je retouche un jour un pinceau.
Actusf : Comment travaillez-vous le dessin ? avez-vous une "méthode" de travail ? Et comment arrivez-vous à tout mener de front ? :-)
Christophe Bec : Actuellement je ne mène pas tout de front, je me concentre essentiellement sur le scénario, et sur l ‘éditorial, puisque je viens depuis peu de prendre la direction d’une collection chez un grand éditeur. Mais cela est encore très récent et je ne peux pas en dire plus...
Actusf : Il y a beaucoup de fantastique ou de science fiction dans vos projets. J'imagine que vous avez un goût "prononcé" pour ces genres. Qu'est-ce qui vous plait dans le fantastique et dans le science fiction ? En tant que lecteur mais aussi scénariste et dessinateur ?
Christophe Bec : Oui, j’affectionne particulièrement le genre Fantastique, car aucun genre finalement ne parle mieux du réel. Pour moi, le Fantastique doit être ancré dans le réel, sinon cela ne m’intéresse pas, après on est dans le merveilleux. Mais pour moi, le Fantastique ce sont des failles qui s’immiscent dans la réalité ou bien une perception très aiguë des choses. Le Fantastique est un genre tellement vaste... Mais peu de gens arrivent à le faire de façon pertinente en BD.
Actusf : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment?
Christophe Bec : Pas mal de choses, ce serait un peu long de les énumérer, d’autant que pas mal de projets que j’avais lancé sont en danger, donc cela me coupe un peu les jambes en ce moment et j’ai du mal à me projeter vers l’avenir, trop préoccupé par des soucis quotidiens. Mais dans les choses proches, il y aura le tome 2 de Bunker dont j’ai confié le dessin à un grand dessinateur italien, et puis une nouvelle série, ma première histoire d’Héroïc Fantasy chez Soleil, avec un dessinateur prodigieux, encore inconnu en France, mais qui ne va pas le rester longtemps. La série s’intitule Ténèbres.
La chronique de 16h16 !