
David Chauvel : Bien sûr. Difficile d’être scénariste depuis plus de vingt ans et de ne pas le connaître. Ceci étant, je n’avais jamais pratiqué l’exercice et n’en avait quasiment pas lu, j’étais donc relativement « frais », dans mon approche.
Actusf : Avais-tu déjà des livres uchroniques, et y a-t-il des œuvres qui t'ont marqué plus que d'autres ?
David Chauvel : Je crois bien n’en avoir lu que deux : Rêve de fer, de Norman Spinrad, et les Chroniques d’Alvin Le Faiseur, de Orson Scott Card. Et les deux au sortir de l’adolescence. Je suis donc arrivé sur ce sujet assez vierge de lecture et c’est bien ainsi. Je pense que si j’avais lu d’autres uchronies autour de la Deuxième Guerre mondiale et de son déroulement, elles auraient forcément parasité mon approche, ma vision. D’autant que certaines, je l’ai constaté après, croisent certains aspects de la nôtre…
Actusf : Quel a été le déclic pour la création de WW2.2 ? Comment t'es venu l'idée de ce point de divergence ?
David Chauvel : Je suis incapable de répondre à cette question. Lorsqu’on est scénariste, on a des idées plus ou moins en flot continu. On en oublie, on en note, on en retient, on en rejette… Le processus de sélection ou de choix est assez chaotique, presque incontrôlable. Il est possible que j’aie vu un documentaire ou lu un article racontant comment la volonté d’Hitler fut importante, pour imposer à son état-major l’attaque de la Belgique, la Hollande et la France, au printemps 1940. Je me suis immédiatement demandé ce qui se serait passé si ça n’avait pas été le cas. S’il était mort avant. Hors, coïncidence, il avait échappé de très peu à un attentat quelques mois plus tôt, en novembre 1939. De là, j’ai commencé à entrelacer les fils d’une histoire à venir… Et je ne me suis plus arrêté.

David Chauvel : Hitler meurt assassiné en novembre 1939.
Au printemps 1940, l’Allemagne de Goering attaque la France, mais son absence de détermination et une météo exécrable, qui empêche le franchissement des Ardennes par les blindés de Rommel, empêche une victoire éclair. Un front de guerre s’établit, qui recule lentement jusqu’à la capitale française, menacée par l’armée allemande. À l’été 1940, commence la Bataille de Paris, racontée dans le tome 1.
Plus au sud, le nouveau chancelier allemand ayant accepté des concessions sur les colonies, l’Espagne est entrée en guerre aux côtés des Allemands. C’est ainsi qu’elle aide un fort contingent allemand dans sa tentative pour arracher le rocher de Gibraltar, qui commande l’entrée de la Méditerranée, aux Anglais. C’est l’Opération Félix, que raconte notre tome 2.

L’hiver 1942 marque un tournant puisqu’une gigantesque force germano-russe parvient à mettre le pied sur le territoire britannique par l’Écosse et à envahir une partie du Royaume-Uni. Les combats font rage à Blackpool où a lieu une véritable guerre des tireurs d’élite, racontée dans le tome 4 : Éliminer Vassili Zaïetsev.
Mais au printemps 1943, les alliés reprennent l’offensive et envahissent la Sicile lors de l’Opération Sirocco racontée de manière extrêmement surprenante dans le tome 5.
Au même moment, loin de là, Japonais et Chinois se livrent une guerre sans merci. La ville de Pékin s’étant soulevée contre l’occupant, les Japonais décident de faire un exemple et de massacrer l’ensemble de la population, sous l’œil d’un unique observateur étranger, un jeune officier américain héros du tome 6.
Alors que le conflit approche de sa fin, les Français décident de parachuter en Allemagne un groupe de soldats chargés d’approcher les centres de fabrication des « nouvelles armes » censées inverser le cours de la guerre, et si possible, les neutraliser. Une mission et une issue au conflit racontées par le septième et dernier tome de la série…

David Chauvel : J’ai commencé par écrire une chronologie aussi complète que possible, de cette « autre deuxième guerre mondiale ». Un document d’environ 50 pages. Suite à quoi, j’ai invité un certain nombre de scénaristes à choisir un moment clé de cette guerre et à le raconter. Et il y avait une deuxième ligne au cahier des charges : il fallait que l’histoire nous soit racontée à hauteur d’homme, par le biais d’un soldat… Charge à moi ensuite d’organiser les récits et répartir le travail, pour qu’on ait une vision chronologiquement équilibrée des quatre années de conflit, et qu’en plus, chaque volume nous expose l’histoire d’un soldat d’une nationalité différente : un Français pour le tome 1, un allemand pour le tome 2, etc. Une série de cette ampleur se prépare plusieurs années à l’avance. Il faut avoir déjà au moins trois albums terminés et les autres en cours de réalisation, avant de la lancer. En tout, quatre années de travail auront été nécessaires pour réaliser WW2.2.
Actusf : Chaque tome est différent, le premier tome, par exemple, dépeint une énorme bataille pour Paris, qui sert d'appât (et de piège) pour l'armée allemande. Tu te focalises sur un petit groupe de soldats français qui attend l'ennemi, pour ma part il s'agit d'une parabole de la Drôle de Guerre et du choc physique et psychologique qu'implique la guerre et le combat. D'ailleurs nous retrouvons le héros de ce premier tome dans l'ultime volet (le tome 7) et là nous voyons son "évolution" face au combat, à la dureté de la guerre, et à ses horreurs. L'action qui débute à Paris dans le tome 1, se termine à Paris et d'une manière saisissante pour le lecteur ! Avais-tu, dès le départ, cette page terrifiante, qui montre pleinement ce qu'implique un bombardement nucléaire. Pourtant, avec l'ultime case on ressent comme un espoir, ton héros ressort lessivé, détruit et dévoré par la guerre, mais cette ultime image sonne comme un retour à la vie, un nouveau départ et le fait que la guerre se termine, et que la vie continue malgré tout, est-ce le cas ?
David Chauvel : La vie continue toujours, quelles que soient l’intensité et l’horreur de la guerre. Oui, j’avais dès le départ prévu l’issue de la guerre. La destruction d’une partie de Paris par une bombe nucléaire allemande, une « bombe de la désintégration », comme ils l’ont appelée à l’époque, lorsqu’ils y travaillaient.
Ceci étant dit, j’étais oui, très attaché, dès le départ, à ce qu’on raconte la guerre à hauteur d’homme. En ce qu’elle a de cruel, d’insensé, de destructeur, pour les âmes comme pour les corps. Les jeunes gens n’ayant pas connu de guerre que nous sommes peuvent s’amuser autant qu’ils veulent avec des fictions, mais à partir du moment où ils touchent à des événements qui ont eu lieu, même par le biais de l’uchronie, qui est plus « fantaisiste » qu’un récit historique, gardent des responsabilités vis-à-vis des vrais acteurs de cette guerre. Je ne me sens pas capable de prendre ces choses-là « à la légère ». C’est aussi pour ça que le sujet des camps traverse le dernier tome de la série. Il nous semblait impossible qu’il ne soit pas présent dans la série. Ne pas le traiter aurait donné l’impression de l’évacuer ou refuser d’y faire face. C’était impossible.

David Chauvel : Le tome 1, même s’il a commercialement bien lancé la série, a reçu un mauvais accueil critique. Le manque d’héroïsme, la « passivité » des personnages, même si elle est conforme à ce qu’a vécu une bonne partie de l’armée française à l’époque, n’ont pas été bien reçus. Personne ou presque n’a relevé, et c’est donc ma faute si je n’ai pas su le transmettre, toute l’ironie qu’il y avait à montrer comment la Bataille de Paris est finalement remportée grâce à l’aide involontaire d’un soldat français aux convictions fascistes et pro-nazies…
Mais au-delà de ça, en montrant une armée française qui se bat face à l’ennemi, j’ai voulu participer modestement à la restauration de la vérité concernant ce qu’on a improprement appelé « la drôle de guerre ». Donner mon point de vue, ni d’historien ni de spécialiste, mais d’amateur vaguement éclairé… Et de citoyen.
Au printemps 1940 et pendant les 47 jours qu’a duré le conflit, près de 100 000 soldats français ont trouvé la mort. Des régiments ont été décimés à plus de 90 % et beaucoup d’entre eux se sont battus pour permettre le réembarquement des forces françaises et britanniques vers l’Angleterre. Les soldats français se sont battus pour défendre leur pays. Ils se sont battus vaillamment et là où ils ont eu les moyens de le faire, ils ont infligé de lourdes pertes aux Allemands.
Or, aujourd’hui, dans l’inconscient collectif et le regard qu’on porte sur cette période, on a la vision de soldats fuyant l’ennemi et les combats ou se rendant sans combattre. Rien n’est plus faux. Et si, aujourd’hui, cette vision faussée de l’histoire s’est imposée à tous, c’est qu’il y a une raison.
À l’époque, une bonne partie de la droite française avait pour credo « plutôt Hitler que le Front populaire ». C’est cette droite qui était à l’œuvre lors de la collaboration. Et c’est cette même droite qui a dû ensuite justifier son attitude en expliquant que la défaite et la collaboration étaient « inévitables ». Ce qui est bien évidemment totalement faux.
Explicable, oui ; inévitable, non.
Mais pour justifier leur attitude, il fallait qu’ils réussissent à faire entrer cette idée dans l’inconscient collectif. Et ce courant de pensée, qui préfère l’extrême droite à la gauche radicale, quitte à accepter une dérive fasciste, traverse l’histoire de la droite française jusqu’à aujourd’hui. Lorsque l’ancien président Sarkozy fustige Mai 68 ou bien s’en prend aux acquis sociaux de la résistance, lorsque certains dirigeants de l’UMP préfèrent le Front national à l’alternance démocratique droite/gauche, ils se font les héritiers de ceux qui, en France, avaient choisi la collaboration et le « parti de l’ennemi ».
Des gens qui ont menti sur la vaillance et le courage des soldats français au printemps 1940.
Je ne suis pas un va-t’en-guerre. Loin de là. Dans les conflits, ma sympathie va toujours et avant tout aux insoumis et aux déserteurs. Mais trahir ainsi ceux qui ont choisi de se battre et défendre les leurs, c’est les tuer une deuxième fois.

Était-ce ton but principal ? Faire réfléchir de manière ludique et décalée sur la réalité de la guerre, et outre le fait que nous vivons encore aujourd'hui avec ses conséquences, que des hommes et des femmes ont vécu le restant de leurs jours avec les cicatrices (physiques et psychologiques) que cette guerre leur avait laissé ?
David Chauvel : Mon but était, entre autres, de montrer qu’un seul homme peut changer le cours des choses. Georg Elser, l’homme qui a presque réussi à tuer Hitler et qui, dans notre uchronie, y parvient, aurait pu changer le cours de l’histoire. Et il l’a fait seul. Sans aucune aide extérieure. Animée de sa simple envie d’éviter à son pays et à l’humanité une deuxième boucherie, après celle de la Première Guerre. À lui aussi, nous avons rendu hommage. Mais aussi et surtout, nous avons montré qu’un homme, armé de se convictions, peut changer les choses. À l’heure où il est plus difficile que jamais de lutter contre un discours global qui nous explique que toute envie de changement, de changer le monde ou de repenser l’organisation de nos sociétés est vain, je pense que ça ne peut pas faire de mal.

David Chauvel : Je dois avouer que je ne suis pas allé jusque-là. J’étais et ne suis toujours pas un « spécialiste » de cette période. Et les 6 mois que j’ai passés à travailler sur ma chronologie alternative de la guerre m’ont passablement vidé, sur le plan de « l’inventivité » historico-stratégique.
Le monde d’après WW2.2 est un monde de guerre froide. Mais sans guerre entre l’Allemagne et la Russie. Un certain équilibre européen est maintenu. Et même victorieuse, la France en ressort aussi meurtrie et détruite que l’Allemagne.
En revanche, l’Asie est une poudrière. Les Japonais ne sont pas vaincus, les Russes ne sont pas affaiblis par un conflit à l’Ouest, les Américains n’ont pas l’intention de quitter la zone… C’est une véritable poudrière, prête à exploser… Une autre uchronie et sans doute un autre volet de la guerre à raconter…
Actusf : Songes-tu, après cette série, à revenir un jour sur des terres uchroniques ?
David Chauvel : Je pense que je vais prendre des « vacances uchroniques » dans un premier temps. Mais je ne m’interdis rien pour l’avenir…
Actusf : Le mot de la fin t'appartient, fais-toi plaisir !
David Chauvel : Plutôt le Front populaire qu’Hitler !!