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Interview de Gilles Dumay
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Interview de Gilles Dumay

Actusf : Comment as-tu rencontré Olivier et comment est née l'idée de Bifrost ?
Gilles Dumay : D’entrée, je tiens à préciser que je n’ai aucunement participé à la naissance de Bifrost, je n’ai pas mis d’argent dans l’entreprise (et même aujourd’hui je n’ai aucune part dans les éditions du Bélial’), j’ai juste répondu à un appel à textes. Je ne me souviens plus des détails, c’était il y a dix ans et depuis beaucoup de drogues et d’alcool ont coulé sous les ponts, mais pour résumer, Bifrost a publié une de mes nouvelles dans son numéro 1 et, cette année-là, je suis allé à la convention française de science-fiction avec Olivier Girard. Je ne le connaissais pas, j’avais juste accepté (sous réserve de réécriture) une de ses nouvelles pour une des anthos « Destination crépuscule », mais avec tellement de diplomatie qu’il avait pris ma lettre d’acceptation pour une lettre de refus. Comme toute belle histoire qui se respecte, la nôtre a commencé sur un malentendu.

Actusf : Comment vois-tu la revue ? Quelle définition tu lui donnerais ?
Gilles Dumay : Pierre-Paul Durastanti dit volontiers que c’est la « revue de préférence », par opposition à Galaxies qui serait la « revue de référence ». Pour moi, il y a du Fluide Glacial et du Hara Kiri dans Bifrost, un côté bête, méchant et nuisible qui me durcit la queue et me met les zygomatiques en fête chaque fois que j’y pense. Bifrost c’est un troll à grosse burnes : un truc vachement marrant, vaguement utile, costaud de la braguette, qui sent mauvais et ne fait pas que des trucs intelligents.

Actusf : Quel est ton rôle précisément ?
Gilles Dumay : Bifrost et la précision… Disons que je suis bailleur de textes (les miens, bien sûr, mais aussi certains nouvelles et novellae anglo-saxonnes que j’ai envie de voir publiées). Je suis aussi d’une certaine façon un très modeste bailleur de fonds, puisque tout le monde a remarqué que depuis quelques années il y a une publicité Lunes d’encre dans chaque numéro. J’apporte aussi des papiers critiques sous divers noms, dont Cid Vicious, pseudonyme que je partage avec pas mal de membres de l’équipe, ce qui me vaut parfois de me faire allumer/détester pour des papiers que je n’ai pas écrits. Et, depuis quelques temps, je m’essaye à l’art difficile de l’interview avec plus (Priest) ou moins (Chiang) de succès.

Actusf : Comment concilies-tu ton boulot d'éditeur chez Denoël et Bifrost/Le Bélial ?
Gilles Dumay : Il y a deux ou trois ans, Ayerdhal m’a choppé à je ne sais plus quel salon de SF pour me dire que c’était pas très bien, d’un point de vue déontologique, d’être à la fois critique, éditeur, auteur et fouteur de merde (ça, il ne me l’a pas dit, mais il l’a pensé tellement fort que ça m’a vrillé l’oreille droite). La déontologie dans un milieu qui rassemble 50 fans bons pour l’asile, 500 abonnés à Bifrost et 5000 lecteurs de grands format (oublions un instant les 40 000 exemplaires d’« Hypérion », c’était il y a quinze ans), voilà un concept qui à mon sens n’en a guère, de sens. Personnellement, je m’étonne, et ça fait dix ans que ça dure, du pouvoir que certains illuminés (paranoïaques, cela va sans dire) veulent bien donner à Bifrost. Bifrost n’a aucun pouvoir réel, aucun poids. La preuve : quand on écrit (moi surtout) que les traductions de Bernadette Emmerich c’est de la merde, ça n’empêche pas les éditions Mnémos de donner du boulot à ladite Bernadette. Quand on écrit à peu près quinze fois (en trois numéros) que les bouquins d’Alexis Aubenque c’est de la daube, ça n’empêche pas le sieur d’être repris en poche chez Pocket et de sortir une nouvelle série au Fleuve Noir. Aucun poids, aucun effet quantifiable, peut-être quelques ventes en plus à la faveur d’un papier dithyrambique, quelque ventes en moins quand le lance-flammes gicle sec… Ce qui a un peu de poids dans Bifrost, c’est le caddy, j’ai souvent entendu des bibliothécaires dire qu’ils avaient commandé tel livre à cause du caddy de Bifrost. C’est ce que j’appelle un pouvoir limité. Pour ce qui est de la déontologie si chère à Ayerdhal, je ne critique pas les livres de Denoël ou de Folio-SF dans Bifrost (ni sous mon nom, ni sous pseudo) et voilà. Et quand je propose une interview de Priest ou de Chiang, je le fais bien plus comme un fan de l’auteur en question, que comme leur éditeur français en pleine promotion. Il ne faut pas se leurrer, l’impact d’une longue interview de Priest sur les ventes de ses livres est nul, c’est juste pour le plaisir des fans, qui, de toute façon, ont déjà acheté le livre.

Actusf : Apparemment, Olivier me disait que tu lui suggères des romans en anglais. Comment fais-tu la séparation entre Denoël et Le Bélial ? Il y a des textes ou des nouvelles qui plus naturellement pour toi sont pour Le Bélial ?
Gilles Dumay : Une fois de plus, soyons clair, je ne suis pas éditeur au Bélial’, même pas conseiller éditorial (j’ai signé un contrat d’exclusivité avec les éditions Denoël). Je n’ai pas pris La Nef des fous de Richard Paul Russo chez Denoël, non pas parce que je trouvais le livre mauvais, bien au contraire, mais parce que j’ai jugé que c’était le seul livre publiable de l’auteur en Lunes d’encre et que j’avais envie d’avoir plus d’horizon pour me lancer dans l’aventure Russo (j’aime les auteurs dont je peux publier au moins trois/quatre livres). J’ai dit à Olivier que je ne le prenais pas et lui l’a pris avec le succès (critique et commercial) que l’on sait. Récemment, je lui ai parlé d’un autre auteur que je trouve très intéressant, mais pas assez littéraire pour « Lunes d’encre », Olivier verra ce qu’il en fera. Il m’arrive aussi parfois que je lui pose des questions de politesse du genre « je veux publier « Bush a un petit zizi » de Lucius Shepard, qu’en penses-tu ? ». Dans l’ensemble, j’essaye de ne pas faire le cow-boy et de ne pas piquer d’auteurs à mes concurrents.

Actusf : Y'a-t-il un auteur ou une nouvelle que tu étais particulièrement heureux de publier dans Bifrost ?
Gilles Dumay : Je me souviens avoir poussé Olivier à publier « Oceanic » de Greg Egan, « La Mort du capitaine futur » d’Allen Steele et d’autres textes. Je propose, il dispose…

Actusf : Bifrost a publié douze de tes nouvelles je crois. Comment ça se passe ? Tu les réserves en priorité pour Bifrost ? :-) tu les bosses avec Olivier comme un auteur "normal" ?
Gilles Dumay : Bifrost a publié douze de mes nouvelles et en a refusé au moins autant, si ce n’est plus, notamment deux novellae l’an dernier, dont l’une a été aussi refusé par Fiction. Les refus d’Olivier sont souvent du genre « c’est pas mal, mais fais-moi un truc qui tape plus ». Je ne réserve pas les textes en priorité à Bifrost, disons plutôt que j’écris des nouvelles pour Bifrost, Bifrost les publie ou les refuse, et dans ce cas je ne les publie nulle part ailleurs (ce qui vaut à mon ordinateur d’être rempli d’au moins trente nouvelles refusées par les uns ou les autres avant d’être enterrées dans mon disque dur). Il y a d’autres choses qui entrent en compte, j’avais écrit « La Notion de génocide nécessaire » pour l’anthologie « Hyperfuturs » de Stéphanie Nicot, au moment de l’envoyer il m’a dit que c’était trop long, qu’il ne la prendrait pas (sans en avoir lu une ligne). Je ne sais pas pourquoi, mais sa décision m’a choqué et énervé, j’ai envoyé le texte à Olivier pour avis et il l’a pris, à condition que je revois fortement ma copie. Le plus souvent mes textes font 80-120 feuillets soit 35-50 pages d’une revue ; il n’y a que Bifrost ou certaines anthologies pour publier des textes de cette taille. Je bosse mes textes avec Olivier et il est très dur avec moi, je n’ai aucun régime de faveur, j’ai même parfois l’impression que ce qu’il exige de moi il ne l’exige pas de certains autres auteurs qu’il publie. Olivier peut être très rude dans ses analyses de texte ; c’est un éditeur qui me convient bien (même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui) ; bien plus que les autres personnes avec qui j’ai bossé jusque là (Célia Chazel, Audrey Petit, Sébastien Guillot et Thibaud Eliroff). Il y a longtemps, j’ai bossé avec Sylvie Denis et elle m’avait beaucoup appris. Je crois que si elle était éditrice quelque part, j’essayerai de nouveau de bosser avec elle… J’ai aussi fait un texte pour Lehman, et je garde un très bon souvenir de notre « collaboration ».

Actusf : Quels sont les numéros de Bifrost qui ont été déterminant ou marquant pour toi et pourquoi ?
Gilles Dumay : Difficile à dire, je ne regarde pas tellement en arrière, je suis content de « La Notion de génocide nécessaire » et par voie de conséquence du Bifrost dans lequel se trouve le texte, mais sincèrement, il faudrait que je regarde ma collection pour en retrouver le numéro. Le spécial Priest a beaucoup compté, dans le sens où c’est la première fois de ma vie que je faisais une longue interview d’un GRAND auteur et que ce travail m’a pris des mois. Celui des dix ans compte beaucoup pour moi, car j’ai une nouvelle dedans qui est la première chose que j’ai écrite après la naissance de mon fils, deux jours pour le premier jet, deux jours pour le travail de recherches/développement, un jour pour entrer les corrections d’Olivier. Intense. Je voulais vraiment être au sommaire et je me suis décarcassé ; si Olivier avait refusé « Le dernier voyage de l’automate joueur d’échecs » il est clair que j’aurais essayé d’écrire autre chose.

Actusf : Et quel regard jettes-tu sur la revue aujourd'hui, 10 ans après ses débuts ?
Gilles Dumay : On a fait des progrès, beaucoup de progrès, sauf pour les couvertures… Les couvertures de Bifrost, j’y arrive pas (dans l’ensemble elles sont trop sombres ou trop BD pour mes goûts), mais bon c’est pas mon problème, c’est celui d’Olivier Girard.

Actusf : Comment la vois-tu évoluer dans l'avenir ?
Gilles Dumay : Je suis aux ordres, pas à la barre. Y’a qu’Olivier qui peut répondre à une question de ce genre.

Actusf : Certaines critiques particulièrement virulentes dans la partie "carnets de bord" de Bifrost sont signé Cid Vicious. Un pseudo que vous partagez chez Bifrost. Pourquoi d'ailleurs avoir pris un pseudo pour ces critiques "à la hache" ?
Gilles Dumay : Par lâcheté ? Par couardise ? Parce que, c’est bien connu, on n’a pas de couilles au cul ? Au début, Cid Vicious c’était juste pour se marrer, c’était un pseudo à la con pour faire des conneries et puis on en a fait un personnage détestable, ça a dégénéré avec les critiques téléphoniques, à tel point que même dans l’équipe quelques voix se sont élevées pour dire qu’on était en train de planter Bifrost. On s’est calmé, un temps. Et puis c’est reparti de plus belle. Tout le monde se focalise sur Cid Vicious, mais quand je lis Sandrine Grenier mettre en pièces Jude Fisher ou Jean-Pierre Lion livrer aux chacals les restes d’Alexis Aubenque, l’empereur moutarde des étoiles (moutarde c’est la couleur de la FNAC), je me dis que le père Cid n’est pas tout seul. Loin de là.

Actusf : D'ailleurs ces critiques, tout comme les Razzies, font un peu le côté "rock 'n' roll" de la revue. C'était voulu dès le début ?
Gilles Dumay : Voulu ? Planifié ? Vous déconnez… Olivier a toujours été « rock’n’roll », je crois qu’il a juste mis quelques numéros à accepter non pas son homosexualité (puisqu’il n’est pas homosexuel) mais sa part de méchanceté naturelle, ajoutez à cela la mienne, plus celle des petits copains… et on s’amuse et on rigole. Si un jour Cid et les razzies devaient s’arrêter, je crois que je jetterai l’éponge, j’ai besoin de me moquer des éditeurs et donc de moi-même, j’ai besoin de dégonfler tous ces mecs et nanas qui se prennent pour les dieux du stade. J’ai eu un razzy et j’espère bien en avoir trois ou quatre avant d’être viré de chez Denoël, les razzies c’est le seul scrutin pour lequel je trouve jouissif de voter pour soi.

Actusf : Parle nous de l'ambiance ? Comment ça se passe au sein de Bifrost ? Parait que vous passez des heures aux téléphones avec Olivier ?
Gilles Dumay : Je dirais qu’on parle de vingt minutes à deux heures par jour au téléphone. On est capable de se rappeler trois quatre fois le même jour (sa femme est au courant, la mienne aussi). Pour le reste, il n’y a de l’ambiance que quand on se fait des bouffes aux Utopiales ou un truc de ce genre. Olivier et moi on se voit très peu. Il habite à 70 kilomètres de Paris, plein sud, et moi 40 kilomètres au nord-ouest. En train, c’est une aventure ; et en bagnole c’est juste très long. Si le numéro des dix ans marche du feu de dieu (130 millions d’exemplaires vendus), on se paye un hélicoptère furtif et les leçons de pilotage qui vont avec…

Actusf : Allez au petit jeu des "on se dit tout et on balance". Pierre Paul et Olivier ont-ils des petites manies ou des défauts ?
Gilles Dumay : Pierre-Paul est le mec le plus ponctuel que je connaisse (d’ailleurs peu de gens le savent, mais le Bifrost spécial Silverberg a été publié il y a deux ans au Gonadoland, c’est une île volcanique sise au large de la Floride septentrionale, célèbre pour sa choucroute de mer ; le tirage a été épuisé en moins de deux heures, victime de la population locale, des aurochs à moustaches qui n’aiment pas la choucroute ; évidemment on avait aucune copie des fichiers informatiques)… Olivier est le mec le plus organisé que je connaisse (il n’a jamais rien perdu, et surtout pas un chèque de droits d’auteur)… Il est aussi chanceux (deux faillites de distributeur, un incendie non assuré…) A bien y réfléchir, je ne leur vois qu’un réel défaut : Org et Pierre-Paul fument comme des pompiers, l’un comme l’autre, et depuis que j’ai arrêté de fumer je suis devenu facho anti-fumée. Pour ce qui est de mes défauts, je suis menteur, schizo, allergique à la fantasy de merde et coprophile, mais bon, nul n’est parfait.

Actusf : Y'a t-il une anecdote ou un souvenir (ou plusieurs) qui te reste de ces 10 ans ? Raconte-nous. J'ai entendu parler notamment d'un voyage en voiture épique avec Norman Spinrad il y a quelques années...
Gilles Dumay : Je m’y refuse ! Vous ne saurez rien ! Et certainement pas dans quelles circonstances Norman Spinrad a bien failli m’étrangler pour une histoire de chauffage en panne dans ma BX. Je n’ai pas une très bonne mémoire (toi, jeune petit con qui fume joint sur joint en pensant que c’est cool, n’oublie pas que tu finiras par le payer), mais je me souviens, entre autres, d’un téléphone portable tombé à la mer du côté de Saint-Malo, de ma première rencontre avec le libraire Pascal Thuot, de quelques cuites sévères (entre 400 et 500, pour tout dire), de discussions « gros nichons » avec Jacques Chambon, de lectrices à petits nichons et au cul sentant la vanille… On s’est bien marré et j’espère que ce n’est pas fini.

Actusf : Tiens, juste en passant, parles nous de ta période "illustrateur" au Bélial ? Tu as fait les couvertures de quelques bouquins, notamment les Etoiles Vives, pourquoi ne pas avoir continuer ? :-)
Gilles Dumay : Vu la qualité des couvertures en question, je crois que j’ai même mis trop de temps à arrêter… Chacun son truc. Et puis, une petite précision, je n’ai jamais fait de couverture pour le Bélial’, je ne vais pas entrer dans le détail, mais Etoiles vives était diffusé par le Bélial’ ; quand j’étais aux commandes d’Etoiles Vives, Olivier n’était pas mon patron, mais mon diffuseur.

Actusf : Quels sont tes projets ? Sur quoi travailles-tu actuellement ?
Gilles Dumay : Pour le moment, je bosse sur les traductions révisées des trois premiers volumes de « Fondation » et j’en chie tellement je trouve ça niais, mou du noeud, mal écrit (Asimov c’est la Barbara Cartland de la science-fiction, en moins littéraire). Après je vais réécrire « Le Double corps du roi » avec mon compère Ugo Bellagamba, puisque ce texte doit ressortir en Folio-SF. Et après j’essayerai de finir mon nouveau roman « La Maison aux fenêtres de papier » une épopée démoniaque au cœur de l’extrême droite japonaise. Et puis j’ai plusieurs novellae qu’il faut que je finalise, une sur la survivance des tigres cambodgiens, et une autre sur Siddhârta, Confucius et le règne sanglant de Kali. Tout ça devrait m’occuper un an ou deux…

Actusf : Le mot de la fin ?
Gilles Dumay : Quelqu’un a reçu le numéro anniversaire des dix ans de Galaxies ? Je demande parce que je suis censé le critiquer dans le prochain Bifrost… ;-))

 

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