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Interview de Jean-Claude Marguerite
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Interview de Jean-Claude Marguerite

ActuSF : Le Vaisseau ardent est né d’un conte destiné à votre fils. Comment vous est venue l’idée de transformer cette histoire en véritable roman pour adulte ?
Jean-Claude Marguerite : Lors d’un dîner amical, j’ai été invité à parler de ce conte, qui était devenu un roman qui avait plu sans convaincre d’éditeur. Mon interlocuteur dirigeait une revue de plaisance italienne et j’ai naturellement axé ma présentation sur la présence du voilier qui brûlait sans se consumer. Et tout en parlant, j’ai réalisé que j’étais passé à côté de quelque chose d’essentiel : ce vaisseau que je traitais comme un accessoire méritait rang de personnage.
Avant la fin du dîner, cet ami me proposait de publier un livret de 80 pages sur ce vaisseau, pour accompagner son numéro d’été. J’ai dit oui, tout en sachant que je n’avais pas encore matière à dix pages ! Je me suis aussitôt lancé dans l’enfance d’Anton Petrack. Mais le temps de rédiger un chapitre et de faire un plan, le projet tombait à l’eau, au profit d’une simple nouvelle de cinq mille signes. Le plan en faisait le double. J’ai donc écrit L’Île du Chaos noire, que j’ai fait traduire en italien… et qui n’est pas parue.
Cela faisait douze ans que je travaillais (assez épisodiquement) sur cette histoire, vous imaginez la frustration… C’est certainement elle qui m’a décidé à m’y remettre. Mais je n’aurais peut-être pas relevé le défi si je ne venais pas aussi de découvrir un plaisir profond à écrire sans les restrictions de la littérature jeunesse. Ce fut une vraie libération.
 
ActuSF : Enfant, rêviez-vous de devenir pirate ? Qu’est-ce qui vous parle, vous interpelle dans l’histoire des flibustiers ? Avant d’écrire ce roman, connaissiez-vous déjà bien l’univers de la piraterie, ou vous y êtes-vous plongé uniquement pour l’écriture de ce texte ?
Jean-Claude Marguerite : Mon enfance n’est pas spécialement marquée par la piraterie. Je conserve un souvenir très vif d’un musée à Saint-Malo, qui n’existe plus ; j’ai lu une Histoire de la piraterie, à 14 ans, que je n’ai pas retrouvée. J’en gardais une approche idéalisée qui convenait très bien à mon premier projet. Quand l’Ivrogne s’est imposé brillant historien, je me suis plongé dans la documentation. La réalité est très différente de la figure légendaire, du personnage romanesque ! Ma trame était posée, du moins dans ses très grandes lignes. Plutôt que de la modifier, j’ai préféré l’enrichir de cette confrontation.

ActuSF : Pourquoi situer l’enfance de votre personnage principal en Yougoslavie ?
Jean-Claude Marguerite : Hasard et nécessité. Quand j’ai imaginé l’enfance d’Anton pour cette revue, j’ai été tenté de la situer en Italie. Ce n’était pas sans risque, car je ne souhaitais pas décrire un port identifiable. Je venais de travailler sur un guide consacré à la Croatie, qui a abrité de nombreux pirates qui ont bien ennuyé les Romains. L’enchaînement s’est fait tout seul…

ActuSF : Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux mythes du Déluge, du Buisson ardent et de la Fontaine de Jouvence, et surtout pourquoi avoir choisi de relier ces trois mythes fondateurs ?
Jean-Claude Marguerite : Je suis quelqu’un d’instinctif : je sens que je dois rapprocher des choses, alors je les connecte. J’avais une vision globale où ces éléments faisaient, à des moments précis, des incursions… Je n’ai pas tenté de les plier à un plan, je m’en suis servi quand l’histoire les appelait.
En plus de l’Arche, le Déluge s’est ainsi imposé comme une renaissance, un thème cher à Nathalie. Son lien avec la piraterie, et notamment Libertalia, est évident : bannissement et renouveau. L’inondation de la planète rime, pour moi, avec le réchauffement climatique. Que sa base métaphysique, universelle, se décline selon les contextes culturels (en Amérique du Sud, des jumeaux remplacent Noé), renforçait la thématique du Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est important… La construction du roman reflète assez mon caractère, je progresse par touches successives, je ne suis pas pressé de conclure…
La fontaine de Jouvence et le Buisson ardent me semblent plus des archétypes du Merveilleux, au sens premier du terme – ce qui fait écarquiller les yeux. Bien qu’ils relèvent également du religieux.

ActuSF : Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de l’île Éléphantine, vous a donné envie d’intégrer ce lieu à votre histoire ?
Jean-Claude Marguerite : J’évoque à la fin du prologue des pierres qui figurent une tortue, parce que c’est ainsi que je les ai vues dans le Nil… C’est une image qui m’a poursuivi et qui s’est imposée quand j’ai cherché à définir les origines du Vaisseau ardent : notre concept de l’Égypte antique est, elle aussi, proche du mythe…

ActuSF : Pensez-vous que « Libertalia », cette société utopique qui aurait été fondée par le pirate français Misson à la fin du XVIIe siècle, et que vous mentionnez dans votre ouvrage, a vraiment existé ?
Jean-Claude Marguerite : Je l’ai longtemps cru, bien des sources réputées fiables l’affirment. Mais en approfondissant le sujet, j’ai découvert la polémique. Cette expérience reste néanmoins plausible dans le contexte de l’époque, y compris dans ses aspects les plus pittoresques. En soi, Libertalia s’apparente ainsi à un mythe, Defoe s’étant probablement inspiré de quelques faits et personnages réels. L’hypothèse que présente Nathalie n’est pas invraisemblable non plus.
Que Libertalia ait existé, ou pas, est-ce si important ?

ActuSF : Pourquoi accordez-vous autant d’importance aux noms de vos personnages, aux surnoms qui leur sont donnés ?
Jean-Claude Marguerite : C’est l’Ivrogne, pas moi, qui aime les surnoms ! C’est ainsi qu’il se désigne lui-même et baptise les enfants du port. C’est lui qui raconte l’histoire du jeune Hollandais… C’est lui qui influence Anton qui reprend ce tic à son compte… Nathalie ne le fait pas, les autres non plus.

ActuSF : Vous utilisez différents styles de narration, notamment le discours rapporté, mais aussi la pièce de théâtre, la correspondance, la légende orale… que souhaitiez-vous apporter à votre texte avec tant de diversité d’écritures ?
Jean-Claude Marguerite : Cette diversité n’a pas été programmée, mais acceptée. En tant que lecteur, les récits linéaires m’ennuient mortellement. J’ai cherché à adopter les formes qui servaient au mieux l’histoire. J’avais conscience du risque, mais vraiment aucune envie d’entrer dans un moule ou de me ranger sous une étiquette. La seule question, récurrente, que je me suis posée sur le style, et qui m’a fait récrire bien des pages bien des fois, c’est la lisibilité. En la matière, chacun a ses propres critères, j’ai fait au mieux… Par chance, mon éditeur Gilles Dumay partageait assez mon point de vue pour me le rappeler à l’occasion…

ActuSF : Votre roman est un texte inclassable. Comment le définiriez-vous ? Au fond n’est-ce pas un livre sur les histoires elles-mêmes, et la façon de les raconter ?
Jean-Claude Marguerite : Cela me plaît qu’il soit inclassable, même si cela n’a jamais été un objectif. J’étais bien décidé d’écrire le livre que je souhaitais écrire, mais au fur et à mesure que je m’y consacrais, j’ai réalisé que ce qui m’importait surtout, c’était de raconter une histoire que j’aurais plaisir à lire (et relire). Peut-être que c’est le reflet de cette démarche que vous avez perçu.

ActuSF : Une question récurrente apparaît tout au long des pages : celle du double et de la complémentarité (Anton et les deux Jack, les deux sirènes, « feu et glace », « vide et opposé », « ombres et lueurs », jeunesse et vieillesse, l’Ivrogne et Le Pirate Sans Nom…). Qu’avez-vous voulu transmettre à travers ce questionnement et ces parallèles ?
Jean-Claude Marguerite : En l’écrivant, je voyais ce duo infernal : le doute et le double. Ce qui est une façon d’exprimer que rien n’est tout à fait comme il semble, que rien n’est figé, que du mal peut sortir le bien, et inversement, etc. Je me méfie beaucoup des gens qui affirment qu’ils ont fait le tour de la question, des textes qui prétendent révéler la vérité.
J’étais aussi devant un dilemme : je ne souhaitais pas délivrer de message, mais mes personnages n’arrêtaient pas, eux, d’essayer de le faire ! Alors, j’ai varié les points de vue, j’ai mis en cause les certitudes, j’ai semé le doute partout…

ActuSF : Anton part à la recherche d’un trésor, mais n’est-ce pas plutôt à la recherche de lui-même qu’il s’est lancé, dans une quête de son identité ?
Jean-Claude Marguerite : Anton, enfant, court après un trésor. Le commandant Petrack finit par se demander quelle est la nature du vrai trésor. Dans l’épilogue qui est lui consacré, la question ne se pose plus, les choses deviennent évidentes, par elles-mêmes.
Nous avons tendance à confondre but et moyens : la chasse au trésor en est un exemple parfait. Qu’est-ce que nous voulons réellement ? Chasser ou jouir du trésor ? Du trésor en soi, ou une fois monnayé ? Existe-t-il d’autres voies pour y parvenir ?

ActuSF : La question de la transmission et de la filiation tient une place prépondérante dans Le Vaisseau ardent. Est-ce parce que vous pensiez à vos enfants en l’écrivant ? Est-ce que pour vous, l’héritage familial est très important ?
Jean-Claude Marguerite : Bien sûr, je pensais à mes enfants en permanence. À des amis de jeunesse, aussi. Et aux enfants des rues. Mais transmission et filiation me semblent deux notions distinctes. Plusieurs de mes personnages souffrent d’une absence de père et/ou de mère, ou de leur inconsistance, et j’explore certains effets et compensations de ce manque. D’une manière plus discrète, je me suis intéressé à son pendant, le fait de ne pas avoir d’enfant.
Quant à l’héritage familial, j’ai plutôt envie d’en parler comme d’une légende familiale, que chacun façonne et reconstruit au cours de sa vie. Là encore, c’est moins la réalité qui m’importe, que l’idée qu’on en ressort et qui nous anime.

ActuSF : Le récit de l’enfance du pirate, assez poignant, peut faire penser à la littérature victorienne, à Oliver Twist de Charles Dickens par exemple. D’où vous est venue l’inspiration pour cette partie du récit ?
Jean-Claude Marguerite : Je ne suis pas un très « gros » lecteur, je n’ai pas lu le dixième des auteurs qui ont été évoqués au sujet du Vaisseau ardent… Dickens n’en fait pas davantage partie… Le souvenir de La Stratégie de l’Ombre, de Orson Card, a compté tout au début. Ensuite, j’ai surtout songé aux enfants des rues, ceux d’aujourd’hui, aux gangs d’enfants armés dans les favelas ou d’Europe de l’Est.

ActuSF : Le surnom de José le pilote, « L’Albatros », vous a semble-t-il été soufflé par le poème éponyme de Charles Baudelaire. Aimez-vous la poésie, ce genre de littéraire vous inspire-t-il ?
Jean-Claude Marguerite : Tous les surnoms sont venus spontanément (seul celui d’Anton a été retravaillé ensuite) et pour l’Albatros, l’influence de Baudelaire est évidente. Je ne lis plus guère de poésie, mais ma bibliothèque indispensable en compte toujours plusieurs volumes. Je crois que certains poèmes m’ont fortement marqué dans ma jeunesse, tout comme la musique classique dans laquelle je baignais. Je les ai en tête, quelque part, et je n’ai que rarement besoin de les réactualiser pour en bénéficier.

ActuSF : Le Vaisseau ardent a été écrit sur de nombreuses années. Qu’est-ce qui vous a décidé à terminer ce livre, et lui apporter ainsi une conclusion, ne pas en faire « une aventure sans fin » comme celle du Pirate Sans Nom ?
Jean-Claude Marguerite : Le conte qui se trouve à l’origine de cette aventure a directement inspiré les dernières pages : j’ai toujours écrit en connaissant la fin, même si beaucoup de choses ont évolué entre-temps. J’avais hâte d’y parvenir, ou d’y revenir, si vous voulez…
En même temps, j’appréciais de récrire, car j’adorais passer ces moments privilégiés avec mes personnages. Certains me révoltaient, d’autres me faisaient rire. J’ai eu du mal à retravailler quelques passages, parce que leur sort me touchait intimement… Après tant de pages, j’avais encore le sentiment que tout n’avait pas été dit… Le Vaisseau ardent ne fait que 1300 pages parce que j’ai énormément taillé et resserré, sinon… Mais je voulais que ce livre aboutisse. Une histoire n’existe que partagée.

ActuSF : Avez-vous d’autres projets romanesques ?
Jean-Claude Marguerite : Oui… J’explore quelques pistes.

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