Actusf : Comment avez-vous rencontré la bande dessinée ? En lisiez-vous beaucoup quand vous étiez enfant ?
Jean-Marc Lainé : Comme je le signale dans la dédicace de l'album, je dois à ma mère de m'avoir fait plonger dans la lecture tout môme. Elle m'a offert un bouquin en chiffon, que je pouvais mâchonner sans m'intoxiquer, sans me faire mal. C'était une histoire de chatons qui vivaient des aventures tristes et drôles. Je l'ai encore. Après, ça a été un parcours assez classique, somme toute : Bibliothèque Rose, Bibliothèque Verte, les premiers Livre de Poche, les premiers J'Ai Lu, des Asimov, des Barjavel
La BD, c'était vers huit ans. Des Astérix en version souple. Je me souviens avoir toujours lu Titi, Bugs Bunny. En les redécouvrant plus vieux, je me suis aperçu qu'ils contenaient des Magnus Robot Fighter de Russ Manning, par exemple. Ou des Doctor Solar. Ou des Zorro d'Alex Toth. Ou des Superman, des Batman. Dans Télé Poche, il y avait le Superman de Wayne Boring, le Tarzan de Russ Manning, le Spider-Man de Romita, les adaptations d'opéra par Frisano Des trucs qui m'ont marqué, même si je ne l'ai compris que nettement plus tard
Au tournant des années 80, il y avait Télé Junior, qui traduisait le strip de Justice League par Pasko et Tuska (ça, ça me faisait rêver grave) et présentait des histoires courtes de super-héros par des gens comme Gérald Forton
Et puis, en mars 1981, je découvre Nova, où je reconnais l'Homme- Araignée et les Quatre Fantastiques que je voyais à la télévision. Ça a été le vrai début de la passion : j'ai tout collectionné, j'ai étendu mon registre à Artima, puis aux éditions d'albums chez Zenda ou Aedena
Comme, en même temps, je lisais Asterix, Lucky Luke, Les Tuniques Bleues ou Gaston, j'ai aussi commencé à chercher plus solide, genre Christin & Bilal, Van Hamme & Rosine
Actusf : Quels sont les albums ou les auteurs qui vous ont marqué ?
Jean-Marc Lainé : C'est très dur à dire. Comme ça, je dirais Astérix, Lucky Luke, les X-Men de Claremont et Byrne, les Captain Marvel de Moench et Broderick, que j'ai lus avant ceux de Starlin, les Avengers d'Englehart, les Batman de Don Newton, les Spider-Man et les Fantastic Four de Marv Wolfman et Keith Pollard !
Après, il y a eu le Dark Knight de Miller, son Ronin aussi (à bien y réfléchir, son Ronin a sans doute eu un plus grand impact visuel), Watchmen de Moore et Gibbons, Partie de Chasse de Christin et Bilal, Mil et Cyrrus d'Andreas, Akira d'Otomo. Après, en vieillissant, je me suis aperçu que, tout gamins, j'étais fasciné par la clarté d'un Romita ou d'un Manning, sans doute à cause de Télé Poche. Mais je ne m'en suis rendu compte que bien plus tard
Ensuite, il y a eu les influences qui se sont fait sentir quand j'avais déjà commencé à travailler dans le milieu. C'est les Blueberry de Giraud, que j'ai redécouverts sur le tard, le Vortex de Stan & Vince, De Cape et de Crocs de Ayroles. Les polars de Chauvel, aussi. Des gens que j'ai lus et relus ces dernières années
Actusf : Comment avez-vous commencé à faire de la BD de manière professionnelle ?
Jean-Marc Lainé : Par le fanzinat. Écrire dans Scarce pendant des années m'a permis de rencontrer plein de monde, de faire remarquer ma petite plume modeste.
Et puis, au retour de l'armée, j'ai décidé de me lancer, mais comme je n'avais pas d'argent, j'ai fait avec les moyens du bord : j'ai pris du papier et un crayon, et j'ai commencé à dessiner. C'est Sylvain Delzant et Thierry Mornet qui ont fait remonter mes dessins jusqu'à la rédaction de Scarce. Thierry a publié plein de dessins dans Scarce et dans l'Inédit, en Belgique, ce qui m'a permis de commencer un album chez Soleil avec Dominique Latil comme scénariste. Ça s'est très mal passé, pas à cause de Dominique, qui est un bon pote, et je suis reparti faire de la pub dans une petite boîte locale. Dans le même temps, je fournissais des articles et de la documentation à Thierry Mornet, qui était passé chez Bethy, puis Panini, puis enfin Semic.
C'est encore Thierry qui m'a permis de faire des couvertures de Pockets (Rodéo, Kiwi, Mustang).
Il savait comment je travaillais, et quand il s'est agi de remonter une nouvelle rédaction dans les locaux parisiens de Semic, il m'a contacté. Je suis resté à Semic de juin 1999 à décembre 2004, où j'ai été responsable éditorial. J'ai aussi commencé à écrire énormément de scénario dans les Pockets, tous les genres : western (Dolores), post-apo (Spiro Anaconda), super-héros (Zembla, Ozark). C'était cool.
Toute cette activité m'a permis de rencontrer plein de gens, dont Bernard Mahé, des éditions Toth, pour qui j'ai fait de la traduction, ou François Corteggiani. Quand François a repris la rédaction du nouveau Pif-Gadget, il m'a demandé de faire une histoire courte sur la Résistance (avec Luciano Bernasconi) pour le premier numéro, puis de faire une série régulière, qui est devenue "le Cavalier Maure" (avec Patrick Dumas).
Quant à Mickey, c'est mon co-scénariste, Jérôme Wicky, qui a été le plus pugnace. On réfléchissait à une reprise de Super-Matou pour Pif, on a glissé vers Super-Dingo pour Disney-Hachette, et grâce à Jean-Paul Jennequin (que je connaissais depuis Scarce), on est rentrés en contact avec Jean-Luc Cochet, avec qui on a commencé à discuter d'idées, notamment redonner à Mickey un statut d'aventurier. Mais là, faut reconnaître, Jérôme est la cheville ouvrière du projet, je me contente d'y ajouter plein d'idées barjos très SF !
Actusf : En plus de vos collaborations dans Pif-Gadget et Mickey Magazine, vous êtes également directeur de collection chez Bamboo. Vous dirigez la toute jeune Angle Comics. Parlez-nous de cette collection. Comment est-elle née et quelle est votre ligne directrice ? Quelles sont vos envies ?
Jean-Marc Lainé : Depuis un petit moment, Bamboo cherchait à développer une collection comics. De mon côté, je quittais Semic. Comme j'étais régulièrement au téléphone avec Olivier Sulpice, le patron, pour discuter d'Omnopolis, on est venus à parler de l'activité comics, de l'arrivée de Thierry Mornet chez Delcourt, et de la volonté d'Olivier de faire du comics. Il m'a suggéré de faire une proposition éditoriale, nous avons commencé à discuter en janvier 2005, puis nous sommes allés à Angoulême pour prendre les premiers contacts. Les premiers titres ont été signés vers mars, nous sommes allés à San Diego en juillet, et les premiers livres sont sortis en septembre.
La collection est née de deux volontés : la mienne, qui consiste à chercher les bons titres d'aujourd'hui mais aussi d'hier, et d'essayer de coller à l'actualité ; la volonté de Bamboo, de développer une ligne de thrillers qui serait le pendant américain de la collection "Grand Angle". Parfois, les deux volontés sont contradictoires, ce qui est normal, car nous n'avons pas le même parcours ni les mêmes ambitions. Il s'agit donc d'une décision collégiale qui, parfois, prend pas mal de temps.
Mon rôle consiste à servir d'intermédiaire entre une volonté éditoriale française et un grand et vaste vivier de productions américaines. Je joue l'interface, en quelque sorte. J'apporte mon carnet d'adresse, ma logistique et ma connaissance du marché.
Actusf : Quelle est votre vision des Comics en France ? Avons-nous une bonne vision de ce qui se fait aux Etats Unis ou reste-t-il encore beaucoup à lire et traduire ?
Jean-Marc Lainé : Il reste encore plein de trucs à traduire. Des trucs récents, d'actualité, et c'est là que des éditeurs comme Bamboo ou Delcourt ont un travail de défrichage important à faire. Mais aussi des comics plus anciens. Il y a en effet un fond gigantesque, mais vraiment vraiment vraiment très large, à fouiller. C'est ce que j'appelle "le patrimonial". C'est en ce sens qu'une série telle que Spy Boy est importante : il faut faire redécouvrir des trucs des années passées. C'est ce que Delcourt fait aussi, en rééditant des choses comme Body Bags. Il existe tout un passé culturel américain qui mérite des traductions éclairées. Panini ne s'y trompe pas en piochant dans le passé de Marvel ou DC.
Y a encore plein de choses à faire
Actusf : Comment va justement le Comics de l'autre côté de l'Atlantique ? On le disait en crise ces dernières années... Est-ce toujours le cas ?
Jean-Marc Lainé : Si c'est une crise, c'est une crise de croissance. Les comics, en terme de diffusion et de positionnement social, sont en train de passer à l'âge adulte (pas en terme de contenu : on sait très bien que le comics "adulte" existe depuis toujours, il est temps de cesser de prendre cette production, sous prétexte que ce sont des fascicules de kiosques, pour de la BD pour attardés).
Je m'explique. Les comics depuis plus de vingt ans voient leurs ventes baisser dans les kiosques et drogueries pour augmenter chez les libraires spécialisés et, désormais, avec les TPB, chez les libraires généralistes. Bref, les comics connaissent l'évolution qu'a vécue la BD française au tournant des années 80, avec l'arrivée des albums cartonnés et la lente mort annoncée des organes de presse.
Alors, bien entendu, ceux qui vivent de la production des fascicules (éditeurs, diffuseurs, libraires) définissent cela comme une "crise", au sens apocalyptique du terme, et c'est certain que la période n'est pas des plus calmes Les agitations des deux grosses majors, Marvel et DC, pour vendre les fascicules, ne font que nourrir le réseau spécialisé, alors que les kiosques ne s'en sortent pas mieux.
L'évolution est inévitable : on va vers un produit plus luxueux, plus cher, plus beau, vendu dans des librairies. Pour l'instant, les comics sont amortis parce que financés à la hauteur des éditions fascicules, ce qui fait que les TPB sont "rentables". Mais tôt ou tard, l'industrie devra admettre qu'il faudra financer directement pour le marché librairie, et là, la logique économique ne sera plus la même
Actusf : Parlons maintenant d'Omnopolis. Comment l'idée de la série est-elle née ? Je crois que vous l'aviez en tête depuis quelques années ?
Jean-Marc Lainé : C'est une série qui remonte à assez loin, au début des années 90, en fait. Je venais d'arriver sur Paris, et Denis Bajram, qui ambitionnait de monter une revue culturelle généraliste, avec des vrais morceaux de BD dedans, me présente à Mathieu Lauffray. À sa manière cavalière habituelle : "Mathieu, tu ne sais pas écrire, voici Jean-Marc ; Jean-Marc, tu ne sais pas dessiner, voici Mathieu". On a donc commencé à travailler ensemble, sur des histoires courtes et sur un cycle plus long. Et puis bon, les hasards de la vie, de la carrière, de nos caractères (surtout de mon mauvais caractère) ont fait que l'on s'est un peu éloignés, je me suis marié, j'ai divorcé, tout ça Mathieu est allé bosser chez Delcourt, puis chez Dark Horse pour faire des couvertures Star Wars, puis dans le cinéma
Mais j'avais bien avancé sur l'univers, j'avais la vision des mondes parallèles et des guerrières mystérieuses, et j'ai commencé à mixer tout ceci avec plein d'autres choses, notamment avec Les Princes d'Ambre de Zelazny, et Grimjack, de John Ostrander, une série de comics que Nikolavitch (une autre des fréquentations que je dois à Bajram !) m'a présenté.
Il y a aussi beaucoup de Vortex, la série de Stan & Vince, dans Omnopolis !
Et donc, à l'armée, puis plus tard, j'ai réécrit le truc, et ça a mûri pendant une dizaine d'années
Actusf : Comment présenteriez-vous cette série à quelqu'un qui ne l'aurais pas lu ? Notamment au niveau de l'univers et de ce Paris du futur...
Jean-Marc Lainé : C'est de l'aventure dans les dimensions parallèles. Vortex, c'est dans le temps. Omnopolis, c'est dans les mondes parallèles. Et y a beaucoup d'action !
Actusf : Comment avez-vous rencontré Geyser et comment avez-vous travaillé ensemble ?
Jean-Marc Lainé : En fait, c'est Stéphane Louis, le dessinateur de Tessa, qui me l'a présenté. Il m'a dit qu'un jeune gars avait fait un fan-art tellement bon qu'il l'avait passé dans la section pro, et que le jeune gars en question cherchait un scénario. Louis a insisté deux-trois fois, et la quatrième fois, il m'a dit qu'il avait passé les coordonnées à Nikolavitch. J'ai donc eu peur que ce grand type plein d'idées géniales ne me grille au poteau, et j'ai donc envoyé à Geyser le scénario d'Omnopolis qui, par la force des choses, était bien avancé (le premier album était écrit : bon, pas dans la version finale : grâce à Hervé Richez, mon directeur de collection, on l'a considérablement enrichi, il est nettement meilleur maintenant). Geyser a donc lu l'histoire, qu'il a trouvée "écrite comme un roman", et a décidé de se lancer. J'ai proposé à Bamboo parce que je les connaissais et que le contact était bon. Ils ont accepté en deux jours. Les Humanos et Vent d'Ouest ont refusé. J'attends toujours la réponse officielle de Delcourt !
Actusf : La narration est assez dense. Il se passe plein de choses dans ce premier album d'Omnopolis. C'était une volonté de votre part ?
Jean-Marc Lainé : Tout à fait. Une volonté partagée par Geyser, aussi. On part du principe que le lecteur, sans nous connaître, juste à la confiance, va claquer en gros 12 à 13 euros pour avoir Omnopolis. C'est cher. Donc on doit lui en donner pour son argent. Qu'il se passe quelque chose. Qu'il y ait plein de choses à raconter. C'est bien beau l'épure graphique et le look cartoony, c'est bien beau les ambiances "atmosphériques" où personne ne parle, mais bon, les albums lus en sept minutes cinquante, je ne crois pas que ce soit une saine orientation éditoriale pour ce marché.
Il règne actuellement, que ce soit sur les comics ou sur le franco-belge, une lourde influence de la "décompression", comme la baptisée Warren Ellis : des histoires avec des grandes cases sans bulles ni onomatopées, des ambiances, du silence, de l'immobilité. Ce qui était un grand coup d'éclat et une splendide démonstration stylistique dans Authority est devenue une sorte de norme, copiée de manière irréfléchie. Tout le monde n'est pas Warren Ellis. De même que tout le monde n'est pas Brian Bendis et ne peut pas construire un dialogue sur trois bulles. Il faut en général plus de matière, plus de viande autour de l'os. Même Warren Ellis en revient, de la "décompression". Dans Fell, il est nettement plus dense, plus ramassé, plus tendu. Ellis, lui, il réfléchit à la "décompression", ses imitateurs se contentent de mettre moins de bulles et de cases parce que ça fait hype et que ce sont de gros fainéants.
Et mettre moins de bulles et moins de cases dans un bouquin qui fait 46 pages, ça ne fait pas sérieux. Ça se voit trop, ça n'apporte en général rien à l'histoire ni au plaisir de lecture, et surtout, je ne tiens pas à ce que mon lecteur sorte d'Omnopolis en se disant "c'est sympa, mais il se passe pas grand-chose".
Or, là, il semble que ce soit le contraire, genre "y a plein de détails, vivement qu'ils balancent la suite pour éclairer, ça donne envie de savoir"
Actusf : Est-ce qu'on peut parler de la suite, que se passera-t-il ?
Jean-Marc Lainé : On peut difficilement en parler sans déflorer trop.
Mais bon, on va en apprendre plus sur les enjeux financiers et sociaux que le prototype construit par Charlie a bouleversés, et on va techniquement en savoir plus (et pourquoi, et comment, tout ça tout ça). On va également découvrir à quel groupe appartient Marie-Rose. On va faire connaissance avec deux personnages mystérieux peu présents dans le premier volume, et on va visiter les deux tours d'Omnopolis.
Ah, et puis on va faire une petite balade sur les remparts. C'est joli, les remparts. Et si romantique. Mais le tour en dirigeable, ça sera pour le troisième volume
Actusf : Quels sont vos projets ? Vous auriez une trilogie polar, ainsi qu¹une série steampunk en préparation ?
Jean-Marc Lainé : C'est ce qui est mis sur le dossier de presse. Depuis, les choses ont un peu évolué. J'avais aussi une trilogie cyberpunk qui est remise aux calendes grecques parce que le dessinateur a décidé un peu unilatéralement d'aller bosser sur autre chose, donc là, j'hésite entre la patience, la fâcherie et l'assassinat pur et simple. Le projet steampunk est un peu en stand-by aussi, parce que j'aimerais pouvoir le développer avec des moyens, ça s'inscrit dans un univers plus large
Je discute avec quatre dessinateurs en ce moment, sur différentes possibilités : du polar fantastique, du polar plus traditionnel, de l'aventure spatiale
En même temps, il y a "Le Cavalier Maure" dans Pif-Gadget et "Mickey à travers les mondes" dans le Journal de Mickey, ça occupe pas mal. J'ai un projet de one-shot qui est très avancé, le directeur de collection est OK, le scénario est presque prêt, le dessinateur a donné son feu vert, mais bon, ça prend du temps. Et j'ai commencé à discuter avec une petite structure dans le milieu du jeu vidéo, et on devrait commencer à travailler ensemble dans les semaines qui viennent, donc bon, plein d'opportunités se présentent, et comme on ne peut pas courir après trop de lièvres en même temps, il faut essayer de mettre des priorités
La chronique de 16h16 !