Jean-Marc Ligny : J'explique en détail la genèse des Chroniques dans la préface du Voyageur Solitaire. En gros, ce projet est né au début des années 80, grâce à ma rencontre avec Jacques Lelut, concepteur d'artefacts et créateur d'espaces. Il exposait au festival SF de Roanne un ensemble de nefs spatiales fabriquées avec des matériaux de récupération et mises en scène dans une salle décorée ad hoc, avec lumières, lasers, hologrammes etc. Un petit panneau de présentation accompagnait chaque nef, et toutes ces légendes réunies brossaient une espèce d'univers, comme les pièces disparates d'un puzzle. Avec Jacques, on a eu l'idée de développer cet univers au travers d'un album photos de ses nefs. Pour diverses raisons, l'album n'a pas pu se faire, mais j'ai néanmoins travaillé sur cet univers à travers quelques nouvelles, en prenant comme base les nefs et les légendes qui les décrivaient. Ainsi L'Astroport, incluse dans ce recueil, découle directement d'une nef de Jacques Lelut. Par la suite, nos chemins ont divergé, les nefs sont devenues moins centrales, et l'univers que j'ai développé autour a pris de plus en plus d'ampleur… J'ai décidé de le nommer Chroniques des Nouveaux Mondes lorsque j'ai eu l'opportunité de publier les premières nouvelles dans un recueil au Fleuve Noir en 91.
ActuSF : Comment décrirais-tu l'univers des Nouveaux Mondes ? Comment le vois-tu ?
Jean-Marc Ligny :C'est une espèce d'utopie fun et poétique. Car pour imaginer qu'en 2400 et quelques, l'homme aura essaimé dans les étoiles et fondé des civilisations galactiques, même avec l'aide plus ou moins bienveillante de races extraterrestres, il faut aujourd'hui une bonne dose d'optimisme ! Mais pour moi qui écris généralement de la SF réaliste, branchée sur le présent et les problèmes actuels, c'est comme une respiration, une échappée dans l'imaginaire, en même temps qu'une sorte d'hommage à ces grandes et belles sagas qui m'ont tant fait rêver comme Les Seigneurs de l'Instrumentalité de Cordwainer Smith ou Les Galaxiales de Michel Demuth. C'est ce côté évasion pure de la SF que j'exprime ici ! En même temps, ça me permet d'assouvir ma passion pour l'astronomie, car j'essaie malgré tout d'être rigoureux sur le plan scientifique - on ne se refait pas…
ActuSF : Parlons des quatre nouvelles dans ce recueil ? Est-ce que tu te souviens de leur naissance ?
Jean-Marc Ligny :Heu… vaguement ! Je sais que Le Traqueur d'Extrêmes et Le Cas du Chasseur ne faisaient pas partie des Chroniques à l'origine. La première, je l'avais écrite au début des années 80 pour Fiction, inspiré sans doute par quelque exploit sportif extrême, je ne me souviens plus quoi exactement. La seconde m'a été inspirée par une chanson des Talking Heads intitulée Animals. Dans la toute première version, j'avais d'ailleurs mis cette chanson en exergue. Par la suite, en reprenant ces nouvelles, j'ai réalisé qu'avec des modifications mineures, elles pouvaient parfaitement représenter la Terre dans les Chroniques… Le Voyageur Solitaire et L'Astroport, en revanche, ont été écrites spécialement pour les Chroniques et sont directement inspirées de nefs de Jacques Lelut. Mon modèle pour Le Voyageur Solitaire, c'est clairement Les Seigneurs de l'Instrumentalité…
ActuSF : L'une des nouvelles mets en scène Tag Fades dans ce qui ressemble presque à de la téléréalité. Sauf que tu étais en avance en l'écrivant en 1991. As-tu parfois l'impression que la réalité à rattrapé la fiction, voir la science-fiction ?
Jean-Marc Ligny :Là tu parles du Voyageur Solitaire… En effet, je n'avais pas réalisé en l'écrivant que c'était une forme de télé-réalité ! Mais oui, j'ai souvent cette impression, surtout que j'écris généralement de la SF qui se passe sur Terre dans un futur proche, et qui traite de problèmes déjà en germe dans notre présent. Ça me l'a fait pour Inner City, quand j'ai appris qu'un internaute coréen était mort devant son ordi après 75 h de connexion non-stop ; pour Jihad aussi, où j'ai bien flippé quand Le Pen est arrivé au 2e tour des élections en 2002 ; pour Aqua™ enfin, quand l'été dernier, un satellite américain a découvert une nappe phréatique gigantesque au Darfour, pays où sévit une sanglante guerre pour l'eau… C'est à la fois satisfaisant de constater que je ne me suis pas trompé dans mes prévisions, et un peu angoissant de découvrir que ce futur pire que j'imagine devient déjà le présent ! Parfois j'ai à l'inverse l'impression de vivre dans un roman de SF : certaines dystopies des années 70 n'ont pas osé aller aussi loin que ce qu'on vit actuellement !
ActuSF : Le Cas du Chasseur évoque la condition animale. C'est un sujet qui te préoccupe toujours aujourd'hui ?
Jean-Marc Ligny :Oui, bien sûr. Je vis entouré d'animaux, et ma compagne Licorne s'implique dans le sauvetage de chevaux destinés à l'abattoir. La façon dont l'être humain traite les animaux m'a toujours révolté, mais ça fait partie d'un tout, d'un état d'esprit général : celui qui aime faire souffrir un animal, ou que la souffrance d'un animal indiffère, s'en foutra également de polluer, va accaparer les ressources, rouler en 4X4, exploiter son prochain, battre sa femme, aimer la chasse et la corrida, être tortionnaire à la guerre, bref, sera de la race des prédateurs… À partir du moment où l'on acquiert une conscience écologique et un respect pour la planète qui nous (sup)porte, on ne peut qu'aimer et respecter les animaux car sans eux, on meurt.
ActuSF : On sent, notamment avec Le Traqueur d'extrêmes, une interrogation autour de la pollution. Une interrogation que tu as également développée dans Aqua™. As-tu l'impression avec Al Gore, le Grenelle de l'environnement, etc, que les choses changent et dans le bon sens ?
Jean-Marc Ligny :Non, pas vraiment. C'est clair que l'humanité - y compris ses dirigeants - prend conscience de l'ampleur du problème du réchauffement climatique, et qu'elle risque de ne pas y survivre si elle ne fait rien. Mais comme d'habitude, les sociétés sont très lentes à réagir. Des lobbies puissants, motivés par l'intérêt immédiat, contrecarrent ou anihilent les mesures qui peuvent être prises. Les prédateurs dont je parlais plus haut ramassent tout ce qu'ils peuvent avec leur courte vue style " après moi le déluge ". Pendant ce temps le climat se dégrade à vitesse grand V. La nature ne va pas nous attendre et n'aura pas de pitié. Quand on commencera vraiment à réagir, il sera trop tard à mon avis. Il faut s'attendre à des années très difficiles, et je plains les gosses qui naissent aujourd'hui !
ActuSF : Tu as une science fiction très humaine. L'humain est toujours au centre de tes nouvelles dans Le Voyageur Solitaire. C'est ce qui t'intéresse le plus ?
Jean-Marc Ligny :En effet, je n'écris pas de la SF technologique. Développer une idée hard-science n'est pas ce qui m'intéresse et me motive a priori dans la SF. Ce qui m'intéresse, ce sont plutôt les conséquences sociales de tel ou tel problème ou découverte technologique, le type de société que cela peut induire. Je crois qu'en ce sens, j'ai été beaucoup influencé par Philip K. Dick, qui dans ses romans a toujours mis l'humain, le quidam ordinaire avec ses peines et ses soucis, au centre de l'histoire. J'essaie de faire pareil. Je raconte des histoires avec des gens, pas avec des machines.
ActuSF : Quels sont tes nouvelles à toi ? Sur quoi travailles-tu actuellement ?
Jean-Marc Ligny :J'écris un roman pour Intervista - la maison d'édition de Luc Besson - intitulé EcoWarriors, dont le sujet paraît évident d'après le titre : un couple de " guerriers " qui fait du " terrorisme " écologique, des sortes de Bonnie and Clyde de la cause écolo. Je prépare également un autre (gros) roman pour l'Atalante, toujours sur le réchauffement climatique, mais cette fois poussé à ses conséquences extrêmes, intitulé (pour le moment) L'effet Vénus : on n'a pas réagi à temps, le climat se détraque complètement, la Terre devient une planète hostile, l'humanité est condamnée à brève échéance, comment réagissez-vous ? Voilà en gros le sujet. Je prépare également un roman " utopique " pour une série que je vais diriger chez La Volte, dans laquelle plusieurs auteurs vont tenter, à travers un personnage récurrent, de construire un monde meilleur… En supposant évidemment qu'une partie au moins de l'humanité ait survécu à L'Effet Vénus !