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Interview de Jérôme Noirez
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Interview de Jérôme Noirez

ActuSF : Comment est née l'idée de ce roman ? Qu'avais-tu envie de faire ?
Jérôme Noirez : Je suis un « carrollien » de longue date. Ce personnage m’a toujours passionné. Et depuis longtemps trottait en moi l’idée d’écrire quelque chose sur lui, hors du champ de vision très réduit que les Français ont de son oeuvre. J’ai songé un moment écrire un roman narrant la journée durant laquelle Lewis Carroll a pris la célèbre photo d’Alice Liddell en petite mendiante, de détailler chaque instant, chaque regard, d’interroger la duperie autant que la connivence de ces regards, de travailler sur l’écoulement du temps (l’instant photographique à l’époque est un « instant long »)... Je n’ai pas, d’ailleurs, abandonné cette idée. Finalement, j’ai choisi d’entraîner Carroll sur un terrain inattendu : celui du roman d’aventure exotique.

ActuSF : Que représentent pour toi Lewis Carroll et Alice au pays des Merveilles ?
Jérôme Noirez : Ils ne représentent rien sur un plan allégorique. L’allégorique, le symbolique ne m’intéressent pas. Dans mes romans, les choses sont ce qu’elles sont. Elles ne démontrent rien. Elles ne donnent aucune leçon (ce, malgré le titre). Alice au Pays des Merveilles (qui est loin d’être pour moi le texte majeur de Lewis Carroll) est un récit très triste en définitive, il montre une petite fille qui ne parvient pas à s’évader des conventions du réel, elle essaye, mais elle n’y parvient pas, non, aucune émancipation n’est possible. Elle est doublement prisonnière, elle est prisonnière d’une société particulièrement aliénante, et elle est prisonnière de ce petit homme qui aime être en sa compagnie, et de ses geôles fantasmatiques.

ActuSF : Pourquoi avoir choisi de mettre en scène Lewis Carroll ? Pour son côté ambigu avec les enfants ? Sa naïveté par rapport à l'enfance et au monde ?
Jérôme Noirez : Son « côté ambigu » (euphémisme) avec les fillettes ne suffirait pas à nourrir mon intérêt pour Carroll. D’ailleurs, ce n’est pas tant ce désir (qui est d’une grande banalité en définitive) qui m’intrigue que la façon dont Carroll érige tout un système pour le satisfaire sans jamais remettre en question l’ordonnance de son petit monde. Une maniaquerie fascinante, parce qu’à la fois charmante et répugnante. J’ajoute que Lewis Carroll n’est pas naïf (son avatar dans mon roman l’est peut-être un peu plus, je l’ai fragilisé). Il vit avec son temps, il participe à la réflexion politique, artistique, sociale. Il prend parti, parfois avec véhémence. Il attache beaucoup d’importance à la place qu’il occupe dans la société. C’est un mondain, mais un mondain singulier. J’aime la complexité, le mariage des contraires, les puzzles constitués de pièces qui ne s’assemblent pas entre elles : Lewis Carroll me comble.

ActuSF : Ce qui frappe dans ton roman, ce sont tes personnages. Peux-tu nous parler de Kematia ? Comment la vois-tu ?
Jérôme Noirez : S’il y a bien une valeur quasiment universelle, un poison partagé par la quasi-totalité des cultures, c’est la phallocratie. Partout le sexe masculin asservit, anéantit le sexe féminin. Et il le fait dès l’enfance. Il est très imaginatif en ce domaine, des millénaires de pratique l’ont rendu tout puissant. Kematia est une petite fille qui a subi ce joug, mais à qui il est donné l’occasion de reconquérir ce qui lui a été ravi. Elle est la revanche d’Alice. Elle est une authentique sorcière, elle est ce que nos phallocraties priapiques craignent le plus. Je voudrais que toutes les petites filles puissent devenir Kematia. La phallocratie est un des pires boulets que nous traînons aux chevilles (avec la religion).

ActuSF : C'est vrai qu'elle représente une sorte de révolte, de colère rentrée permanente. C'est elle qui mène la danse. En même temps elle n'a pas du tout un comportement de petite fille. N'a-t-elle pas perdu dans ton roman son enfance ?
Jérôme Noirez : C’est juste. Il y a des enfants dans la plupart de mes écrits, mais indiscutablement, Kematia est la moins enfantine de tous mes jeunes personnages. Elle est issue d’une culture où l’enfant cesse d’être un enfant sitôt qu’il n’a plus besoin de téter le sein de sa mère. C’est une chasseresse. Ses préoccupations diffèrent totalement de celles des sages fillettes victoriennes que fréquente Carroll. Et puis sa mort est aussi un déni d’enfance (je n’en dirai pas plus, je ne veux pas faire de « spoiler »). On voit cet abîme qui sépare Kematia de l’enfance et de l’idée aussi que Carroll se fait de l’enfance lors de leur rencontre.

ActuSF : Te souviens-tu comment est né ton personnage qui a un élan dans la gorge ?
Jérôme Noirez : Non, je ne m’en souviens pas précisément. Je ne sais pas trop comment les personnages naissent. Je suis du genre capricieux et gratuit, du genre à me dire, tiens, et si je faisais avaler un cerf à ce mec, ce serait marrant. Dans l’écriture, je suis un jouisseur, je n’ai pas besoin d’un prétexte raisonnable ou rationnel pour faire les choses, tant que cela ne vient pas contrarier la narration qui est mon souci premier. D’autre part, je suis passionné, sinon obsédé, par les assemblages charnels improbables, tel un type avec un cerf dans le gosier, des vivants qui accouchent de cadavres adultes ou une entité constituée de milliers de membres humains tranchés dans Féerie pour les Ténèbres. Le corps m’intéresse, la chair m’intéresse, les fluides, les matières qui s’échappent du corps… L’esprit m’intéresse infiniment moins. Je le trouve fade. Ma mythologie est celle de la chair, du corps matériel. Hors de lui, je n’ai jamais rien trouvé de très passionnant.

ActuSF : Et peux-tu nous parler de Jab Renwick, qui est finalement tout ce que Dodgson (Lewis Carroll) n'est pas...
Jérôme Noirez :
Jab Renwick, c’est le genre de personnages que j’adore. Tellement venimeux qu’il accède à une forme de liberté que les autres n’atteindront jamais. Il est par-delà le bien et le mal. Si je devais m’incarner dans l’un des personnages de ce roman, ce serait en lui évidemment. À moi la jouissance du meurtre et des sévices ! Il est si drôle.

ActuSF : Je voulais également revenir sur Novascholastica, un continent imaginaire où « stationnent » les morts à cause d'une sorte de dysfonctionnement. Comment est-il né et qu'est-ce qui t'a donné envie de le mettre en scène ? Est-ce son improbabilité où tout est possible ou peut-être sa situation instable ?
Jérôme Noirez : J’avais besoin d’une terre exotique. J’aurais pu choisir une colonie anglaise réelle, ce n’est pas ce qui manque, mais je ne trouvais rien qui s’accordait parfaitement avec l’idée que j’avais de cette terre. Le personnage de Kematia m’imposait un syncrétisme culturel, ce qui m’a poussé en définitive à inventer un continent entier entre Afrique et Océanie. Par ailleurs, une terre imaginaire me permettait de m’approprier l’un des charmes du roman d’exploration : la découverte de l’inconnu. C’est devenu très dur d’être « exotique » à présent. Les gens voyagent, s’intéressent aux cultures extra occidentales, les émerveillements des grands explorateurs du 19e siècle prêtent à sourire. Je tenais à ce que le lecteur soit comme un londonien de l’époque lisant des récits d’explorateurs, fantasmant avec un mélange d’excitation, de fascination, de dégoût parfois, ces terres et ces cultures lointaines, ces sauvages aux mœurs bizarres. Il me fallait aussi une colonie un peu abandonnée à elle-même où la culture des colons se délite, entre pour ainsi dire en décadence. Car en définitive les anglais de Novascholastica sont au moins aussi « exotiques » que les natifs.

ActuSF : Tu as composé plusieurs musiques pour le livre. Pour quelle raison, et quelle importance cela a-t-il dans ton écriture ?
Jérôme Noirez : J’ai pris l’habitude de composer quelques musiques quand je finis un roman, la musique étant mon autre métier. Je n’écoute jamais de musique quand j’écris, et je me demande même comment font certains auteurs pour écrire avec de la musique en fond sonore (je déteste la musique en fond sonore qui n’est pour moi qu’une nuisance, une pollution). Composer de la musique n’a pas d’incidence ou d’importance dans mon écriture (ou si elle en a une, elle m’échappe encore). Par contre, elle fait écho à l’importance que j’accorde au caractère cinématographique de ma narration. Le cinéma dispose de techniques narratives (d’un sens du rythme, du découpage, du point de vue, de l’élusion), bien plus développées et excitantes que celles du roman. Même si ça me peine de l’admettre. J’essaye de penser mes romans en Technicolor, en 16/9, avec une bande-son en 5.1. Composer des musiques participe de ce désir de cinéma.

ActuSF : Et on terminera sur tes projets. Quels sont-ils ?
Jérôme Noirez : Le premier tome d’une série de polars historiques pour adolescents dans le Japon médiéval, à paraître début 2008. Un recueil de nouvelles à boucler. Un roman qu’on peut vaguement qualifier de « fantasy urbaine », dans lequel il est question de magie, mais d’un point de vue tout à fait singulier, très dérangeant (même moi, il parvient à me déranger, c’est dire). J’espère le finir pour début 2008. Je vais aussi me remettre à écrire des choses pour les petits, même si les éditeurs semblent avoir un peu de mal avec mes histoires pour les gosses.

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