ActuSF : Quelle est la genèse de ce livre. Une des nouvelles était parue dans Bifrost. Tu avais déjà le projet d'un "recueil" à ce moment-là ?
Laurent Kloetzer : Le projet du recueil était là dès le début, dès la publication de la première version de Pensez à eux sur la noosfere, en 2000. Je rêvais d'un cycle se déroulant dans la plus grande entreprise, chez les meilleurs. Mais à l'époque, je ne comprenais pas vraiment CLEER. Il a fallu qu'on s'y remette ensemble, après avoir rencontré quelques amis plongés dans des vies vraiment étonnantes pour qu'on relance le projet.
ActuSF : Tu sembles bien connaître cet univers que tu décris ?
Laurent Kloetzer : Ce sont les grandes entreprises qui nous nourrissent (au sens concret du terme), pas la littérature.
ActuSF : Qu'est-ce qui t'intéressait dans le monde de l'entreprise ? Le discours ? La structure ? Les rapports entre les humains ? Le fait que ce soit un terrain que tu n'avais pas encore exploré ?
Laurent Kloetzer : Ce qui nous intéressait, c'était la mythologie inhérente aux grandes structures. La différence entre le discours de façade, qui se veut hyper-rationnel, et les mécanismes cachés : fascination, goût quasi mystique pour la performance, rapports de pouvoir, irrationalité du discours...
ActuSF : Vinh semble froid, calculateur et arriviste, Charlotte est un peu plus humaine mais on ne sait pas grand chose d'elle finalement (son passé, sa famille, ses amis, ses envies... tout comme Vinh d'ailleurs). Est-ce que pour toi l'entreprise est responsable de ces contours un peu flou ? Est-ce qu'elle peut aller jusqu'à déshumaniser ses employés ?
Laurent Kloetzer : Tous les deux sont très humains. Le récit se concentre sur leur vie professionnelle, qui prend de la place dans leur existence, c'est pour ça qu'on ne s'intéresse pas au reste. Mais par exemple, Charlotte a un petit ami (qu'elle plaque quelque part entre le premier et le troisième texte), on peut voir qu'elle s'intéresse à la littérature, à la culture, aux sciences humaines... Politiquement, elle a plutôt une sensibilité de gauche, sociale-démocrate. Vinh a une copine, qui bosse chez Cleer également, sans c'est doute un peu opportuniste de sa part. C'est la fameuse A-K C avec qui il chatte de temps en temps dans le livre. On voit aussi qu'il fait beaucoup de sport et que la vie de famille joue un rôle très important pour lui (je crois qu'il mange chez ses parents toutes les semaines ou toutes les deux semaines).
ActuSF : Penses-tu que l'économie de marché telle qu'elle est décrite dans CLEER, soit compatible, sinon avec une morale, au moins avec une certaine forme d'éthique ?
Laurent Kloetzer : Oui, bien sûr. Cleer est une entreprise très éthique, qui accorde de l'importance à la qualité des rapports humains, au respect de la personne, de la vie privée, etc. Ce n'est pas comme certaines grosses corporations anonymisantes et écrasantes qu'on connaît de nos jours. Cleer est même l'incarnation d'une économie de marché compatible avec l'éthique.
ActuSF : Sans spoiler, on peut dire que CLEER est un roman qui ouvre vers la transcendance. L'entreprise n'est-elle pas un endroit un peu étrange pour une telle épiphanie ?
Laurent Kloetzer : L'entreprise, prise en général, oui. Comme toutes les grosses bureaucraties, une grande entreprise produit plutôt de l'absurde. Mais CLEER n'est pas n'importe quelle entreprise. Elle atteint ce que les autres ne font parfois qu'approcher, une forme de mystique, d'absolu. C'est ça qui en fait la singularité, qui la place au-dessus des plus grands.
ActuSF : A la différence d'un roman de fantasy classique, on n'est pas dans une lutte entre le bien et le mal. Sur quel terrain places-tu la lutte dans laquelle se lancent tes personnages ?
Laurent Kloetzer : L'intelligence contre la bêtise. L'efficacité contre la paresse, contre la perte de temps, contre la sous-performance. Notre monde subit une inertie terrible, le rendement de la plupart des processus est dérisoire. Si nous voulons améliorer les choses, améliorer nos conditions de vie, la qualité de notre environnement, il faut améliorer nos façons d'être, de vivre, de travailler. Vinh et Charlotte essaient d'améliorer les choses à leur niveau.
ActuSF : Daylon est intervenu très tôt dans le processus de maturation de l'objet littéraire qu'est devenu CLEER. Quel a été son apport dans l'esthétique générale du projet ?
Laurent Kloetzer : Il a tout fait. Il a compris tout de suite le projet, se l'est approprié, a compris l'esthétique de la société et a positionné celle du livre par rapport à celle du Groupe. A la fois respectueuse et moqueuse de l'identité visuelle du Groupe. On espérait qu'il trouverait un poste dans le département de relations publiques de la boîte mais ils sont bêtes (mêmes eux...), ils ne l'ont pas pris à cause d'une controverse stupide.
ActuSF : On a, d'un côté, une sorte de fix-up initiatique, façon Le Cycle des épées, et de l'autre une hyper contemporanéité. Comment gère-t-on ce grand écart entre la structure et le fond ?
Laurent Kloetzer : Et si, en vérité, il n'y avait pas de grand écart ? La forme du fix-up est en fait très contemporaine. Récits courts, intenses, pas de perte de temps, pas de ventre mou de la narration...
ActuSF : Il y a dans CLEER un gros travail sur la langue, et notamment sur les langages corporate. Est-ce c'est la clef vers un nouvel imaginaire ?
Laurent Kloetzer : Sans doute. Le plus dur est de donner une esthétique littéraire à un langage qui est somme toute assez moche. On a essayé d'éviter les anglicismes à tous crins, mais c'est dur.
ActuSF : On est dans une fantasie(y), mais fermement ancrée dans le réel. Est-ce que ces grandes entités commerciales aux contours flous sont les nouvelles divinités ?
Laurent Kloetzer : Non. Seule CLEER atteint ce niveau de perfection. Les autres ne font qu'y prétendre... Apple, peut-être, avec son messie et ses fidèles, s'en approche un petit peu.
ActuSF : Le Groupe que tu décris est à la fois très particulier et en même temps, totalement nébuleux. Son identité passe par la couleur (ou son absence), par une certaine idée de la transcendance.
Laurent Kloetzer : Son identité passe par lui-même. Le Groupe ne dissimule par son essence derrière un logo ou une communication officielle. Le Groupe est contenu tout entier dans le logo. Mais je conçois que ce soit une idée difficile à saisir. Même Vinh et Charlotte ont du mal à l'accepter.
ActuSF : Quel pourrait-être son exact opposé dans ton univers ?
Laurent Kloetzer : Son opposé serait un agrégat immonde composé des lycéens grévistes, des syndicalistes, des 35 heures, des auteurs de SF façon Henry & Mucchielli, des familles qui vivent en autarcie dans une vieille ferme rénovée, des gens qui bossent à temps partiel, des institutrices de maternelle, des chômeurs qui ne cherchent pas de boulot... (ajoute ici ta catégorie préférée).
ActuSF : Il semble que la nouvelle soit une distance que tu affectionnes. On se souvient de Réminiscences 2012. Tu as d'autres projets de ce type ?
Laurent Kloetzer : Oui. Des textes de SF compliquée, destinée à Notre Club.
ActuSF : Quels sont tes projets ?
Laurent Kloetzer : Ecrire de la SF. Devenir plus efficace. Mener plusieurs vies à la fois. Atteindre le ciel.