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Interview de Maurice G.Dantec
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Interview de Maurice G.Dantec

...Cela dit, on avait un contact. Stéphane Hervé a été le rédacteur en chef du magazine Rage, il a collaboré à divers journaux, à l'émission Guerilla Radio sur OUI FM, est journaliste, photographe, membre permanent du duo Dead Sexy Inc. avec Emmanuel Hubaut (ex LTNO) et connaît bien Dantec. Tellement bien qu'il prépare en ce moment un docu-fiction sur lui et vient d'enregistrer Black Box Baby, une chanson écrite par le maître himself et inspirée de Cosmos Incorporated. L'interview avait bien failli se faire pour la sortie de Villa Vortex, mais finalement… eh ben non. On l'avait eue un peu mauvaise, mais bon… on s'était fait une raison. Aussi lorsque Stéphane Hervé nous a recontacté, on n'a pas hésité. Une interview commune ActuSF / OUI FM. Nous pour la partie bouquin, eux pour la (petite) partie musique, et le tout en vrai live dans les studios. Une heure en face de Maurice G. Dantec, sans le filtre de l'internet, sans lui laisser le temps d'affûter ses mots.

 

Une heure dans la même pièce que le "Grand Démon". Lorsqu'il est arrivé, tout de noir vêtu, assez élégant et tout débordement capillaire oublié, on s'attendait à un tueur cybernétique, glacé comme le chrome, acéré comme une lame en céramique, mais non… L'homme est courtois, limite timide, se prêtant de bonne grâce à l'exercice, et même, parfois, il va rire de bon cœur. Bref, une interview à visage humain. No Bullshit !

 
ActuSF : Comment est-ce que vous avez vécu cet interminable feuilleton éditorial, de Gallimard à Flammarion le temps de traverser le magasin, puis Fayard pour finalement arriver chez Albin Michel ?
Maurice G. Dantec :
C’était surtout surprenant de voir que les éditeurs sont à ce point sous la coupe des avocats, et donc des lois liberticides de la République. Mais par compassion je serai tenté de dire qu’ils n’ont pas le choix. Quand j’ai présenté à Gallimard le tome 3 du Théâtre des Opérations - American Black Box – il y a eu le temps nécessaire à la lecture, puis ensuite, de manière assez brutale, le refus de publication pour des raisons qui tenaient moins au contenu qu’aux implications judiciaires qu’il pouvait avoir. Du coup s’en est suivi le ballet croisé des éditeurs qui, se rendant compte qu’ils avaient entre les mains un objet… disons relativement explosif, reproduisait le scénario. C’est ce qui s’est passé, entre autres, chez Flammarion, et ça a duré comme ça jusqu’à ce que mon agent littéraire décide d’organiser un transfert vers un éditeur qui ait "les burnes" de publier la chose de concert avec le roman. Parce que ce qui était étonnant c’est qu’ils étaient tous d’accord pour publier mes romans qui ne se vendent pas trop mal, mais qu’il était hors de question de prendre le moindre risque avec American Black Box. C’est là que j’ai commencé à comprendre qu’il y avait peut-être quelque chose de pourri au Royaume du Danemark (rires)


ActuSF : C’est votre premier roman qui se situe résolument dans un univers de science-fiction, même si avant, la tentation était présente. Pourquoi maintenant ? En fait pour quoi maintenant seulement ?
Maurice G. Dantec : Eh bien… je ne sais pas. Je ne crois pas qu’un écrivain soit un mécanicien qui décide dans quel ordre il va placer les pièces de son petit Meccano©. Il y a des choses qui se passent dans sa vie, des choses qui se produisent dans le monde. Il y a des lectures aussi qui peuvent servir de déclencheur à la matière explosive. A bien y réfléchir je n’ai pas vraiment décidé d’écrire un roman de SF. En fait à bien des égards, c'est le roman qui s’impose à vous. Peut-être certains écrivains ont-ils la possibilité de contrôler totalement la genèse de leur création, mais pas moi. Moi c’est le roman qui s’impose à moi et je dois être son serviteur. Pas l’inverse.

ActuSF : Marrant, parce que c’est aussi le premier qui ne sorte ni dans une collection SF, ni dans une collection polar ?
Maurice G. Dantec : C’est exact là encore, mais peut-être que c’est parce que les éditions Albin Michel sont les premières à avoir compris qu’au XXIème siècle, la dénomination dite « science fiction » avait changé de signification. Parce que nous sommes déjà dans la science-fiction. Le clonage, et probablement le clonage humaine a déjà commencé, les mutations transgéniques sont là, la biocybernétique est toujours expérimentale, mais plus pour très longtemps, donc ça y est. C’est parti. La science fiction reste une littérature de l’Imaginaire, mais ce n’est plus qu’une littérature de la prospective. C’est déjà une littérature du présent.

ActuSF : Et c’est pour ça que vous avez choisi un univers cyberpunk ?
Maurice G. Dantec : Là on entre dans la problématique des étiquettes…

ActuSF : Enfin vous êtes tout de même plus proche de Gibson que d’Asimov ?
Maurice G. Dantec : Eh bien… à vrai dire peut-être pas tant que ça. Il y a dans Cosmos Incorporated quelque chose qui le rattache à toute la science fiction de la seconde moitié du XXème siècle. Y compris à des choses comme le concept de la psycho-histoire d’Asimov, ou les travaux qu’ont pu conduire des auteurs comme Van Vogt à partir d’ouvrages plus scientifiques, je pense en l’occurrence aux théories de Korzybski sur la sémantique générale. Il y a aussi le fait que parallèlement à ça je m’intéresse à d’autres genres. Vous avez raison de dire que c’est un roman de science fiction, mais c’est aussi un roman métaphysique, et c’est aussi et surtout un thriller. Ce sont autant de composantes qui conduisent au rendu général. Comme dans un groupe de rock, où c’est l’alchimie complexe basse, batterie, guitare, voix, claviers, qui donne un résultat supérieur à la simple somme de ses parties.

ActuSF : Et justement vous n’avez pas peur en teintant cette métaphysique - qui est le cœur même du roman - d’un vernis de prospective presque immédiate, de passer pour un gourou ?
Maurice G. Dantec : Un gourou de quoi ?

ActuSF :
Gourou d’une génération. Vous êtes un écrivain qui fait débat. Qui peut susciter le rejet absolu, ou au contraire l’adhésion totale, il suffit de faire un tour sur les forums des sites qui vous sont consacrés ?
Maurice G. Dantec : J’évite d’y aller généralement. Mais je ne veux pas devenir un gourou, je ne suis pas Raël. De Gaulle disait que ce n’était pas à 67 ans qu’il allait commencer une carrière de dictateur, moi ce n’est pas à 46 ans que je vais me lancer dans une carrière de gourou.

ActuSF :
Et concernant le côté cyberpunk de Cosmos Incorporated. C’était à l’origine un mouvement plutôt nihiliste, et qui va donc à l’inverse des valeurs que vous défendez ?
Maurice G. Dantec : Le nihilisme c’est la grande question de ce siècle – et de la fin du précédent évidemment –. Mais pour sortir du nihilisme il faut en avoir fait l’expérience. C’est ce que disait Nietzsche. Et il faut par conséquent être allé au bout de la chose pour avoir l’espoir d’entrevoir la lumière. Et pour pouvoir en parler.

Gibson, Sterling ou Bear étaient peut-être des nihilistes, mais plus à la manière d’un Houellebecq par exemple qui écrit sur et dans le nihilisme. Lui va jusqu’au bout du process. Donc dans ses romans, il y a un point - peut-être infinitésimal – où quelque chose s’ouvre vers cette lumière. Une lumière qui est au-delà du nihilisme de ce monde.

Or nous autres écrivains nous sommes tout de même un petit peu là pour décrire le monde dans lequel nous vivons. Et le monde dans lequel nous vivons, c’est précisément celui du nihilisme incarné. Autant que le nihilisme soit en mesure de s’incarner bien sûr. Ce qu’il ne peut justement pas faire.

Cela signifie donc que nous sommes dans un monde de nihilisme autofabriqué, et autophagique. J’en ai d’ailleurs fait l’expérience hier soir, à l’enregistrement de l’émission de Thierry Ardisson.

Je ne connaissais son émission que comme un téléspectateur normal. Or hier soir, on m’a piégé. On m’a invité sans me communiquer la liste complète des invités, et en faisant intervenir en dernier lieu un intellectuel musulman avec qui, inévitablement, un débat allait devoir s’engager, et ce en cinq minutes et demie. Mais ce qu’il y a de plus grave c’est qu’on était réellement dans le monde du simulacre, comme disait Baudrillard. J’ignorais que les applaudissements étaient enregistrés. J’ignorais que c’était l’animateur de l’émission qui décidait qui avait raison. J’ignorais qu’on était donc entré dans le totalitarisme cool que je décris. Et il m’a tout de même fallu deux ou trois minutes avant de comprendre qu’il y avait un bouton pour dire aux gens de quel côté était la vérité. Inutile de dire qu’elle n’a jamais été du mien.

Dans mes romans, finalement je n’avais que l’intuition de ce genre de choses, mais là… ça y’est. C’est parti ! Là ce n’est plus de la science fiction !

ActuSF :
D’accord, d’un côté vous nous démontrez que nous sommes dans le monde du nihilisme, mais pourtant, dans Cosmos Incorporated, on sent comme la tentation de l’espoir ?
Maurice G. Dantec : Je dirais plutôt l’espérance. Les termes semblent synonymes, mais c'est trompeur. On nous a chanté l’espoir en des lendemains radieux pendant tout le XXème siècle, et on a vu où ça nous a conduit.

L’espérance c’est une attente. C’est la perception presque prémonitoire d’une lumière qui va arriver.

ActuSF :
Donc ce n’est pas l’attente du pire. Alors vous croyez encore un tout petit peu dans le genre humain ?
Maurice G. Dantec : Peut-être que pour le genre humain je serai un peu plus pessimiste. Mais forcément quelque chose de lumineux sortira de ces ténèbres. Comme le disait St Jean dans son Apocalypse : « La Lumière est contenue dans les Ténèbres, et les Ténèbres ne peuvent pas la retenir. »

ActuSF :
Et si dans vos romans se sont toujours les femmes qui sont la clef du mystère, c'est parce que vous tentez de les préserver du sort que vous réservez au reste de l'Humanité ?
Maurice G. Dantec : Je ne sais pas comment vous répondre. C'est peut-être une image de la femme que j'ai en moi. C'est peut-être aussi que l'homme, en tant que mâle, a pas mal démissionné de ses responsabilités. Peut-être aussi que l'Histoire, qui s'est mise entre parenthèses au cours de ces dernières années, ne pourra se remettre en marche – quoique sous une autre forme, sous une autre orbite quantique – que par le biais des femmes. Soit dit sans faire de féminisme à la petite semaine.

ActuSF :
Dans Cosmos Incorporated, c'est une femme qui a la puissance du Verbe. Et c'est là la colonne vertébrale du roman. Cette puissance du Verbe, qui semble d'ailleurs être devenue depuis Villa Vortex une problématique fondamentale de votre œuvre, est-ce que vous essayez de la retranscrire au travers de votre style, que vos admirateurs qualifient de dense, et vos détracteurs de confus ?
Maurice G. Dantec : Les problèmes de style, c'est un débat presque centenaire. Au début du XXème siècle vous aviez le choix entre Paul Valéry et Léon Bloy. Moi je ne revendique rien. Le roman s'expose en tant que tel. Comme un objet baroque dans lequel effectivement certaines personnes, et je peux le comprendre, peuvent voir un labyrinthe verbal. Si avec Cosmos Incorporated j'ai effectivement essayé de créer quelque chose comme une muraille de glace, que je reconnais difficile à franchir, j'ai fourni au lecteur les crampons pour la franchir. J'ai toujours essayé de le faire se reconnecter à la narration, pour ne pas qu'il perde le fil de l'histoire.

Bon… après que des journalistes, sûrement d'une ignorance crasse, trouvent le roman infranchissable, peu m'importe en fait.

ActuSF : Et pourtant le début du roman est écrit dans un style assez surprenant pour les habitués de Dantec. Beaucoup plus fluide. Presque apaisé.
Maurice G. Dantec : En fait c'est très exactement ça et, désolé de devoir faire cette digression, mais mon baptême en février 2004 a certainement eu une influence déterminante sur cette pacification interne.

ActuSF :
Et ce début surprend d'autant plus que les derniers textes polémiques que vous avez signés, notamment sur Ring, sont eux carrément au lance-roquettes. Et vous n'avez pas finalement l'impression que votre message passe beaucoup plus efficacement dans vos romans que dans ces textes que vous écrivez à chaud sur l'actualité ?
Maurice G. Dantec : Dans un roman, il n'y pas vraiment de message. Je rédige des textes polémiques parce que je ressens le besoin de réagir à des choses. "Polémique" de "polemos", la guerre, parce que nous sommes en guerre. Il faut l'admettre une bonne fois pour toutes. Lorsque après je prends position pour ou contre la constitution européenne, pour ou contre la réélection de George Bush Jr. ça fait partie d'une configuration parallèle à la démarche de construction romanesque.

Les Théâtre des opérations, qui ont été publiés en 2000 et 2001, ont été annoncés comme des journaux métaphysiques et polémiques. J'ai toujours annoncé la couleur, sans essayer de me cacher derrière un roman ou derrière un journal intime.

ActuSF :
Donc vous assumez la schizophrénie du romancier et du polémiste ?
Maurice G. Dantec : Oui complètement. Enfin schizophrénie… nous avons deux hémisphères cérébraux. Pour l'un, l'analyse et, pour l'autre, l'émotion, et c'est peut-être comme ça que les choses se partagent. Un hémisphère pour le romancier, un autre pour le polémiste.

ActuSF : Mais ne pensez-vous pas que la manière très péremptoire, et parfois très limite, dont vous portez la polémique ne finit pas par créer une sorte d'écran de fumée qui masque l'écrivain ? Vous n'avez pas peur de vous retrouver dans la peau d'un Céline avant sa rédemption ?
Maurice G. Dantec : La peau d'un Céline… c'est pas si mal…

ActuSF :
Oui mais avant sa rédemption. C'est-à-dire de devenir une sorte de parangon d'abjection intellectuelle. On vous colle un peu tout sur le dos :"Maurice Dantec est facho", "Maurice Dantec est antisémite"…
Maurice G. Dantec : (rires) Oui, on entend tout, mais ça c'est le monde d'aujourd'hui. C'est le monde de Thierry Ardisson justement.

ActuSF : Mais vous n'avez pas peur que ça finisse par diminuer la portée de vos romans?
Maurice G. Dantec : Peur… Disons qu'un écrivain qui ne prend pas de risques, surtout dans le monde d'aujourd'hui, c'est un notaire comme disait justement Céline à propos de Gide. Et moi je ne me sens pas trop dans la peau d'un notaire.

ActuSF :
Mais puisque vous êtes prêt à prendre des risques pour porter le combat, pourquoi le faire depuis le Québec. Pourquoi pas ici, en plein théâtre des opérations ?
Maurice G. Dantec : Il faut que ce soit bien clair. Je me considère désormais comme un écrivain nord-américain de langue française. La France m'a quitté plus que moi je ne l'ai quittée. Je n'appartiens plus au Vieux Monde. Quand je reviens en France, c'est parce que, étant francophone, mon public s'y trouve principalement, mais il est aussi en Belgique, en Suisse ou au Québec. Je n'y reviens que pour assurer la promotion de mes livres, mais je n'y vis pas et n'y vivrai plus.

ActuSF :
Il y a dix ans, vous disiez que l'Humanité était à la croisée des chemins et que les choix qu'elle allait faire au cours de la prochaine décennie allaient être déterminants. C'est pour avoir un meilleur point de vue sur cette croisée des chemins que vous avez choisi d'émigrer vers l'Amérique ?
Maurice G. Dantec : Non, c'était plutôt une sorte de nécessité intérieure. C'était quelque chose qui remontait à bien plus loin, mais l'événement clef ça a été la non intervention européenne lors du carnage en Ex-Yougoslavie. On était en train de s'entre massacrer, et en dehors de quelques organisations humanitaires, personne ne levait le petit doigt. Alors qu'il aurait suffit d'envoyer une division de parachutistes au moment où, au tout début de la guerre, les Serbes attaquaient Vukovar. De là, j'ai eu comme l'intuition que la Yougoslavie était le modèle réduit du futur de l'Europe. Car dès l'instant où vous n'assumez plus vos responsabilités, tôt ou tard, elles vous reviennent en pleine face.

ActuSF :
Donc si on vous demande de dresser le bilan au terme de cette fameuse décennie déterminante, j'imagine qu'il n'est pas très positif ?
Maurice G. Dantec : Je crois que l'Humanité est en train de se diviser. Les Etats-Unis par exemple n'en font déjà plus tout à fait partie. C'est déjà une civilisation orbitale. Ils reprennent leur aventure pionnière des XVIIIème et XIXème siècle, là où ils l'avaient abandonnée.

Même si dans Cosmos Incorporated je statue sur la fin de la technique, et sur la fin de l'Homme qui sera corrélative, je présume aussi que le dernier endroit où l'on pourra partir dans l'espace se situera en Amérique, et non pas en Europe, en Afrique ou en Asie.

ActuSF : Oui, enfin après tout de même une Deuxième Guerre de Sécession qui aura conduit à la déconstruction totale des U.S.A…
Maurice G. Dantec : A la déconstruction totale des Etats Nations. De tous les Etats Nations, et pas seulement des U.S.A. Parce que c'est ce qui nous attend. C'est inéluctable. De même que certaines espèces animales parviennent naturellement au stade de l'extinction, l'Etat Nation tel que nous le connaissons depuis la Renaissance, est sur sa fin. On le voit bien d'ailleurs dans son incapacité à lutter contre le terrorisme qui, par définition, est métanational. Surtout le terrorisme islamique.

Supposons, et je vous le dis tout de suite c'est à peine une supposition, supposons donc qu'un agent russe des Spetznat livre une, ou des "valises" nucléaires à des agents d'Al-Quaïda, ou d'une mouvance proche, et que ceux-ci, avec les moyens financiers dont ils disposent payent certains grands gangs de trafiquants mexicains pour les faire rentrer sur le territoire américain. Supposons qu'ils 'en servent pour faire sauter des villes américaines. Sans même parler de New York ou de Washington. Je vous parle de villes moyennes comme Denver ou Phoenix. Comment pourrait réagir le gouvernement américain ? Est-ce qu'en représailles ils pourraient décider de frapper Damas ou Karachi? Non, c'est impossible. Donc qu'est ce qu'il va se passer ? Eh bien ce ne seront plus les Etat Nations qui vont réagir, et dès lors on rentrera dans ce que j'appelle "la guerre de tous contre tous". Et là ce sera effectivement la fin de l'Homme.

ActuSF :
Vous décrivez donc un monde où les Etats Nations sont remplacés par, disons, des groupements d'intérêts fluctuants…
Maurice G. Dantec : Et par une grande agence de gouvernance, qui n'est rien d'autre qu'une projection de l'ONU, mais qui a pris la forme de ce que j'appelle "la métastrucure de contrôle cybernétique", et qui est plus un organe bio politique que simplement politique. Ce qui marque le moment où l'homme devient un matricule. C'est pourquoi dans Cosmos Incorporated certains de mes personnages sont matriculés. On m'a d'ailleurs fait remarqué que c'était un point commun avec le nouveau roman de Houellebecq. Mais à divers degrés toute l'Humanité est matriculée, et c'est une perspective qui me semble désormais inévitable.

ActuSF : Mais ce monde régi par des intérêts transnationaux fluctuants, vaguement régulés par une structure qui se préoccupe plus de contrôle que de régulation, on pourrait presque le voir comme un dommage collatéral de l'ultralibéralisme ?
Maurice G. Dantec : Oui et non. Car le libéralisme c'est une machine autophage qui va finir par se dévorer elle-même. Mais c'est aussi, à son origine, corollaire à l'invention des nationalismes, et c'est une invention de la bourgeoisie, donc je serai tenté de dire une invention du nihilisme. Alors évidemment, à terme, cette dévoration du nihilisme par lui-même nous conduira à cette espèce de muraille qui fera que tout progrès, qui est l'idéologie dominante du libéralisme, sera non seulement bloqué, mais partira à rebours.

Dans mon roman, à la différence de beaucoup de romans des années 70 ou 80, je ne pars pas sur une hypothèse de surpopulation mais au contraire de dénatalité.

ActuSF : D'où cette idée de dévolution ?
Maurice G. Dantec : Exactement. Et là nous allons entrer dans le domaine de l'entropie.

On a voulu opposer l'Homme et la Technique, mais ils sont devenus coalescents. C'est-à-dire qu'ils ont évolué de concert et qu'ils vont par conséquent dévoluer de concert. C'est le background – comme on dit en bon français – de Cosmos Incorporated.

Voilà pourquoi le livre se situe en 2057, date qui correspond au centenaire du vol du Spoutnik, c'est le moment où la conquête spatiale est en train de s'arrêter. En d'autres termes, c'est le moment où le ciel, qui est notre nouvelle frontière, nous est barré. Voilà l'entropie qui commence.

ActuSF :
Et après ?
Maurice G. Dantec : Après… (rires) Après je ne vais pas tout dire au lecteur, mais après vient la lumière.

Le roman est basé sur l'imbrication de plusieurs mystères. Vous me disiez tout à l'heure qu'il pouvait être ardu, mais je n'en suis pas si sûr que ça, parce j'ai vraiment voulu jouer sur plusieurs clichés. Que ce cyborg, affilié à une mafia russe et venu remplir un contrat dans cette ville, ne soit finalement pas ce qu'il croit être, et que sa quête de l'autre "je" qui est en lui vienne interférer dans l'histoire, c'est ça qui était intéressant. Partir de ce cliché pour le faire exploser dans toutes les directions et ainsi accélérer la dynamique de la narration c'était ça mon but. Du coup ça me laissait la possibilité de faire intervenir dans le récit des éléments de la littérature du XXème siècle qui ne sont pas empruntés à des univers SF ou polar. Je pense par exemple à Maurice Blanchot ou à d'autres. Mais la problématique du sujet, la problématique du "je", la problématique de "l'autre", de l'altérité, m'intéressait aussi. Donc c'est pour ça que ce tueur cybernétique est en état de reconstitution permanente. Parce que dans un monde qui se souvient de tout, le seul moyen d'échapper à ce monde, c'est de ne pas avoir de mémoire. C'est pourquoi lorsqu'il arrive dans la ville, ce tueur est vierge de tout, et presque, y compris, de son propre corps.

ActuSF : Et puisque vous en parlez, comment se fait-il que dans vos romans, de la même manière que c'est toujours la femme qui est la clef du mystère, l'homme fort soit toujours un tueur ?
Maurice G. Dantec : C'est vrai. C'est simplement que c'est le représentant terminal de l'Humanité. C'est celui qui est passé de l'autre côté de la mort. Celui qui la donne, ou plus exactement la vend. Mais là aussi c'est une affaire de convention au départ. Je m'attache au genre, et je ne suis pas quelqu'un qui dénigre ce que l'on a appelé les sous-genres. Et l'idée d'un tueur, donc de quelqu'un qui est au service du mal, a toujours été un fort moteur de création romanesque.

ActuSF :
C'est une manière de donner corps dans votre fiction à votre concept de littérature virale ?
Maurice G. Dantec : Oui, mais en l'occurrence c'est plus le livre tout entier que je considère comme un virus. Et même un hypervirus pour reprendre l'expression d'un de mes amis scientifique. L'écologie même du monde est devenue virale. Tout est viral. La communication est un virus.

ActuSF : Et cette écriture virale, c'est celle de Dantec l'écrivain et de Dantec le polémiste ?
Maurice G. Dantec : Je vous l'ai dit, je n'ai qu'un seul cerveau mais deux hémisphères. C'est le même écrivain qui est à la fois l'instrument de ses romans, et celui de la guerre qu'il mène en lui et qu'il essaie de décrire.

ActuSF :
Et au fond vous aspirez à quoi ? Parce qu'on a du mal à vous imaginer vraiment heureux. C'est Patrick Raynal d'ailleurs, votre ancien éditeur chez Gallimard, qui dit ça dans le dernier numéro de Lire.
Maurice G. Dantec : Oui je sais, j'ai vu ça, il paraît que je ne suis pas fait pour le bonheur.

ActuSF :
C'est tout de même un petit peu vrai. On de mal à vous imaginer béatement heureux, tranquille chez vous en train d'écrire Si c'était vrai.
Maurice G. Dantec : (rires) Oui mais c'est pas le bonheur ça, ou alors c'est le bonheur au sens du confort petit bourgeois. Pour moi le bonheur c'est la Joie avec un grand "J"? La Joie dont parlait Nietzsche. Le problème du bonheur c'est sa définition. Pour moi c'est la Joie, et c'est même l'extase, au sens où l'entendait Heidegger, c'est-à-dire l'Ex-stase, le moment où la conscience se met dans un vortex spiraloïde qui l'élève sans cesse.

ActuSF : C'est très zen, du moins très confucianiste…
Maurice G. Dantec : Moi je le vois comme très catholique, mais vous avez le droit de le voir zen (rires).

ActuSF :
Disons que ça me fait penser à ce qu'aurait pu dire un Toorop lecteur de Sun Tzu ?
Maurice G. Dantec : Mouais… mais c'est ce que disait aussi Origene ou Denis l'Aéropagyte, ou même Grégoire de Nice ou Grégoire de Nazianze. Tous ces gens qui sont aujourd'hui bannis des bibliothèques.

ActuSF : Et une fois que vous aurez atteint cette "Ex-stase", vous aurez toujours cette même rage pour écrire ?
Maurice G. Dantec : Mais j'étais dans la Joie quand j'ai écrit Cosmos Incorporated.

ActuSF :
Donc la joie n'est pas incompatible avec la rage ?
Maurice G. Dantec : Ah pas du tout ! Je pense même qu'une certaine forme de colère est nécessaire à l'expression de la joie. Parce qu'elle est aussi l'arme dirigée contre le malheur, et pour pouvoir diriger une arme contre le malheur, il faut avoir une certaine dose de colère.

ActuSF : Vous portez le feu. Comme un prophète ?
Maurice G. Dantec : Ola… Il faut remettre les choses à leurs places. Je suis juste un romancier. Je vous l'ai dit, je ne suis ni un gourou et encore moins un prophète. Ce sont des usurpateurs qui se font passer pour des prophètes.

Dantec et la musique :

ActuSF :
Dans La Sirène Rouge, Toorop entame son chemin de Damas sur un morceau de Kraftwerk, et dans Cosmos Incorporated, Plotkine reçoit l'illumination sur I'm a Believer des Monkees. Est-ce qu'il n'y aurait pas là comme le signe d'une dévolution musicale asymptotique à la révélation mystique terminale ?
Maurice G. Dantec : (éclate de rire) Il y a quelque chose d'assez vrai là-dedans.

ActuSF : Mais il y a une leçon à en tirer ?
Maurice G. Dantec : Non, il n'y a pas de leçon. Je ne suis pas un donneur de leçon. Simplement vous remarquerez aussi que dans tous mes romans la musique a une importance qu'on pourrait qualifier de centrale. J'en écoute beaucoup en écrivant, et au bout d'un moment la musique vient s'intégrer dans le processus de création, mais pas simplement comme élément du décor. Par exemple vers la fin de Cosmos Incorporated, les chansons de Nine Inch Nails, dont je lisais les textes ont eu une telle résonance avec ce que j'écrivais que ça m'a surpris. Et dans le cas de Hurt ça m'a semblé nécessaire d'en transcrire presque l'intégralité du texte, de la même manière que pour la compréhension du récit, il m'avait semblé nécessaire de retranscrire presque tout un chapitre de Nous Fils d'Eichmann de Gunter Anders. Et ça c'est quelque chose que je n'avais pas prévu au départ.

ActuSF : Mais est-ce que ce n'est pas quelque chose qui est commun à un peu tous les écrivains ? Après tout, un écrivain c'est un récepteur qui tente ensuite de retranscrire le monde à ses lecteurs. Il est normal que lorsque vous écrivez, et que vous êtes donc particulièrement réceptif à ce qui vous environne, tout vienne s'intégrer dans votre narration. Ça aurait pu être le cas de n'importe quel morceau.
Maurice G. Dantec : Oui sauf que je ne sais pas si j'aurais pu me servir de… mettons Céline Dion – pour nos amis québécois – ou de Jean-Jacques Goldman - pour nos amis français -. Il est peu probable qu'il y ait eu une interaction avec ce que j'écrivais. Par contre, alors que je réécoutais pour la énième fois The Downward Spiral de Nine Inch Nails, j'ai réalisé d'un seul coup qu'il se passait quelque chose.

ActuSF : Oui mais il y aussi une question de personnalité. Je ne suis pas sûr que même entre deux romans et même pour vous reposer les neurones vous écoutiez Céline Dion.
Maurice G. Dantec : Précisément, ce sont des artistes singuliers. Ce n'est pas simplement la musique en tant que telle. Quelque chose de singulier apparaît et fait action à travers ma narration. Dès lors je ne sens pas le droit de le mettre de côté, parce que ça va au-delà du simple élément de décor. Au contraire, ça donne à ma narration un sens que je n'avais pas prévu.

ActuSF : Et c'est l'inversion du mouvement de cette mécanique qui vous a conduit à travailler avec des groupes comme No One Is Innocent, ou aujourd'hui Dead Sexy Inc.?
Maurice G. Dantec : Oui, mais ce sont aussi des rencontres. C'est la vie avec tout ce qu'elle a d'imprévisible. Pour reprendre l'exemple des Dead Sexy, tout s'est fait en l'espace de quelques semaines. Je connaissais Stéphane Hervé quand il était rédacteur en chef de Rage. J'ai appris que nous avions émigré en Amérique du Nord la même année. Et puis pour un documentaire sur moi qu'il était en train de préparer nous avons repris contact. Il m'a parlé de son groupe, et naturellement je leur ai dit voilà, ça c'est mon prochain roman, lisez-le, et j'ai aussi écrit une chanson qui traite de l'un des personnages et qui s'appelle Black Box Baby. Je leur ai envoyé le texte et en l'espace d'une semaine ils avaient fait la musique.

Stéphane Hervé (pour OUI FM) : Je trouve que ton évolution musicale, est celle d'un gamin de 15 ans qui est excité par la musique.
Maurice G. Dantec : Peut-être qu'un écrivain c'est quelqu'un qui refuse d'entrer dans le monde adulte. Dans le monde de la mégamachine. Dans le monde de monsieur Ardisson. Donc c'est vrai qu'il y a encore en moi quelque chose d'un teenager. Ce qui ne m'empêche pas d'écouter les œuvres d'Olivetti, de Varèse ou de Stockhausen. Dans le rock si on me demandait de faire une sélection, il est possible que je choisisse des groupes qui ont traversé les trois décennies où moi j'ai découvert le rock. Les Beatles ou le premier Pink Floyd ou le Velvet Underground, restent pour moi tout autant d'actualité que Peaches, Ladytron, Goldfrapp ou Interpol. La musique ne s'arrête pas, c'est comme la littérature puisqu'elle est aussi de l'ordre du Verbe. Elle de l'ordre du Chant.

Stéphane Hervé : Je sais que tu as plutôt bon goût, or moi j'aime bien essayer de situer où est le mauvais goût ultime chez les gens. Alors il est où ton mauvais goût ? Où sont les disques que tu caches chez toi ?
Maurice G. Dantec : En fait je suis très pragmatique à ce niveau-là. Quand un disque ne me plaît pas, je le revends tout de suite. Alors maintenant le mauvais goût, c'est très subjectif. J'imagine par exemple que pour Les Inrockuptibles, ce qui va être ou pas de bon goût va probablement être l'inverse de ce que je pense. Mais peu importe.

Stéphane Hervé : Bon par exemple est-ce que tu tapes du pied quand tu entends I want to hold your hand des Beatles ?
Maurice G. Dantec : (rires) Bon, c'est vrai que c'est pas leur meilleur titre, j'en conviens, mais ce n'est pas non plus quelque chose qui va me faire vomir. Tout ce qui pourrait chez moi provoquer la nausée, ne reste pas très longtemps dans ma discothèque.

Alors maintenant qu'est ce qui pourrait rentrer dans le cadre du mauvais goût indubitable… T.Rex… Led Zeppelin c'est honteux ?

Actu SF & Stéphane Hervé : Ben non !
Maurice G. Dantec : Bon alors j'ai bien eu une petite période Deep Purple mais ça n'a pas duré bien longtemps…

ActuSF & Stéphane Hervé : Non, non, ça marche pas ça ! On veut du lourd ! On veut du Bay City Roller, on veut du Great White, on veut du Grand Funk Railroad…
Maurice G. Dantec : Ah Grand Funk Railroad j'ai écouté à un moment. C'est du mauvais goût ça ?

Stéphane Hervé : On n'en est pas loin. Et tout le retour du glam dans les années 80, avec les Guns, Faster Pussycat, Cinderella ? A l'époque tu étais déjà parti sur la musique indus ?
Maurice G. Dantec : Oui. Ou je m'intéressais déjà plus à la scène de Manchester ou à un type comme Matt Johnson le chanteur de The The, qui pourtant à des idées très à gauche et qui ne s'en est jamais caché…

ActuSF : Et qui s'est converti à l'Islam…
Maurice G. Dantec : En plus. Mais ça ne m'empêche pas de penser que Infected est un des albums les plus magistraux des années 80.

Stéphane Hervé : Rapide là comme ça. Une chanson qui pourrait te faire conduire très vite ?
Maurice G. Dantec : Astronomy Domine (qu'il prononce "dominé", comme en latin) des Pink Floyd. I am the Walrus des Beatles, on reste dans les années 60.

Stéphane Hervé : Un morceau pour aller te coucher ?
Maurice G. Dantec : Goldfrapp. Ça ne veut pas dire que ça va m'endormir, mais ça va me détendre. Il y a peu de musiques dans le rock qui me plongent dans le sommeil (rires).

Stéphane Hervé : Le titre qui te resterait des années 90 ?
Maurice G. Dantec : Oh God ! Euh… Sûrement un titre de Nine Inch Nails. Mettons Ruiner, qui me semble être assez magistral. Il y aussi Halo de Depeche Mode repris justement dans le remix de Goldfrapp, mais je ne suis pas sûr que ça soit les années 90. Pour moi c'est une splendeur.

Stéphane Hervé : Le disque de cette année ?
Maurice G. Dantec : Oh vous êtes dur ! Je suis passé à côté de pas mal de chose cette année avec la rédaction de Cosmos.

Stéphane Hervé :
Alors disons 2004 ?
Maurice G. Dantec : Vous êtes vraiment dur !

Stéphane Hervé : Ouais mais il faut être dur à un moment ?
Maurice G. Dantec : Eh bien peut-être justement Black Cherry l'album de Goldfrapp (ndlr : qui est en fait sorti en 2003). Il y a eu aussi Sigur Ros (ndlr : en fait sorti en 2002). Le problème pour moi c'est les années, je n'arrive pas bien être précis là-dessus (ndlr : sans déconner ?).

Disons que grosso modo dans les premières années du XXIème siècle, j'ai constaté que la musique électronique était en train de ré-évoluer, et que de sonorités très hardcore comme celles de Nine Inch Nails ou de Ministry, on allait vers quelque chose de plus pop, même si c'est peut-être mal vu. Ou quelque chose de plus apaisé. Comme si les artistes, dans ce monde de folie pure, avaient besoin de calmer le jeu. Ce qui ne veut pas dire qu'ils deviennent des collaborateurs du système, mais que leur sensibilité, c'est inévitable, va à l'encontre des tendances du monde.

Dans les années 90, les Smashing Pumpkins ou Garbage, sont les groupes qui ont été importants pour moi. Marilyn Manson aussi. Dans les années 80 ça aurait pu être les Happy Mondays, ou The The.

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