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Interview de Maurice G.Dantec (2006)
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Interview de Maurice G.Dantec (2006)

Un an seulement après notre première rencontre, nous avons un nouveau rendez-vous avec l'écrivain américain de langue française, qui n'a mis que six mois à accoucher de son nouveau roman. Une prolixité inattendue. Albin Michel organise dès la fin août, et avec la rigueur qu'on leur connaît, un carnet de bal serré et une communication ciblée. En réponse peut-être à un Dantec, chagriné de se faire snober par le fandom, Bifrost et Galaxies sont aussi sur les rangs, et entre confrères on se tient au courant de l'avancée de notre lecture. L'empressement de l'éditeur a placer une rencontre intrigue. On a connu le bonhomme moins accessible. Aura-t-on, finalement, et aussi bizarre que cela puisse vous paraître, suffisamment de choses à dire à lui dire ? Mais la question est, en fin de compte, sans objet, car on n'a jamais fait le tour de Maurice G.Dantec.

Actusf : C'est assez banal, mais j'ai presque envie de vous demander comment vous allez ?
Maurice G.Dantec : (Rires) Je vais plutôt bien. La maladie s'efface peu à peu.

Actusf : Quelle maladie ?
Maurice G.Dantec : La maladie ontologique dont je suis atteint, c'est à dire moi-même. Je ne crois pas à la littérature comme thérapie. Je pense qu'au contraire ça ne fait que valider le syndrome. Mais je vais bien. Je vous remercie.

Actusf : De retour après seulement un an d'absence, et cette année pas de blitz médiatique, pas de déclarations fracassantes. C'était voulu ?
Maurice G.Dantec : Je ne cherche pas à faire des déclarations fracassantes, je dis ce que je pense. Après que ça fracasse quelques cortex ce n'est pas de ma faute. Mais je n'ai pas été si discret, j'ai publié quelques textes sur le Ring. Et puis il y a aussi des périodes où vous avez envie de vous exprimer et d'autres moins. Mais je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu un blitz médiatique plus féroce l'année dernière que cette année...

Actusf : En fait il y avait un peu cette ambiance de choc des titans Houellebecq / Dantec ?
Maurice G.Dantec : Ah oui, c'est vrai, Michel sortait son roman, mais il faut tout de même être honnête. On ne joue pas tout à fait dans la même catégorie. Je ne parle pas en termes de valeur littéraire, mais Michel vend entre 250 et 350 000 exemplaires. De mon côté, dans le meilleur des cas, je suis à 50 000, donc c'est un peu comme en boxe, on ne tire pas dans la même catégorie. Quand il débarque c'est le rouleau compresseur. Donc du coup, son absence crée peut-être une sorte de vide de débat. Et puis les journalistes - ou ceux qui se prétendent tels - se sont peut-être un peu lassés de me taper sur la tête. Et puis il y a peut-être aussi une lassitude du public vis-à-vis de cette attitude à mon égard, vu que l'actualité a finalement évoluée à peu prêt tel que je l'avais prédis. Ça a sans doute fermé la bouche à quelques crétins.

Actusf : Vous vous méfiez toujours des médias ?
Maurice G.Dantec : Je n'ai aucune méfiance envers les médias...

Actusf : Enfin l'année dernière nous avions eu un long aparté sur ce que vous aviez vécu chez Ardisson...
Maurice G.Dantec : Ah, je ne m'en méfie pas, mais je les connais par contre. Et là, j'aurais du être plus vigilant. Mais en promo, c'est soit on va au feu, soit on n'y va pas. Après, évidemment, il peut y avoir des surprises et, généralement, à la télé ce sont rarement de bonnes surprises. Le but d'Ardisson c'était de broyer du people, pas de faire de la culture. Paix à son âme... Si il en a une (rires).

Actusf : Ça veut dire que le polémiste a décidé de s'éclipser pour laisser la place à l'écrivain ?
Maurice G.Dantec : Je ne comprends pas cette dichotomie. J'ai peut-être eu le tort de sous-titrer mon journal "métaphysique et polémique", mais il n'y a pas de césure. Simplement lorsque je travaille au Théâtre des Opérations, je vais me concentrer sur le présent, sur un passé ou un futur très proche. J'y parle de l'actualité politique et géopolitique, mais je vais y entrelacer des questionnements métaphysiques ou théologiques, qu'on va aussi retrouver dans mes romans. Et en retour, cette conscience de l'évolution plutôt cataclysmique de l'Humanité est, à son tour, présente dans mes romans. C'est uniquement l'angle d'attaque qui change. Vous savez, je ne me cache pas derrière mon petit doigt. Tout le monde connaît mes opinions politiques, ça ma valu suffisamment d'ennuis, donc je ne vais pas me déballonner. Simplement, quand vous écrivez un roman vous êtes, pour ainsi dire, sur une autre planète, une autre sphère, que lorsque vous travaillez sur la réalité socio-politique. De toute façon, le Théâtre des Opérations 3 sortira en janvier chez Albin Michel, et il fera, je l'espère, un autre cratère quand il tombera.

Actusf : Et justement, Albin Michel ne semblait pas très pressé de le publier, puisqu'il avait été annoncé pour avril 2006.
Maurice G.Dantec : Pure stratégie marketing de la part d'Albin Michel, à laquelle j'ai d'ailleurs souscris. Il nous a semblé qu'il valait mieux sortir le roman d'abord, quitte à repousser des trois mois American Black Box, qui n'en était plus à ça prêt. Et comme j'ai écris Grande Jonction vite - pour ne pas dire plus - on s'est dit qu'on pouvait le sortir pour la rentrée, ce qui est toujours une bonne opération pour un éditeur. Alors comme je n'ai pas spécialement envie de faire chier le monde, et que le roman était prêt, j'ai dit "Allons-y !".

Actusf : Un an entre Cosmos Inc. et Grande Jonction, c'est un délai très court pour vous. D'ordinaire vous prenez plus de temps. Comment cela se fait-il ?
Maurice G.Dantec : Ce n'est pas moi qui prends du temps, c'est le roman. Et là, ça s'est fait comme ça. J'allais dire dans un état de fluidité mentale, comme si, d'une certaine manière, j'étais en apesanteur. Je n'ai traversé pratiquement aucune difficulté au cours de l'écriture. Ça m'a même un peu inquiété. Ce qui fait qu'en six mois et une semaine, pour être précis, il était écrit.

Actusf : Ça a été suffisant pour vous approprier réellement le roman ?
Maurice G.Dantec : En fait il était déjà en cours d'appropriation au moment où j'écrivais Cosmos Inc. Le temps que je vienne en assurer la promotion l'année dernière à la même époque, je suis rentré au Canada à la mi-octobre et deux mois plus tard je commençais l'écriture de Grande Jonction.

Actusf : C'est la première fois que vous écrivez une vraie suite à un de vos romans, pourquoi spécialement à Cosmos Inc. ?
Maurice G.Dantec : C'est une vraie fausse suite. Un de mes rares points de repères au démarrage, était de faire en sorte qu'on puisse lire Grande Jonction, sans avoir lu Cosmos Inc. - bon... même si dans l'absolu, j'aimerais autant qu'on lise les deux (rires) -. L'idée c'était qu'il y ait des points de sutures entre les deux, mais aussi une vraie rupture que ce soit au niveau du style, ou des personnages. On en retrouve certains, effectivement, mais c'étaient majoritairement des personnages secondaires dans le précédent, qui deviennent cette fois des personnages principaux. Alors, oui, une reprise de l'action, mais après un hiatus de douze ans durant lequel le monde dominé par la machine a basculé dans celui de "l'après-machine". Ce sont donc deux univers différents.

Actusf : Est-ce que Cosmos Inc./Grande Jonction a été pensé comme une seule histoire ?
Maurice G.Dantec : Non. C'est toujours pareil chez moi. Déjà lorsque j'ai commencé à écrire Cosmos Inc. je ne savais pas exactement ce que j'allais écrire, et ce n'est qu'au moment où je l'ai achevé qu'est apparu l'embryon de Grande Jonction. Mais ce n'était absolument pas prémédité. Bon, maintenant - du coup - ça va devenir une trilogie, mais ça s'est imposé à moi en cours de route.

Actusf : C'est vrai que la fin de Grande Jonction laisse clairement augurer une suite.
Maurice G.Dantec : Mais mon problème c'est que mes romans n'ont ni début ni fin. Ils sont comme des blocs pris au milieu du monde, et souvent se termine sur la création d'autre chose, comme la naissance de Link de Nova à la fin de Cosmos Inc.. Et dans ce cas, par exemple, il est normal qu'on se demande ce que va devenir ce môme. Mais ce n'est pas volontaire. Je ne me dis pas au départ "Tiens, je vais faire un cycle ou une saga". La seule fois où je me le suis dit d'ailleurs, c'est lorsque j'ai écrit Villa Vortex, et ce projet du Liber Mundi a avorté. En tout cas pour l'instant.

Actusf : Et cette suite de Grande Jonction, on peut présumer qu'elle risque d'être un space opera ?
Maurice G.Dantec : (Rires) Oui, oui... un space opera catholique. En fait ce qui m'intéressait surtout, c'était de me demander comment j'allais pouvoir attraper ce genre, et le dynamiter à son tour. Et en ce moment, je laisse le roman s'élaborer de lui-même. Donc ce sera probablement quelque chose qui tiendra du space opera, mais si ça se trouve je serai le premier surpris de la tournure qu'il va prendre.

Actusf : Et si vous parlez déjà d'un éventuel space opera chrétien, j'imagine que vous êtes d'accord pour dire que Grande Jonction est un roman chrétien ?
Maurice G.Dantec : Oui, c'est ce que j'appelle un "roman catholique futuriste". C'est à peu prêt la seule étiquette dénominative que je serais en mesure d'accepter. Je n'ai pas voulu faire un pensum, mais il est évident que les fondamentaux du livre ne peuvent être éclairés que par le Révélation, et la Foi chrétienne. Je n'y suis pour rien si la fin de l'Homme je ne peux la comprendre qu'à travers la venue du Christ, donc j'essaie d'expliquer pourquoi. Après je n'oblige personne à me suivre sur cette voie, ou à être d'accord. C'est le roman qui veut être comme ça.

Actusf : Et est-ce que vous êtes d'accord si on vous dit que c'est un roman missionnaire ?
Maurice G.Dantec : Ah tiens... je n'y avais pas pensé... C'est drôle parce que moi j'ai eu plutôt l'impression de faire un western. Quand d'ailleurs ça s'est imposé à moi, je me suis même décidé à carrément essayer de faire de Grande Jonction une sorte d'hybris synthétique de tous les grands westerns, de Fort Alamo à Il était une fois dans l'Ouest. Si vous regardez bien, tout y est : l'attaque de la diligence, les duels au pistolet, le shérif, etc...

Actusf : Et même Rin Tin Tin...
Maurice G.Dantec : Exact ! Je n'y avais pas pensé (rires)... Mais c'est vrai que Balthazar - le chien bionique - on peut imaginer que c'est Rantanplan. C'est drôle. Et là comme ça, effectivement, le panorama est complet.

Actusf : Et du coup on a même l'impression que vous y avez glissé beaucoup de vos références personnelles. Je pense à des clins d'oeils à des écrivains de l'Âge d'Or. Par exemple Heinlein et son En Terre Etrangère ?
Maurice G.Dantec : Oui, c'est possible. Peut-être pas consciemment, mais pour le cas de En Terre Etrangère, ça fait clairement partie des romans que j'avais à la lisière de mon champ de vision quand j'écrivais, de même que les Non-A et Dune. Mais il n'y avait aucune volonté de m'accrocher à leur locomotive. Ça aurait été catastrophique d'ailleurs. Mais je ne peux pas nier que se sont des auteurs qui m'ont influencés depuis mon adolescence, et il était probable qu'un jour, il fallait que ça ressorte sous une forme ou sous une autre.

Actusf : Le fait que ces références s'intègrent plus naturellement est peut-être lié au fait qu'on sent, une fois encore, une évolution sensible de votre style, qui semble aller s'apaisant, et surtout s'humanisant. C'est quelque chose de conscient ?
Maurice G.Dantec : Ah oui ? Dans ce cas alors non... ce n'est absolument pas conscient. D'autant moins que Grande Jonction me semble être un roman beaucoup plus violent que Cosmos Inc. Je pense simplement que le baptême chrétien n'opère pas que sur le conscient ou sur l'inconscient, il opère sur l'intégralité ontique de ce que vous êtes. Et vous ne pouvez rien faire contre ça. Tant mieux d'ailleurs. Mais on va dire que ce processus de pacification interne n'était peut-être pas très visible dans Cosmos Inc., même s'il était déjà à l'oeuvre, et que ce n'est qu'après qu'il s'est fait plus évident. Plus lisible.

Actusf : On pourrait presque dire que Cosmos Inc. était le livre du catéchumène - avec tout ce que ça comporte d'excessif dans la Foi -, et Grande Jonction celui du chrétien ?
Maurice G.Dantec : Ah complètement. C'est bien vu.

Actusf : Et comme chacun de vos livres illustre une nouvelle étape de votre vie, cette fois encore vous avez l'impression d'avoir fait un pas de plus vers la Lumière ?
Maurice G.Dantec : Oui, bien-sûr. Et d'ailleurs la Lumière est devenue - même si, là encore, ce n'était pas voulu au départ - un élément du problème posé par Grande Jonction. Parce qu'avant tout, mes romans sont des problèmes que j'essaie de résoudre. Il a donc fallu que je me retape quelques bouquins de mécanique quantique. De là on a débouché sur la problématique de l'infini numérique s'opposant à l'infini ontologique. Ce qui m'a amené à la découverte des écrits du théologien Duns Scott(1) et du mathématicien Quantor, et j'ai été frappé de voir à quel point, chacun dans leur sphère et six siècles d'intervalle, les deux hommes se répondaient et se complétaient. Tout ça est assez symptomatique de la manière dont j'avance. Des questions s'imposent à moi, et je cherche. Je prends ma lampe torche et je descends dans la cave en essayant de trouver dans le noir les outils qui vont m'aider.

Actusf : Dans Grande Jonction, il y a la lumière, mais aussi le son, puisque la musique est très présente.
Maurice G.Dantec : Ah oui, tout à fait ! On peut presque dire que c'est un livre musique. J'ai même un temps envisagé de demander à Richard Pinhas(2) de me faire une bande son, mais il n'était pas disponible à l'époque. Et finalement, c'est mieux comme ça, parce que la musique est déjà dans le roman.

Actusf : Et la Les Paul 54*, c'est un fantasme, parce que je crois que la 53 est plus cotée parce que c'est une single coil(3) ?
Maurice G.Dantec : Oui mais justement, je voulais commencer avec le micro double bobinage qui a vraiment fait l'identité Gibson. Mais cette guitare, qui figure en quelque sorte, la première guitare électrique rock de l'Histoire, c'était plus qu'un fantasme. Elle est un équivalent de la première arme à feu, ou du colt peacemaker des cow-boys. D'ailleurs Link de Nova la porte dans le dos, comme une winchester. C'est une sorte d'objet mythologique qui s'intègre bien à l'imagerie western du roman qu'on évoquait tout à l'heure.

Actusf : Et pour en revenir à la science fiction, ces problèmes dont vous vous imposez la résolution, vous les trouvez, j'imagine, dans vos lectures. Est-ce que vous les trouvez aussi chez d'autres auteurs de SF. Par exemple votre Métastructure, renvoie fortement à l'artefact technologique dont parle Vernor Vinge dans sa théorie de la Singularité ?
Maurice G.Dantec : Ah... pas lu ! Dommage visiblement.

Actusf : En fait, il avance le postulat que, l'accélération technologique aidant, dans un avenir assez proche l'Homme va créer un artefact technologique qui échappera à notre compréhension, ce qui, par conséquent, rend toute prospective au-delà de cette période, par essence inconnaissable.
Maurice G.Dantec : Ah oui, intéressant. Il va falloir que je me penche sur cet auteur. Cela dit, je vois d'emblée une différence. C'est que pour moi, l'artefact, c'est l'Humanité elle-même. C'est l'idée centrale développée dans Cosmos Inc. La Métastructure y est décrite comme une pure entité logique, décentralisée, et qui permet à l'Humanité bio-cybernétique - puisque dotée d'implants et de prothèses artificielles - de se connecter au réseau et de former elle-même la méga-machine. L'Humanité a été co-machinisée, et soudainement elle dé-machinisée. Alors la question qui s'est posée à la fin de Cosmos Inc. c'est : "Qu'est-ce qu'il va se passer quand c'est l'Humanité qui est devenue la machine, et que cette partie machinisée d'elle-même s'effondre ?". Ce qui m'a amené à me poser des questions sur la singularité, sur la différence, sur le principe d'individuation selon Duns Scott, sur la nature de l'infini. J'ai ensuite réalisé que Cosmos Inc. avait amené le lecteur jusqu'au sommet d'une certaine post-humanité, qu'on est en train de fabriquer en ce moment et qui va devenir notre futur pendant peut-être un demi-siècle. Lorsqu'arrive l'après-machine, cette post-humanité se met à dévoluer au point de se désécrire et d'en venir à parler le langage binaire. Celui, précisément, des machines. Tout cela m'est apparu progressivement, mais s'est imposé avec une logique implacable.

Actusf : Au fond, vous avez été obligé de raconter l'histoire de pièces détachées, puisque vos personnages sont tous des pièces détachées de la méga-machine ?
Maurice G.Dantec : C'est ça ! C'est exactement ça.

Actusf : Et du coup vous les avez pensés comme des fonctions ?
Maurice G.Dantec : Parfois. D'ailleurs, certains d'entre eux ont conscience de cet aspect fonctionnaliste de leur nature. Même si c'est à un niveau assez intuitif et confus, et qu'ils ont du mal à trouver leur place. Quant à Link de Nova, c'est l'incarnation de ce dépassement de la fonction, parce qu'il est au-delà de tout ça. Il est l'hyper-singularité, et il devient une sorte de méta-technologie qui transcande le naturel et l'artificiel.

Actusf : Mais vous êtes vraiment convaincu que le monde ultra-technologique ne pourra aboutir qu'à la chute ?
Maurice G.Dantec : Oui. Je pense que c'est écrit depuis le moment où, malheureusement, l'occident a fait le choix de couper la science - ou la Raison - de la Révélation, et ce en dépit des mises en garde des scolastiques du XIIIème siècle qui avaient dit que c'était courir à la catastrophe. Il n'y a qu'à regarder autour de soi. Je suis convaincu - et peut-être d'ailleurs qu'un jour ce roman voudra que je l'écrive - je suis convaincu qu'il aurait été tout à fait possible d'envisager une autre manière de techniciser l'Humanité. Alors bien-sûr, depuis que homo erectus existe, il fabrique des outils et les utilise, mais là où ça devient compliqué c'est lorsqu'on rentre dans le domaine des sciences abstraites, et qu'on choisi des les couper de la Révélation. Dès lors on s'engouffre directement dans le domaine du matérialisme. Or si il avait possible - ca n'est qu'une hypothèse - de continuer à travailler en jonction entre foi et science... on serait déjà sur Pluton.

Actusf : Pour s'apercevoir que ce n'est plus une planète...
Maurice G.Dantec : (Rires) Oui, c'est vrai ! Mais on serait peut-être encore au-delà. On peut imaginer qu'on serait en mesure de pratiquer le voyage interstellaire. Parce qu'au lieu de fabriquer une technologie, on aurait pu fabriquer une méta-technologie, basée sur la lumière, sur l'infini, l'esprit.

Actusf : Mais est-ce qu'on ne pourrait pas imaginer qu'une forme de mysticisme réinvestisse cette réalité technologique qu'on est en train de construire ? C'est plus ou ce que font des mouvements comme les transhumanistes ou les extropiens ?
Maurice G.Dantec : C'est justement ça le problème. Ces mouvements sont des réinvestissements. Le monde est en train de crever par manque de transcendance, donc on va se raccrocher à des espèces de transcendances en kit, qui sont d'ailleurs évoquées dans Cosmos Inc. : "Un monde pour tous. Un dieu pour chacun.", c'est ça. Chacun sa petite idole. Mais ce n'est pas ça le propos. Il faut tout reprendre au départ. Et penser qu'on va pouvoir réinvestir la technoscience d'une quelconque forme de mysticisme, ne va aboutir qu'à une énième forme de New Age. Ce que sont, à mon avis, les extropiens, mais ils ne sont pas les seuls. Et tout ça va même plus loin. Car tout ça n'est qu'un pas de plus dans la technoscience. C'est une illusion dont elle se pare. C'est une reprise à partir des origines dont nous avons besoin. Et ça va demander beaucoup de travail, parce que le seul moyen d'y arriver, c'est d'en passer par l'effondrement du monde qui est, ou va être le nôtre.

Actusf : Et d'où viendra le Salut ?
Maurice G.Dantec : De la Lumière. Le Salut vient toujours de la Lumière. Maintenant, la manière dont elle va se manifester reste un mystère, sans compter que le concept même de temporalité est étranger au divin. Entre ce que j'appelle "la Première Chute de l'Homme" et la seconde, il s'écoulera peut-être trois secondes, comme il pourra s'écouler trois millions d'années, mais la chute est inéluctable, et le Salut viendra après.

Actusf : Et cette Lumière, à l'évidence, pour vous c'est par le prisme de l'Eglise Chrétienne qu'elle parvient jusqu'à nous ?
Maurice G.Dantec : Non, je dirais plutôt que l'Eglise Chrétienne. Elle la reçoit et en est le dépositaire. Mais dans mon livre cette Eglise disparaît, et il ne reste plus qu'une microcommunauté de croyants. Ils sont presque marginaux, et mes deux personnages principaux, durant les deux premiers tiers du livre, ne sont même pas chrétiens. D'ailleurs, pour au moins l'un d'entre eux, la conversion est plus motivée par un souci d'adaptation au milieu qu'autre chose. Ce qui n'en fait pas pour autant quelqu'un de mauvais. Ce qui montre bien que la manière dont nous recevons cette lumière, et l'effet elle aura sur telle ou telle personne reste très mystérieux.

Actusf : D'ailleurs, pour des catholiques, vos personnages sont très "protestants", dans le sens où ils vivent leur foi de manière très personnelle. C'est un catholicisme très américanisé.
Maurice G.Dantec : Tout à fait. Mais même si la communauté catholique aux Etats-Unis est la plus importante du monde, il est clair qu'elle a aussi été très influencée dans sa pratique et son rapport à Dieu par les communautés protestantes. Un dialogue muet particulièrement riche s'est installé entre les deux.

Actusf : Très américain aussi -et très protestant d'ailleurs - l'idée de destinée manifeste qui sous-tend toute l'évolution des personnages.
Maurice G.Dantec : Oui, l'idée de destinée manifeste est indéniablement un concept très américain, mais pas nécessairement protestant. Des penseurs comme Calvin étaient des prédéterministes absolus, vous êtes, ou pas destiné dès la naissance à être un Juste, et ça quelque soient vos actions tout au long de votre vie. La destinée manifeste c'est, bizarrement, quelque chose de presque plus catholique. C'est l'idée qu'arrive un moment où votre destin se manifeste à vous. Il y a une interaction finalement, parce que le choix de prendre sa destinée à bras le corps reste libre. Dans le cas des Américains, c'était "Go West". Fallait-il y aller ou pas ? Ça a été une question qu'il a fallu trancher très concrètement. Très politiquement même, puisque c'était l'idée même de la nation en gestation, qui reposait en germe dans cette destinée manifeste. Et c'est ce que vivent certains de mes personnages. Cette révélation de l'inéluctable.

Actusf : Et qui s'est imposée à vous aussi. On a l'impression - une fois encore à travers votre style, aujourd'hui moins guerrier - que la voie s'est dégagée et que la colère n'est plus le seul moteur de votre pensée.
Maurice G.Dantec : En fait ça rejoint ce que je disais tout à l'heure à propos de cette pacification intérieure du baptême. Ce côté guerrier venait peut-être d'une instabilité que faisait naître en moi cette attraction magnétique vers le christianisme, et que j'ai d'abord vécue de manière un peu floue. Pendant des années je me suis intéressé au protestantisme ou à l'orthodoxie avant que ma foi ne se cristallise définitivement sous la forme apostolique romaine. Dès l'instant où j'ai choisi de me faire baptiser, cette instabilité s'est dissipée. Mais ce n'était pas seulement une posture défensive/agressive. Je n'ai pas non plus déposé les armes, comme on pourra le voir avec le Théâtre des Opérations 3, à côté duquel les deux autres sont une vaste rigolade. C'est peut-être aussi, pour le lecteur, une simple illusion d'optique due à la forme romanesque. Quand j'écris le Théâtre des Opérations, je sais que c'est moi qui écris. Mes romans, je ne sais pas qui les écris. C'est quelqu'un qui est en moi. Alors on ne va pas se la jouer Monsieur Maurice et Docteur Dantec, mais je reste persuadé qu'un roman, ça ne correspond pas exactement à l'auteur. Grande Jonction ou Les Racines du mal, je serais incapable de dire d'où c'est sorti. Mes histoires j'attends qu'elles arrivent. Comme un tsunami. J'attends que la plage soit vide et je regarde arriver la vague.

Actusf : Et pour Cosmos Inc. vous aviez évoqué une "muraille de glace" à mi-parcours, et il faut bien admettre que cette muraille avait scié les pattes de pas mal de lecteurs. Grande Jonction c'était une volonté délibérée de - justement - revenir au romanesque ?
Maurice G.Dantec : Une volonté oui et non.J'avais bien compris que la lecture de Cosmos Incorporated avait posé des problèmes... disons, d'escalade (rires) à un certains nombres de jeunes alpinistes. Et je peux comprendre. Maintenant, moi, je suis un maniaque de la cohérence. Donc si je fais un livre comme Cosmos Inc., dont le centre est le monde de la machine - c'est à dire celui de l'humanité-machine - je ne peux pas faire autrement que de planter le langage machine comme process narratif. Donc le bouquin commence par "ON/OFF". Après, fatalement il faut se taper la paroi nord, et je conçois qu'elle ait pu poser problème. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Je devais installer cette dureté cristalline du langage-machine. Alors bien-sûr, les retours que j'en ai eus m'ont fait savoir que ça avait été une difficulté, mais ce n'est pas ça qui a motivé la rupture de style. C'est le propos. Dès l'instant où la machine s'est effondrée (il fait tomber son briquet sur la table) sa verticalité aussi. Donc le nouveau champ à investir devient le territoire, et par définition, le territoire est une surface - avec éventuellement une sous-face, que par moment je fais découvrir -, mais c'est tout. Je peux comprendre que du coup, la lecture soit plus aisée, mais ce n'était pas à dessein.

Actusf : Et justement, à propos du Territoire et de ses descriptions. Vous vous êtes mis à la botanique ou quoi ?
Maurice G.Dantec : (Rires) Ouais... Je vous le dis, je suis un maniaque de la cohérence, alors si je fabrique un territoire, je fabrique son écologie. A partir du moment où je me suis dis qu'après la chute de la machine ce territoire devait devenir un piège, ça voulait dire que c'étaient les plantes toxiques et vénéneuses qui prenaient le dessus. Et je n'y connais pas grand-chose là-dedans, ni d'ailleurs en botanique générale pour être honnête. Mais il se trouve que j'ai une amie qui travaille au jardin botanique de Montréal qui m'a ramené un bouquin sur toutes les plantes vénéneuses du Canada. Mais là encore, c'est quelque chose qui s'est imposé comme une nécessité. J'avais les images dans ma tête, il fallait que toutes cette végétation soit dangereuse. Qu'elle soit presque une arme potentielle.

Actusf : Est-ce qu'il y a eu un gros travail éditorial sur Grande Jonction ?
Maurice G.Dantec : Un travail normal d'échange, maintenant c'est vrai que je travaille beaucoup mes manuscrits. Ce qui ne m'empêche pas de passer à côté de certaines choses. Là, par exemple, je suis en train de relire le livre, et je me rends compte d'une certain nombre de coquilles, ou de répétitions non voulues.

Actusf : Oui, et d'ailleurs justement vous travaillez beaucoup sur la répétition, j'imagine que c'est un effet tout a fait recherché qui tend à évoquer la litanie ?
Maurice G.Dantec : Oui. En fait j'avais commencé timidement dans Villa Vortex, mais ne l'ai vraiment mis en place que dans Cosmos Inc. Au départ c'est un style rhétorique antique et chrétien, qui s'appelle la répétition ternaire, en référence à la Sainte Trinité. Et on retrouve ça aussi beaucoup dans l'Ancien Testament. D'ailleurs, pendant l'écriture de Grande Jonction, un copain m'a fait remarquer qu'Ellroy faisait la même chose aussi. Mais cela dit, au moment où je le couche sur le papier, si je me rends bien compte d'où ça vient, c'est un choix qui s'opère de manière semi consciente.

Actusf : Alors on vous revoit l'année prochaine ?
Maurice G.Dantec : Oui, peut-être.

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