Actusf : Comment est arrivée la rencontre avec Johan Heliot et avec son manuscrit ?
Paola Grieco : Nous sommes entrés en contact peu de temps après le Salon de Montreuil 2012. Johan avait senti sur notre stand les prémices du virage éditorial de Gulf Stream vers la fiction. Ce virage s’amorçait à l’époque grâce à trois séries pour ados à coloration fantastique et SF, dont « Nina Volkovitch » de Carole Trébor.
Johan m’a initialement proposé un projet de roman historique, que j’ai trouvé très intéressant. Mais au fil de notre échange, je lui ai apporté des précisions sur le développement de la ligne éditoriale de Gulf Stream et sur son ouverture à la fois au YA et aux littératures de l’imaginaire. Ainsi, Johan m’a parlé d’un projet d’anticipation auquel il était en train de réfléchir, qui avait pour thème la prise de pouvoir d’une IA sur le monde, dans un futur assez proche.
Actusf : Qu'est-ce qui vous a convaincue de le prendre ?
Paola Grieco : J’ai d’emblée été séduite par le projet, que Johan m’a soumis sous forme de synopsis. Celui-ci présentait un subtil mélange de références incontournables dans le domaine de l’anticipation (tant littéraire que cinématographique), de réflexions d’ordre philosophique et de tension narrative pleine de suspense, grâce notamment à une structure chorale et familiale permettant une alternance intéressante de points de vue. De plus, ce projet était complètement en prise avec l’actualité, car à ce moment il était question des drones « livreurs », coup de pub orchestré par Amazon. La perspective du « tout-machine » dans les années 2030 prenait tout à coup une allure sérieusement réelle. J’ai par ailleurs été très sensible au parallèle entre le totalitarisme instauré par une IA, sous couvert d’une préoccupation écologique, et l’Occupation des années 1940. Johan a exploré cette piste avec originalité. Et puis, je dois dire que j’étais très contente de l’accueillir au sein de notre catalogue d’auteurs !
Actusf : Quelles sont les qualités de Ciel ?
Paola Grieco : Une écriture fluide et précise, qui ne se perd pas en digressions mais qui dose habilement narration et réflexion ; des thèmes universels et transgénérationnels, qui touchent autant les ados que les adultes (j’ai pu le constater en faisant lire son manuscrit à des ados, qui le conseillaient avec enthousiasme à leurs parents, eux-mêmes conquis par le récit) : l’amour, la mort, l’angoisse du futur, la famille, la maladie, l’amitié, le pouvoir, l’environnement, etc. ; un côté page turner, qui laisse le lecteur pantelant à la fin de chaque tome, mais aussi de chaque chapitre, dont l’enchaînement ferait penser à une valse de personnages entraînés dans un tourbillon de plus en plus puissant, et qui tentent de garder le contrôle sur leur vie et sur le monde qu’ils connaissent. De plus, cette série d’anticipation se déroulant dans un futur assez proche, le réalisme de l’ambiance et de l’intrigue est suffisant pour que le lecteur puisse s’y projeter.
Actusf : Certaines scènes sont assez dures. Est-ce que vous avez une limite en tant qu'éditrice jeunesse ?
Paola Grieco : En fait, non. Par exemple, j’apprécie que Johan ose faire mourir ses personnages, et pour certains de façon assez rapide et tragique. Il ne les épargne pas sous prétexte que ceux-ci se trouvent du « bon côté », car les périodes de guerre et de dictature sont des périodes de profonde injustice. Mais Johan le fait sans aucune complaisance, il montre par là-même que dans les moments durs pour l’humanité, les notions de bien et de mal sont déplacées, les frontières sont poreuses et tout devient ambivalent. Ainsi, certains personnages n’hésitent pas à servir la cause de l’IA (ouvertement ou non), tandis que d’autres frôlent les murs, espérant se faire oublier, et que d’autres encore organisent une forme de résistance. L’auteur pousse le lecteur à réfléchir dans ce sens, et à se questionner sur l’attitude qu’il adopterait face à une telle situation, même s’il cela peut sembler artificiel tant qu’il n’est pas réellement confronté à une telle situation. Je m’étais déjà posé cette question des limites en édition jeunesse pour la série de Cindy Van Wilder, « Les Outrepasseurs », et finalement rien n’a été édulcoré car tout était justifié.
Actusf : En tant qu'éditrice, est-ce que vous pensez au "message" ou à l'engagement de ce livre avant de le publier ? Est-ce que cela correspond à vos envies et vos convictions ?
Paola Grieco : Il est certain que les publications de Gulf Stream visent à faire réfléchir le lecteur, tout autant qu’elles visent à le transporter dans un ailleurs le temps d’un livre.
Si j’aime assez cette notion de message, j’aime également lorsque celui-ci n’est pas forcément évident au premier abord, voire en décalage total par rapport à ce que l’on pourrait imaginer dans un ouvrage pour la jeunesse. Par exemple, je suis actuellement en train de travailler sur un texte de Jérôme Noirez pour grands ados et, quasiment à chaque ligne, le grincement de dents le dispute au ricanement de connivence, au frisson dans le dos et à l’émotion. Ce texte propose une critique des dérives de la jeunesse lorsqu’elle n’a plus aucun repère, et il le fait d’une façon pour le moins originale !
Pour en revenir au texte de Johan Heliot, j’ai été convaincue sans mal de l’utilité et de la portée de son message, ce que j’ai pu une nouvelle fois constater à travers les retours que m’ont fait les jeunes lecteurs du comité de lecture ado de Gulf Stream – qui sont, en toute objectivité, formidables.
Actusf : En littérature adulte, on évoque souvent les difficultés du marché pour la science fiction. Qu'en est-il en jeunesse ?
Paola Grieco : Je ne peux très sincèrement pas me prononcer sur ce sujet, car l’arrivée de Gulf Stream sur le créneau de la science-fiction est récente. Et même si je me suis bien sûr renseignée sur la vie de ce marché avant d’ouvrir le catalogue de la maison à ce genre littéraire, j’ai privilégié la « rencontre », comme il est usuel de dire, avec un texte et son auteur, plutôt que de m’abreuver de chiffres et d’analyses.
Actusf : Quels sont les premiers retours sur Ciel ?
Paola Grieco : Ils sont très bons. Comme je l’indiquais plus haut, les premiers lecteurs de ce livre ont été les ados du comité de lecture de Gulf Stream, sur manuscrit. Le tome 1 a d’ailleurs fait l’objet d’une exploitation pédagogique avec une classe de 3e dans un collège bordelais, avec la participation de Johan bien entendu, et à l’initiative d’une professeure de français très dynamique et volontaire. L’équipe commerciale de notre diffuseur, Volumen, a elle aussi été emballée lorsque nous lui avons présenté le titre et laissé des exemplaires pour la tournée de prospection. Quelques libraires se sont manifestés positivement avant la sortie de l’ouvrage, et depuis le 2 octobre, les critiques que nous voyons fleurir sur Internet donnent raison à l’engouement que ce texte a suscité au sein de l’équipe il y a un an. Nous sommes par ailleurs ravis que L’Hiver des machines ait été sélectionné pour le Juke Box ado du Salon de Montreuil 2014.
Actusf : Avez-vous d'autres projets avec Johan Heliot ?
Paola Grieco : Nous devons justement en discuter lors des Utopiales, qui arrivent très prochainement à Nantes…