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Interview de Peter Watts
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Interview de Peter Watts

ActuSF : Comment avez-vous découvert la science-fiction et qu'est-ce qui vous a donné envie d'en écrire ?
Peter Watts : J'ai découvert la science-fiction à l'âge de six ans, en écoutant une pièce radiophonique faite à partir de Vingt mille lieux sous les mers (curieusement c'est à peu près à la même époque que j'ai commencé à m'intéresser à la biologie marine). Je pense que ça m'attirait pour les mêmes raisons que tous les enfants de tous les âges : c'était exotique, c'était fascinant, il y avait des monstres à tentacules. À partir de ce moment-là, je n'en démordais plus, et en littérature, j'ai surtout lu de la SF. Mais mes raisons de rester dans ce genre ont mûri, même si mon goût n'a pas évolué. La fiction se contente la plupart du temps de traiter le point où en est l'espèce, ou les étapes antérieures de celle-ci. La science-fiction est le seul genre assez étendu pour jouer avec le point vers lequel l'espèce se dirige - et comme c'est la partie que nous ne connaissons pas encore, c'est celle qui m'intéresse le plus.

ActuSF : Comment est née l'idée de Blindsight que vous venons de lire en France ?
Peter Watts : Divers éléments ont surgi indépendamment, à divers moments.Mes idées sur la biologie du vampire se sont mises à crépiter durant une discussion à la tribune pendant une conférence ; L'anatomie du Scrambler s'est développée à partir d'idées expérimentales destinées à créer une créature extra-terrestre qui corresponde aux nécessités de l'histoire. J'ai piqué une myriade de détails dans la littérature technique, des courants de télématière aux désordres neurologiques (je passe quotidiennement deux heures à me tenir au courant en consultant des revues et des blogs scientifiques).·Mais le thème central du livre, l'utilité fonctionnelle de la conscience ? J'ai commencé à penser à ça en 1991 en lisant une post-face de Richard Dawkins à un recueil d'articles traitant de l'écologie dont j'ai oublié le titre. Il citait la conscience comme l'un des grands mystères non dévoilés : pourquoi la sélection naturelle produirait-elle quelque chose comme la conscience quand il est très facile d'imaginer une créature capable d'apprendre et de réagir à son environnement sans jamais « se réveiller », pour ainsi dire ? Bien il ne faisait que formuler à sa manière le vénérable débat sur le zombie - et il s'avère que nous apprenons et réagissons inconsciemment pour l'essentiel - mais c'était la première fois que j'étais confronté à cette question, et je n'ai cessé d'y penser par intermittences depuis lors.
Blindsight était ce que j'avais trouvé de plus proche d'une réponse à cette question, en 2005.

ActuSF : De quelle manière présenteriez-vous votre héros Siri Keeton ?
Peter Watts : Flingué sur le plan émotionnel, une épave, et le roi de la dénégation : quelqu'un de si éloigné de ses propres sentiments, qu'ils lui semblent appartenir à quelqu'un d'autre. Et malgré tout cela - ou peut-être grâce à tout cela - il est vachement bon dans son boulot. Meilleur qu'il ne le soupçonne lui-même.
Ce ne sont peut-être pas des choses à dire, mais il y avait certains éléments autobiographiques dans ce personnage. Encore que je pense être plus doué que lui en société.

ActuSF : Et de quelle manière voyez-vous les extra-terrestres que vous mettez en scène ?
Peter Watts : À un degré purement descriptif, les Scramblers sont une tentative de créer une forme de vie extra-terrestre justifiable en termes de biologie tout en restant « extra-terrestre » pour une sensibilité humaine. Dans la plupart des œuvres de science-fiction, les extra-terrestres ont tendance à suivre un modèle binaire : on a ou bien des monolithes indéchiffrables, ou des boules d'énergie si éloignées de l'espèce humaine qu'ils resteront à jamais incompréhensibles par définition. Ou encore, on a une créature en costume de caoutchouc qui pourrait quasiment être humain en ajoutant un ou deux leviers culturels poussés à fond (la race « guerrière », la race « logique » etc.). J'ai essayé de construire quelque chose d'intermédiaire : intelligent, mais décentralisé, vivant mais « agénésique », des créatures si différentes de nous qu'une grande partie de leurs fonctions métaboliques se déroulent «en dehors» de leurs corps, dans les champs d'intensité magnétique de leur environnement naturel. Et pourtant j'aime à croire que si leur anatomie est entièrement étrangère à la nôtre, elle est néanmoins fidèle à la sélection darwinienne telle que nous l'entendons.

Sur le plan du thème, toutefois, les Scramblers représentent complètement autre chose. Ils possèdent tous les avantages de l'intelligence supérieure et ne souffrent d'aucun des inconvénients. Je ne veux pas donner trop de détails là-dessus - ne pas gâcher la surprise des gens qui ne l'auraient pas encore lu - mais il va sans dire que lorsqu'un être ne souffrant d'aucun des inconvénients croise la route d'un autre qui en est au contraire affligé (nous), les choses ne se passent pas très bien pour ce dernier.

ActuSF : Susan James a quatre personnalités différentes. Comment avez-vous construit votre personnage ?
Peter Watts :   En quatre parties, ce qui est logique.

ActuSF : Avez fait des recherches sur la schizophrénie ?
Pas dans ce contexte-là. La schizophrénie est une maladie complètement différente du Complexe de la Personnalité Multiple, ce dont souffre ma « Bande des quatre ». Et si j'ai entrepris des recherches en littérature techniques sur les personnalités multiples (notamment deux articles montrant que l'augmentation des cas de multiples personnalités était dû en grande partie à la mode qui conduisait les thérapeutes à diagnostiquer la multiple personnalité à tort à travers) les véritables éclaircissements ne sont pas venus des recherches sur la multiple personnalité mais des études effectuées sur des cerveaux humains en état normal. Nous sommes tous des personnalités multiples, en quelque sorte : une des conceptions les plus en vogue  de l'esprit représente notre cerveau comme une surface parcourue de fils logiques parallèle, tous en compétition et celui qui crie le plus fort devient »conscient ». Pour être plus terre-à-terre, lequel d'entre nous n'a-t-il pas discuté avec lui-même en pesant le pour et le contre d'une situation ? Les cas cliniques de multiples personnalités - ceux qui demeurent après qu'on a éliminé tous les diagnostics bidons ne sont peut-être que  les  extrêmes d'un continuum au sein duquel nous existons tous.

ActuSF : Ce qui frappe, c'est la densité de votre roman. Il est touffu avec beaucoup d'idées pour, au final, assez peu de pages. Comment avez-vous travaillé ?
Peter Watts : De la façon dont j'avais travaillé pour Blindsight, à peu près,   j'essaie de me tenir au courant des dernières actualités scientifiques. Je garde l'œil sur pratiquement toutes les revues techniques comme « Science » et « Nature » jusqu'aux feuilles populaires de vulgarisation comme « New Scientist » et « Discover », avec une bonne dose de blogs scientifiques pour m'aiguiller vers des découvertes parfois obscures qui auraient pu m'échapper - ce qui me prend deux heures par jour.
Ce n'est qu'un effort  de fond, destiné à me tenir informé d'une façon générale. Lorsque j'entame un projet spécifique, je commence par un thème, une idée, ou une catégorie de personnages à explorer ; mon expédition quotidienne dans le monde de la science en ligne commence à s'orienter vers des choses en rapport avec mon thème. J'examine avec attention des pdf que je n'aurais fait que parcourir ; je suis les liens et références plus profondément encore dans le domaine choisi. Simultanément, ma recherche d'ensemble me donne des bribes d'ambiance - des éléments de science et de technologie, qui, bien que pas forcément vitaux pour mon histoire, permettent de dépeindre une toile de fond plausible au futur que je crée. (Par exemple, « Rifters » ne traitait pas du changement climatique du tout, mais il fallait que sache à tout prix ce qu'était le changement climatique pour pouvoir décrire le monde de 2050 d'une façon vraisemblable).
Ensuite, je réfléchis à la manière de monter toutes ces pièces.Je cours souvent ; et je passe souvent ces kilomètres à marteler l'asphalte de la semelle, à imaginer une intrigue, crachant mes idées dans un dictaphone à mesure qu'elles me viennent. Je traîne avec d'autres auteurs, je leur paie des bières en échange de la possibilité d'essayer des idées sur eux. Je consulte des experts sur les questions où je tâtonne. Plusieurs personnages de Blindsight ont été nommés d'après des gens réels dont les conseils m'ont permis de les créer.
Et je n'arrête pas de refaire. Jusqu'à la dernière minute. Il m'arrive fréquemment de bouleverser la trajectoire d'un roman, à partir d'une découverte sur laquelle je tombe tardivement, parfois même jusqu'au stade des épreuves.

ActuSF : Parlons de Rifters Trilogy. Vos trois romans sont disponibles gratuitement en ligne pour les internautes qui le souhaitent. Pour quelles raisons avez-vous mis ces romans en ligne ? Est-ce que ça a eu un impact sur les ventes des romans "physiques" ou sur les ventes des romans suivants ?
Peter Watts : Je n'ai pas mis en ligne les livres de la série Rifters avant qu'ils ne soient épuisés en librairie (du moins la première fois que c'est arrivé, deux de ces livres ont été réédités depuis en poche). Je n'ai aucune idée si la sortie en ligne Creative Commons a eu un impact sur les ventes, mais je n'en serais pas surpris simplement parce que permettre d'accéder à une œuvre gratuitement est un geste en général remarqué. La publicité générée m'a permis d'atteindre des gens qui n'auraient jamais entendu parler de moi sinon.
D'un autre côté, j'ai mis Blindsight en ligne gratuitement un mois à peine après sa sortie en librairie, et la publicité provoquée a fait tripler les ventes du grand format la semaine suivante. Je suis certain d'avoir, sur le plan commercial, sauvé Blindsight en le mettant en ligne. Je suis sûr que Tor l'avait considéré comme faisant déjà partie des cadavres avant même que le livre n'atteigne les rayons -Ils n'étaient absolument pas préparés à la demande qui a déferlé quand le bruit a couru, et pendant un certain temps, l'édition en ligne Creative Commons était la seule façon de le lire. Dans beaucoup de librairies, il restait introuvable. C'est ce cadeau qui a créé le bouche-à-oreille, déclenché la pompe pour ainsi dire. Rien de ce qui s'est produit ensuite, les traductions, les nominations aux récompenses, les apparitions de Blindsight comme manuel dans des cours de philosophie ou de neuropsychologie - rien ne se serait produit si un nombre considérable de gens n'avait eu l'occasion de lire le livre. Et c'est l'édition en ligne Creative Commons qui le leur a permis.

ActuSF : Comment présenteriez-vous l'univers de Rifters Trilogy aux lecteurs français ?
Peter Watts : Sombre. Profond, au sens littéral. Et, si je peux m'envoyer quelques fleurs, plus vraisemblable que la plupart (Quoique que je sois constamment étonné de la vitesse de changement du monde, supérieure à celle que je lui donne dans mes livres : des choses que j'avais vu se profiler des décennies en avant sont déjà d'actualité, du moins sous une forme rudimentaire).

ActuSF : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Peter Watts : J'ai le plan de quelques romans, prêts à être écrits, mais je n'en ai vendu aucun pour l'instant alors je n'en parle pas trop. Je travaille aussi sur des jeux vidéo, mais j'ai signé un contrat avec une clause de discrétion, je ne suis donc pas autorisé à en parler. Disons qu'en ce moment, je ne suis pas spécialement optimiste sur mon avenir de romancier. Mon dernier éditeur m'a entubé si loin que je n'ai pas particulièrement envie de retravailler avec lui, et, si on s'intéresse à mon œuvre sur votre rive de l'Atlantique - l'intérêt des éditeurs d'Amérique du Nord n'est pas très soutenu. Je trouve ça curieux, étant donné le succès de Blindsight chez nous et outre-Atlantique. Il se peut que ce soit l'impact d'un marché pourri après une crise économique mondiale - je connais un certain nombre d'auteurs qui ont des difficultés à placer leurs livres, ces temps-ci- ou bien il pourrait s'agir d'une manœuvre plus politique que  ça.Pour l'instant, je n'en sais rien.

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