ActuSF : Comment est née l'idée de ce roman ?
Richard Canal : Ce roman est né à un moment charnière de ma vie. Jepeux dire aujourd'hui que j'ai passé plus d'années àl'étranger qu'en France, en Afrique d'abord,maintenant en Asie. Mon départ d'Afrique a constituéune telle rupture dans ma vie, aussi bien physiquequ'affective, que tout naturellement, j'ai été amené àdresser un bilan de ce long passage en terreétrangère. Tous ceux qui ont vécu là-bas ( je dis bien" vécu ") vous le diront : on ne vit pas impunémentsur ce continent. Il vous marque au fer rouge, c'estune histoire d'amour et de haine.Tout naturellement, c'est la voie du roman que j'aichoisie pour raconter cette histoire entre l'Afriqueet moi, transplantée dans l'univers de la SF.
ActuSF : Votre dernier ouvrage en date, Cyberdanse macabre est sorti en 1999. Pourquoi tout ce tremps entre ces deux livres ?
Richard Canal : Vous savez, depuis une dizaine d'années, j'occupe des postes qui ne me laissent que peu de temps pour écrire, que ce soit dans le cadre de la coopération bilatérale ou pour la Francophonie. C'est toujours entre deux vols, au cours d'un week-end miraculeusement libre, que je réussis à ajouter quelques mots dans un fichier. Or écrire de la Science-Fiction exige du romancier une concentration et une capacité d'abstraction de la réalité énormes, car créer d'autres mondes, d'autres civilisations, d'autres cultures, des personnages forts et crédibles, en gardant à l'esprit la nécessité de tisser une histoire intéressante pour le lecteur demande une implication totale de l'auteur. Le temps de renouer les fils de la trame, de m'insérer dans la tête des personnages, et ma clairière de liberté s'est refermée.
ActuSF : Qu'aviez-vous envie de faire avec ce cycle ? Quelles étaient vos ambitions ?
Richard Canal : Deloria est le roman de l'incompréhension et de la désillusion. C'est la fin d'un rêve, un brutal constat d'échec. L'une des idées fortes qui sous-tend le livre est que, quel que soit le temps que nous puissions consacrer à l'immersion dans une culture, nous ne serons jamais des autochtones. Il faut avoir été un enfant au fond de la forêt camerounaise, avoir grandi près d'un bois sacré, avoir assisté à la danse des masques à la lueur des torches quand on a quatre ans, pour comprendre combien le sacré peut influencer la vie de tous les jours en Afrique centrale. Nous, étrangers, aurons beau lire les meilleures thèses sur le sujet, toucher des masques, apprendre leur histoire, écouter les récits des anciens, nous n'effleurerons jamais le mystère. C'est ce que j'ai ressenti en quittant l'Afrique. Aussi fort qu'ait été mon amour pour ce continent tout au long de ces années, je ne suis jamais devenu un Africain, si tant est qu'ait été mon ambition. Ce continent est resté pour moi un secret bien gardé. Jusqu'au dernier moment, l'essence même des cultures que j'ai côtoyées m'a échappé. Par ailleurs, si je crois au partage des idées au sein d'une communauté mondiale, je ne crois pas à l'intégration. Une culture ne doit pas chercher à en digérer une autre. Deux cultures en présence doivent s'enrichir selon une stratégie gagnant / gagnant. Ce n'est que dans cet esprit que pourront naître les communautés de demain. Dans la grande fusion à venir, dans le village planétaire qui nous attend, nous devrons rester modestes, éviter d'imposer des modèles, de transplanter des expériences. C'est cette idée aussi que défend Deloria.
ActuSF : Parlez-nous des Geyns. Comment sont-ils sortis de votre imagination ? Vous vous êtes inspiré d'une civilisation existante ?
Richard Canal : Les Geyns sont un peuple heureux pour deux simples raisons : et d'une, ils ont vaincu l'idée de la mort, et de deux, ils respectent leur environnement. Les lecteurs un peu curieux trouveront des races de bouddhisme dans la religion des Geyns, en particulier le concept de réincarnation, la recherche philosophique de la Vérité. Certains Geyns possèdent par ailleurs le pouvoir des Mots, c'est-à-dire l'emprise du Verbe sur la réalité. C'est un peuple profondément mystique, non violent, qui a trouvé de nouvelles voies pour communiquer en s'inscrivant harmonieusement dans le concert de l'univers. Ce qui perturbe un peu la donne, c'est que les Geyns eux-mêmes ont été transplantés sur Deloria et qu'ils ignorent autant que les Terriens le secret de la planète, même s'ils ont développé des croyances autour de ce secret.
ActuSF : Evoquons vos personnages... Il y a des figures fortes comme l'ambassadeur Aymoric, Gary, Lynik... Pouvez-vous nous les présenter ?
Richard Canal : L'ambassadeur terrien, Aymoric de Boismaison, est l'exemple même de ces anciens diplomates humanistes qui entendaient bien comprendre les peuples des pays où ils étaient en poste. Si vous avez l'occasion de fouiller les archives des Affaires Etrangères, vous verrez que les ambassadeurs d'il y a un ou deux siècles se comportaient aussi comme des explorateurs, des sociologues, des ethnologues, des botanistes parfois. Leurs carnets, les TD diplomatiques de l'époque, montrent souvent de vrais écrivains soucieux de trouver les meilleures voies du dialogue avec leurs partenaires locaux. Aymoric est de cette trempe. Une race en voie de disparition, hélas. Gary de son côté est un scientifique conscient de ses responsabilités face au monde, de l'impact négatif que pourraient avoir ses découvertes. Il a une morale qui s'exprime d'autant mieux qu'il a face à lui un militaire parfois borné. Mais aucun de mes personnages n'est archétypal. Tout au long du récit, ils montrent leurs diverses facettes, dévoilent des faiblesses, des qualités inattendues. Je ne crois pas aux figures unidimensionnelles. C'est peut-être ce qui rend mes personnages attachants. Le plus difficile a été de rendre Lynyk, le Geyn, compréhensible au lecteur. Il fonctionne selon des critères tellement différents des nôtres que c'était une véritable gageure. J'espère avoir relevé le défi. Du moins en partie, car un autre des thèmes majeurs de Deloria est l'incompréhension. Et la mise en abyme de cette incompréhension était évidente ! Je ne pouvais pas passer outre et faire de cette civilisation étrangère une civilisation bien lisse, bien lisible. Il me fallait garder, en toute logique, une distance incompressible entre la réalité des Geyns et la vision qu'en avait l'auteur et qu'il voulait transmettre au lecteur. Un exercice dichotomique assez ardu, je dois avouer.
ActuSF : Ce premier tome de Deloria évoque des colons terriens chassés de leurs bases par la population de Deloria. Vous vous êtes documenté sur la décolonisation africaine ? Et qu'est-ce qui vous attirait dans ce thème ?
Richard Canal : Si le calendrier des parutions fait en sorte que la sortie de Deloria coïncide avec une réflexion de la société française sur la colonisation, je dois avouer que ce n'est pas prémédité. Cela prouve seulement l'actualité du sujet, cette nécessité pour les ex puissances coloniales de revenir sur ces épisodes de leur histoire que d'aucuns ont longtemps voulu enterrer, ou aujourd'hui modifier à leur avantage. Alors que les derniers tirailleurs sénégalais sont en train de mourir au fin fond de l'Afrique, oubliés du monde, avec des pensions ridicules que le gouvernement français n'a consenti à augmenter qu'une fois la plupart des bénéficiaires morts de vieillesse, il est temps pour la France de reconnaître ses torts. J'ai voulu la néo colonisation de Deloria atypique. Il n'existe sur la planète aucune source d'énergie à piller, aucune main d'ouvre à exploiter. Il n'y a que les Mornes et leur secret. La présence terrienne se limite à une représentation diplomatique et à des équipes scientifiques. Malgré cette originalité, cette pression quasi nulle sur la planète d'accueil, cette néo colonisation va se transformer en déroute, en catastrophe.
ActuSF : Comment envisagez-vous la suite ? Est-ce qu'on peut déjà en parler ?
Richard Canal : Elle est pour l'instant en gestation dans un coin de mon esprit. Le premier chapitre du deuxième tome a été publié dans Galaxies. Il donne quelques indications sur l'orientation que je vais donner à la série. Le lieu de confrontation du deuxième roman sera la Terre, une Terre abandonnée par ses habitants partis s'installer aux confins de l'espace, une Terre musée où la vie d'antan est reconstituée à l'aide de virtualités et d'avatars aspirant à une existence réelle. Le troisième et dernier tome se déroulera sur la planète d'origine des Mornes.
ActuSF : Quels sont vos projets, vos envies ?
Richard Canal : Je viens de terminer deux, trois nouvelles de SF et de littérature générale qui devraient sortir régulièrement dans les anthologies d'ici un ou deux ans. Avant d'écrire la suite de Deloria, je voudrais également terminer un roman SF sur le clonage et la société du spectacle, inspiré par le cinéma asiatique, par Debord et par les situationnistes. Un cocktail assez détonnant !
La Chronique de 16h16